Je voudrais vous révéler cette vérité étonnante : non seulement je suis une créature rationnelle, non seulement un esprit habite paradoxalement ce corps humain, mais je viens d'une planète lointaine. (P. Boulle, 1964 : 84)
Kagame veut explicitement vérifier la validité de la théorie de Tempels (1956 : 8) et corriger les généralisations et les faiblesses philosophiques. Philosophe, mais aussi historien averti, anthropologue, linguiste et théologien (voir Mudimbe, 1982c ; Ntezimana et Haberland, 1984), Alexis Kagame a obtenu en 1955 un doctorat en philosophie de l'Université grégorienne de Rome. Membre de l'Académie belge des sciences d'outre-mer depuis I 950, professeur des universités et auteur d'une centaine d'ouvrages, Kagame fut dès les années I 950 l'un des symboles internationaux les plus respectés et aussi controversés de l'intelligentsia africaine. Il a profondément marqué le domaine de la philosophie africaine avec deux ouvrages monumentaux de 448 et 336 pages respectivement. Son premier traité, La Philosophie Bantu-Rwandaise de l'Eire (1956), s'intéresse à une communauté, les Banyarwanda, bien définie par son histoire, sa langue et sa culture. La seconde, La Philosophie Bantu Comparée (1976) étend la recherche à tout l'espace bantou. Les deux livres s'appuient fortement sur des analyses linguistiques des langues bantoues. Cette famille linguistique s'étend des régions méridionales du Cameroun à l'Afrique du Sud, couvrant la majeure partie des régions équatoriales et toutes les cultures africaines existant au Sud. Il fait partie d'un groupe plus large, Benoue-Congo, qui comprend trois sous-groupes principaux : (a) les langues bantoïdes non bantoues (Nigeria, Cameroun), (b) les Grassfields Bantu (Cameroun, partiellement au Nigeria), (c) la famille bantoue. (Cameroun, partiellement en République Centrafricaine, Kenya et Ouganda ; totalement ou majoritairement au Gabon, Guinée Equatoriale, Congo, Cabinda, Za1e, Angola, Rwanda, Burundi, Tanzanie, Comores, Zambie, Malawi, Mozambique, Swaziland, Lesotho, Botswana, Zimbabwe, Afrique du Sud et Namibie).
Pour Kagame, parler d'une philosophie bantoue implique avant tout de considérer deux conditions de sa possibilité : la cohérence linguistique des langues bantoues qui présentent uniformément des structures de classe et la marchandise d'une méthode philosophique héritée de l'Occident (Kagame, 1971 : 591). Tempels, selon Kagame, a initié la disponibilité de la méthode et c'est son mérite. Sa philosophie bantoue mérite d'être révisée car Tempels n'était pas un érudit : il ne faisait pas attention aux langues bantoues et de plus, sa synthèse, strictement basée sur son expérience au sein de la communauté Luba-Shaba, n'offre pas une compréhension globale des cultures bantoues (Kangame , I 971 : 592).
Néanmoins, le schéma formel de Kagame est sensiblement le même que celui de Tempels. Il se déroule dans les chapitres classiques de la scolastique. Quelle est la méthode d'analyse et d'interprétation de Kagame ? Il recommande d'abord une recherche systématique d'éléments philosophiques au sein d'un langage spécifique soigneusement décrit ; d'autre part, une extension de la recherche à toutes les régions bantoues et une comparaison des éléments philosophiques (Kagame, 1976 : 7).
Rechercher Jes elements d'une philosophie "Bantu" d'abord au sein d'une langue déterminée; ne rien aflirmer qui ne soit etaye d'une preuve culturelle indubitable, transcrite dans la langue meme originale et traduite litteralement dans celle accessible au lecteur etranger.
Une fois en possession de ces éléments de départ, entreprendre Jes recherches à l'échelle de l'aire "Bantu", pour verifier en quoi chaque zone serait en accord avec Jes resultats initial fix, ou s'en differencierait. (Kagame, 1971 : 592)
La méthode peut être justifiée. Elle est tout à fait adéquate et parfaitement convaincante comme étape préalable à la philosophie. La difficulté réside dans l'affirmation de Kagame selon laquelle la découverte, à travers une grille aristotélicienne, de cultures bantoues jusqu'alors inconnues est la découverte d'une philosophie collective, profonde et implicite : « un système de pensée profonde » (Kagame, 1976 : 79), « un système collectif de pensée
profonde, vecu et non repense (dont on peut) toucher du doigt la supériorité sur le travail individuel d'un penseur attitre au sein d'une civilisation a ecriture"
(Kagame, I 976 : 171).
