Dans l'antiquité, c'était surtout par l'art que se faisait l'éducation. Le corps se formait par des exercices que l'on comprenait sous le nom de gymnastique, mais qui étaient placés comme sous la direction supérieure du dieu auquel on attribuait l'invention de la lyre et presque de la musique même ; l'esprit se formait par des exercices qu'on réunissait sous le nom de musique, où la musique, en effet, au sens où nous prenons encore ce mot, avait été d'abord presque tout, associée à la poésie, et où elle garda toujours une importance prépondérante. L'es anciens, en effet, attribuaient à la musique une puissance singulière pour modifier les sentiments et pour façonner en quelque sorte l'âme, ce qui était le but qu'on assignait à l'éducation. Chez les modernes, l'art, au sens le plus général, joue encore un rôle assez considérable dans l'éducation des classes supérieures. Car on peut dire que l'objet principal de ce qu'on appelle l'éducation classique est d'initier ceux qui la reçoivent à la connaissance des beautés de la poésie et de l'éloquence antiques, par conséquent de familiariser avec l'art des anciens et de former ainsi le goût. Pour l'éducation des classes inférieures il n'en est pas de même. Dans nos cadres d'instruction primaire, à part une petite place faite au chant, et une autre, parmi les matières facultatives, au dessin d'imitation placé à la suite du linéaire, on ne voit rien qui témoigne qu'on ait voulu que la considération de ce qui est beau ou laid fût pour quelque chose dans l'éducation populaire, et que les classes laborieuses fussent initiées, même dans une faible mesure, aux éléments du goût et à ceux de l'art. L'éducation populaire, chez les modernes, est constituée presque tout entière d'un point dé vue d'utilité matérielle, comme si, pour les classes laborieuses, vouées à des travaux de nécessité, l'instruction devait consister uniquement ou presque uniquement à fournir les moyens de s'en acquitter d'une manière plus fructueuse, et que, pour atteindre ce but même, on n'eût que faire d'art et de goût. Cependant, en premier lieu, la vie, dans les classes inférieures, n'est pas tellement vouée aux nécessités professionnelles qu'une place ne puisse s'y trouver pour des pensées d'un autre ordre. On n'a pas cru que l'instruction morale et religieuse dût leur être refusée. C'est à la fois comme un utile auxiliaire de cette instruction et comme un délassement que le chant a été compris sinon toujours, au moins très souvent, dans le programme des écoles primaires. Pourquoi ne fait-on dans une telle voie que ces seuls pas? Dans le développement naturel des facultés de l'esprit, la raison est tardive et l'imagination précoce. Vico, le fondateur de la philosophie de l'histoire, a très bien montré que cette loi se vérifiait dans l'histoire des peuples ; elle se vérifie chez l'enfant comparé à l'adulte, chez l'homme du peuple comparé à l'homme des classes plus avancées en culture. Rousseau en fit la remarque, et de là data cette réforme de l'enseignement populaire qui a consisté à proposer à l'enfance des choses sensibles et des images avant de lui exposer des idées. Rousseau et ses successeurs ne comprirent pas assez ce qu'avaient vu les penseurs d'ordre supérieur, que, sous des formes grossières, l'âme pressent, dès le principe, si confusément que ce soit, ce que les idées ont, pour ainsi dire, de plus éthéré, et, à travers les voiles de la matière, entrevoit tout d'abord la plus pure lumière de l'esprit : d'où il suit que, si l'éducation doit d'abord procéder par réalités et images, c'est pour s'en servir comme de véhicules pour élever à ce que l'intellectuel a de plus sublime. — Voir Esthétique. Quoi qu'il en soit, s'il est vrai que chez les enfants, et chez ceux du peuple surtout, l'imagination devance la raison, n'en résulte-t-il pas, non seulement qu'il devrait être fait à la culture de l'imagination, dans l'instruction primaire, une place qu'elle n'y a pas, mais encore que cette culture devrait y être mise en première ligne? Puis, s'il est vrai que rien n'a plus