Selon Kagame (1956, 1971) cette philosophie silencieuse peut être reconnue dans les résultats d'une application rigoureuse de cinq grandes grilles scolastiques : logique formelle, ontologie, théodicée, cosmologie et éthique.
(I) La Logique Formelle s'intéresse aux notions d'idée telles qu'elles sont exprimées dans un
terme, celui du jugement comme signifié par une proposition et, enfin, celui du raisonnement comme exercé dans le syllogisme. Ces notions et relations sont-elles produites dans la philosophie « profonde » africaine ? Kagame répond oui, notant que :
(a) Les bantou distinguent le concret de l'abstrait. Et, à propos de ce dernier qui est une condition préalable pour philosopher, ils séparent l'abstrait de l'accidentalité (exprimant des entités qui n'existent pas indépendamment dans nat dans la nature, par exemple, bu-muntu « humanité »).
(b) La proposition bantoue est organisée en accord avec deux principes. L'énonciation des noms des acteurs se fait toujours au début du discours ; une classe/relatif icatoire, c'est-à-dire un classificateur linguistique incorporé dans des substantifs, correspond aux noms de chaque acteur et permet une distinction systématique entre sujets et compléments dans le discours.
(c) Le raisonnement est elliptique. Il peut utiliser une prémisse (Major) mais plus généralement il énonce une observation générale ou même un proverbe conduisant directement à une conclusion.
(2) Critériologie et ontologie bantoues. Si, de manière générale, la critériologie bantoue
ne semble pas particulière, ni originale par rapport à d'autres cultures de niveau analogue (Kagame, 1971 : 598), l'ontologie ou la métaphysique générale est au contraire bien éclairée grâce aux systèmes linguistiques de classes.
Lorsque vous voulez atteindre la pensée profonde Bantu; vous considérez n'importe quel echantillon representant !es termes appartenant a n'importe quelle classe. Ce terme represente une idee, designe un objet; par exemple un berger, un enfant, un voleur, etc. etc.; toutes les idées ainsi representees aboutissent a une notion unificatrice qui est homme. De meme : une houe, une lance, une serpette, etc. etc. ; chacun de ces objets repondra a la notion deja unificatrice d'instrument, certes, mais si vous poussez plus longe, la notion unificatrice ultime, au-dela de laquelle ii n'y aura plus moyen d'avancer, sera celle de choose (Kagame , 197 1 : 598-99).
Il y a dix classes en kinyarwanda. Mais Kagame, et après lui Mulago (1965 : I 52-53) et Mujynya (I 972 : I 3-14), soulignent que toutes les catégories peuvent être
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réduit à quatre concepts de base (voir aussi J. Jahn, 1961 : 100) :
I. MU-ntu = être d'intelligence, correspond à la notion aristotélicienne de
substance;
2. Kl-ntu = être sans intelligence ni chose ;
3. HA-ntu qui présente des variantes telles que PA- dans les langues bantoues orientales, VA- à l'ouest et Go- + lo/ro au sud, exprime le temps et le lieu ;
4. KU-ntu qui indique la modalité et centralise ainsi toutes les notions liées aux modifications de l'être en lui-même (quantité ou qualité) ou vis-à-vis d'autres êtres (relation, position, disposition, possession, action, passion). En tant que tel, Kuntu correspond à sept catégories aristotéliciennes différentes.
L'ontologie bantoue dans sa réalité et sa signification se traduit par la complémentarité et les connexions existant entre ces quatre catégories, toutes créées à partir de la même racine NTU qui renvoie à l'être mais aussi, simultanément, à l'idée de force. Kagame insiste sur le fait que l'équivalent bantou d'être est strictement et uniquement exécuté comme une copule. Il n'exprime pas la notion d'existence, et ne peut donc traduire le cogiro cartésien. C'est en énonçant muntu, kintu, etc. que je signifie une essence ou quelque chose où la notion d'existence n'est pas nécessairement présente (1971 : 602).