d'attrait pour l'imagination que ce qui est beau, de sorte que ce sens du beau qu'on appelle le goût est ce qui est le plus propre et à la susciter et à la cultiver, ne faut-il pas accorder que la première place devrait appartenir, dans tout système d'instruction, et dans l'instruction primaire surtout, à la poésie et à l'art? L'enfance et la jeunesse de toute classe, mais principalement l'enfance et la jeunesse appartenant aux classes populaires, devraient être élevées avant tout, comme dit un poème d'un temps qu'on représente souvent comme tout à fait barbare, in hymnis et canticis ; c'est ainsi que la jeunesse chez les anciens était nourrie avant tout dans une poésie à la fois religieuse et patriotique, et dans un art émané des mêmes sources, nourrie ainsi avant tout dans le culte de la plus haute beauté. Pourquoi l'éducation moderne, au lieu de se laisser envahir presque entièrement par un prétendu utilitarisme qui laisse sans culture les facultés d'où les autres devraient recevoir l'impulsion, pourquoi ne s'inspirerait-elle pas à cet égard de là tradition antique? Ajoutons que par là serait résolu ce grand problème dont les systèmes pédagogiques modernes, depuis Rousseau et Pestalozzi, n'ont donné qu'une solution insuffisante, c'est-à-dire la question de savoir cornment intéresser l'enfant aux études, et spécialement l'enfant des écoles populaires. Cette question, en effet, Rousseau, Pestalozzi, Froebel et nombre d'autres à leur suite ont cru la résoudre en satisfaisant le besoin qu'a l'enfance d'agir, en mettant, par conséquent, aux mains des enfants des objets qu'ils emploient comme des matériaux dans des combinaisons et des constructions faites de leur chef. Assurément il y a là un moyen efficace de les intéresser ; mais, d'une part, quelle sera la valeur de combinaisons et de constructions sans modèles préalablement étudiés qui inspirent et règlent l'invention? Et, d'autre part, n'y a-t-il pas quelque inconvénient à susciter chez des enfants une prétention prématurée autant que mal fondée au titre d'inventeurs et d'auteurs? N'est-ce pas là un appel fâcheux à cet esprit de personnalité qui, trop tôt développé, n'est propre, comme un de nos contemporains l'a dit de la réclamation perpétuelle du droit, qui procède du même principe, qu'à faire un peuple rogue et mal élevé? La véritable éducation n'est point celle qui habitue chacun, par une activité en grande partie stérile, à se préoccuper et à s'éprendre toujours de ses propres oeuvres et de soi-même ; c'est plutôt celle qui habitue chacun à se préoccuper et à s'éprendre de quelque chose de meilleur que soi : la premiére, en effet, favorise la vanité et l'égoïsme ; la seconde, l'esprit de désintéressement, et, au besoin, de dévouement. S'il est vrai que l'enfant s'intéresse à ce qu'il fait, est-il vrai qu'il ne s'intéresse à rien d'autre? Loin de là, il s'intéresse aussi, et davantage encore, à ce qui lui apparaît comme éminemment beau et gracieux. Si donc c'est le grand secret de l'éducation de faire en sorte que ce qu'il s'agit d'apprendre, on s'y intéresse et on l'aime, le secret de l'éducation est de présenter les choses à l'élève sous l'aspect et avec les attraits de la beauté. Si l'on a pu dire {La Philosophie au dix-neuvième siècle, p.132) que la beauté est le mot de l'univers, on peut dire avec non moins de vérité que la beauté est le mot de l'éducation. Veut-on maintenant que l'instruction dans les écoles ne serve pas seulement d'une manière générale à la culture de l'esprit et du coeur, à un développement de leurs puissances ; veut-on, et avec raison, qu'elle serve autant que possible de préparation aux professions qui occuperont la vie, le meilleur moyen, le seul pour qu'elle atteigne un tel objet, ce sera encore certainement qu'elle forme l'oeil et, pour cela même, qu'elle développe, par l'étude du dessin, le goût. On voit dominer partout aujourd'hui dans les écoles primaires, à la place du dessin proprement dit, ce qu'on appelle, depuis le commencement du dix-neuvième siècle, le dessin linéaire, dénomination équivoque par laquelle on désigne l'art de tracer, d'après des règles de géométrie, ces figures simples qui sont géométriquement définissables ; dénomination équivoque, encore une fois, puisque d'un côté la géométrie enseigne à trouver les jours et les ombres des corps réguliers aussi bien que leurs contours, et que d'un autre côté on peut dessiner sans géométrie les contours soit de figures géométriques, soit de figures dont aucune géométrie ne peut rendre compte. Mais le tracé géométrique n'est de mise et d'usage que dans un petit nombre de métiers. Ce qui sert dans tous, comme dans toutes les occurrences de la vie, c'est ce que Léonard de Vinci appelait le bon jugement de l'oeil. C'est l'oeil, en effet, dit ce grand maître, qui a trouvé tous les arts, depuis l'astronomie jusqu'à la navigation, depuis la peinture jusqu'à la menuiserie et la serrurerie, depuis l'architecture et l'hydraulique jusqu'à l'agriculture. Aussi, dans tous les arts, voir juste et vite est ce qu'il y a incomparablement de plus utile. Or ce qui enseigne à bien voir, ce n'est Ras l'exercice qui consiste à tracer des figures d'après des règles à priori sans aucune intervention du jugement de l'oeil, mais de manière, au contraire, à y suppléer et à en dispenser : ce qui apprend à bien voir, c'est l'exercice qui consiste à estimer de l'oeil les formes, à les apprécier, selon les termes de Pascal, d'un seul regard, d'une seule vue, puis à s'efforcer de les reproduire de même ; et cela, c'est ce qui s'appelle proprement le dessin : le dessin, c'est-à-dire le projet (dessin, de dessein), l'esquisse de la représentation complète et adéquate, qui est la peinture. Or enfin, parmi toutes les formes, quelles sont celles qui sont le plus propres à faire l'éducation de l'oeil, à rendre son jugement sûr? Ce sont celles, tous les maîtres l'ont pensé, qui offrent le plus de physionomie, et dont les proportions sont le plus harmoniques ; en d'autres termes, les formes de ce que la nature vivante a de plus élevé et de plus parfait, c'est-à-dire la figure humaine. Ainsi, ce qui est le plus propre à former l'oeil et, par suite, à donner pour l'exercice de tous les arts mécaniques, de toutes les industries, des plus élevées aux plus humbles, la meilleure et la plus utile de toutes les préparations, ce qui doit être inscrit, à ce titre encore, en première ligne dans le programme de toute école populaire, c'est l'étude de l'art le plus propre à cultiver et perfectionner le goût, c'est l'étude du dessin de la figure humaine ; ajoutons encore : d'après les modèles qui la représentent dans toute la perfection dont elle est susceptible, et avec tout le charme de la plus excellente beauté. (Voir l'article Dessin.). Longtemps, à la vérité, pour un tel enseignement dans les écoles populaires, les maîtres pourront manquer. On en trouvera du moins pour les écoles normales, et les instituteurs qui en sortiront répandront peu à peu autour d'eux les germes dont ils auront reçu le dépôt. Puis, en fait de beauté, de goût, d'art, les maîtres les plus efficaces, et à l'enseignement desquels ne se mêlent point d'erreurs, ce sont les bons modèles. Chercher, même sans direction, à comprendre puis à imiter de belles choses, c'est déjà de quoi beaucoup apprendre. Bien plus, sans même s'exercer à imiter aucun modèle, que dans nos écoles les enfants, les jeunes gens, les adultes soient entourés de reproductions fidèles de chefs-d'oeuvre de l'ordre le plus élevé, quelques-uns en recevront une féconde inspiration, tous en ressentiront à différents degrés une utile influence. Nous ajouterons, en dernier lieu, que, s'il convient d'introduire ou plutôt de rétablir l'art dans l'école, ce n'est pas seulement pour procurer le meilleur et le plus complet développement des facultés de l'esprit et pour préparer le mieux possible à l'exercice des professions manuelles auxquelles serviront pendant toute la vie ces facultés, dans le cours des heures du travail ; c'est encore pour préparer au meilleur emploi des heures de loisir. On se plaint que les heures de loisir soient trop souvent remplies par des distractions et des joies d'un ordre tout matériel, où les moeurs se corrompent et l'esprit s'avilit. En serait-il de même si les classes populaires étaient mises en état de goûter les satisfactions d'ordre supérieur que procurent les belles choses, si elles étaient instruites, fût ce même dans une faible mesure, à se plaire dans cette sorte de divine et salutaire ivresse que procurent, par l'ouïe ou par la vue, les proportions et les harmonies? L'homme du peuple, sur lequel pèse d'un poids si lourd la fatalité matérielle, ne trouverait-il pas le meilleur allègement à sa dure condition, si ses yeux étaient ouverts à ce que Léonard de Vinci appelle la bellezza del mondo, s'il était appelé ainsi à jouir, lui aussi, du spectacle de ces grâces que l'on voit répandues sur tout ce vaste monde et qui, devenues sensibles au coeur, comme s'exprime Pascal, adoucissent plus que toute autre chose ses tristesses et, plus que toute autre chose, lui donnent le pressentiment et l'avant-goût de meilleures destinées? [FÉLIX RAVAISSON-MOLLIEN.] Programme. — Les programmes des écoles normales d'instituteurs et d'institutrices comprennent, en troisième année d'études, comme complément de renseignement du dessin et du modelage, des « Notions succinctes sur l'histoire de l'art », avec étude des « signes et caractères qui permettent de distinguer les styles entre eux ». Les « Directions pédagogiques » qui accompagnent le programme portent ce qui suit : « Histoire de l'art. — Le temps des études étant limité et les exercices nombreux, il ne saurait être question de faire un cours régulier d'histoire de l'art. « Il est néanmoins fort utile que les élèves sachent au moins distinguer un style d'un autre, et, capables d'admiration devant les oeuvres artistiques, puissent discerner le beau du laid. « Pendant les deux premières années, le professeur aura soin, lorsqu'il fera dessiner un nouveau modèle, d'en indiquer l'origine, les caractères, la synthèse, et les différences ou analogies existant avec les autres styles. Il montrera également par des photographies, des gravures, les plus beaux spécimens des oeuvres d'architecture ou de sculpture. « En troisième année, il fera des conférences avec projections sur les principaux chefs-d'oeuvre de la peinture, de la sculpture et de l'architecture. Il mettra entre les mains des élèves des publications artistiques, et, s'il y a lieu, il les conduira visiter les monuments, les musées, les oeuvres d'art de la région. « Les conférences avec projections auront lieu, de préférence, à la récréation du soir. « Les élèves tiendront avec soin leurs cahiers de cours, qui seront relevés et annotés. Les notes y seront prises avec précision, en se contentant de l'indication dessinée ou manuscrite indispensable. Ces notes peuvent servir ultérieurement à améliorer l'enseignement du dessin dans les écoles rurales ; elles mettront en tout cas les élèves-maîtres en possession de moyens qui leur permettront de donner eux-mêmes un bon enseignement, enseignement ingénieux et intelligent plutôt qu'artistique, et parlant autant aux yeux qu'à l'esprit. Dans l'enseignement primaire, le but est en effet forcément limité. Un maître n'a pas rigoureusement à faire preuve de qualités artistiques essentielles ; il lui suffit de posséder du goût, la certitude du coup d'oeil et un peu d'imagination. « Ces qualités auront été développées par le professeur de dessin. Dans les dernières leçons, faisant un retour en arrière, il résumera son cours. Il reviendra sur les questions d'histoire de l'art qui n'auront été que superficiellement indiquées ; peut-être pourra-t-il dégager, avec la certitude d'être compris, une notion de l'harmonie qui existe un peu partout dans les oeuvres de l'art ou dans les oeuvres de la nature, et alors, sans définir le beau et sans donner à cette harmonie le nom d'esthétique, il pourra faire naître une idée de l'équilibre, de la simplicité et de la nécessité qui sont les vrais attributs de l'art. » |
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