Lorsque !'essence (ntu) est perfectionnée par le degré de l'exister, elle passe ainsi à !'échelon des existants. L'existant ne peut se prendre avec moi
synonyme de /'etant, puisque, dans les langues. "Bantous", le verbe etre ne peut
signifiant exister. L'opposition de l'existant est le rien. En analysant !es éléments culturels, on doit conclure que le rien existe et que c'est l'entité qui est à la base du multiple. Un etre est distinct d'un autre, parce qu'il y a le rien entre
!es deux (Kagame, 1971 : 602-3).
Mulago précise la notion de base de ntu. Il ne peut se traduire simplement par être, puisque ntu et être ne sont pas coextensifs dans la mesure où les catégories ntu ne subsument que les êtres créés et non la source originelle de ntu, c'est-à-dire Dieu : Imana en K.inyarwanda et Rundi, Nyamuzinda en Shi (Mulago, 1965 : 153 ; Kagame, 1956 : I 09-10). Ntu est l'être-force de base fondamentale et référentielle qui se manifeste dynamiquement dans tous les êtres existants, les différenciant mais aussi les liant dans une hiérarchie ontologique :
L'être est foncierement un et tous !es existants sont ontologiquement s'appuie entre eux. (Theuws, 195 I : 59). Au-dessus, transcendant, se place Dieu, Nyamuzinda, commencement et fin de tout etre : Imana, source de toute vie, de tout bonheur. Intermediares entre Dieu et l'homme, tous !es ascendants, les ancetres, les membres trepasses de la famille et les anciens heros nationaux, toutes les phalanges des ames desincarnees. Au-dessous de l'homme, tous les autres etres, qui, au fond, ne sont que des moyens mis à la disposition pour épanouir son ntu, son etre, sa vie (Mulago, 1965 : 155).
En somme, le ntu est en quelque sorte le signe d'une similitude universelle. Sa présence dans les êtres les anime et atteste à la fois de leur valeur individuelle et de la mesure de leur intégration dans la dialectique de l'énergie vitale. Ntu est à la fois une norme vitale unificatrice et différenciatrice qui explique les puissances de l'inégalité vitale en termes de différence entre les êtres. C'est unC'est un signe que Dieu, père de tous les êtres -ishe w'abantu n'ebintu (Mulago, I 965 : 153) - a marqué l'univers, le rendant ainsi transparent dans une hiérarchie de sympathie. Vers le haut, on lirait la vitalité qui, des minéraux en passant par les végétaux, les animaux et humains, relie les pierres aux défunts et à Dieu lui-même. Vers le bas, c'est une filiation généalogique de formes d'êtres, engendrant ou se rapportant les unes aux autres, toutes témoignant de la source originelle qui les a rendues possibles. On pourrait rappeler ici Foucault commentant la prose du monde à l'époque préclassique de l'Occident (1973 : 29) :
Toute ressemblance reçoit une signature ; mais cette signature n'est qu'une forme intermédiaire de la même ressemblance. Il en résulte que la totalité de ces marques, glissant sur le grand cercle des similitudes, forme un second cercle qui pourrait être une duplication exacte du premier, point par point, n'était ce petit degré de déplacement qui provoque le signe de la sympathie de résider dans une analogie, celle de l'analogie dans l'émulation, celle de l'émulation dans la commodité, qui à son tour requiert la marque de sympathie pour sa reconnaissance.
Non, nous avons affaire à une « philosophie implicite » africaine qui, dit Lufuluabo (1964 : 22), commentant la notion luba de l'être, est essentiellement dynamique parce que le sujet vit selon un dynamisme cosmique. E. N. C. Mujynya (I 972 : 21-22), disciple à la fois de Tempels et de Kagame, propose la signification de ce dynamisme ontologique en quatre principes :
1. tous les éléments de l'univers, c'est-à-dire chacun créé, est une force et une force active ;
2. tout étant force, chaque ntu fait donc toujours partie d'une multitude d'autres forces et toutes s'influencent mutuellement ;
3. chaque ntu peut toujours, sous l'influence d'autres ntu, augmenter ou diminuer dans son être ;
4. parce que chaque être créé peut affaiblir des êtres inférieurs ou peut être affaibli par des êtres supérieurs, chaque ntu est toujours et simultanément une force active et fragile.
De ces principes, Mujynya déduit deux corollaires : d'abord, seul celui qui est ontologiquement supérieur peut diminuer la force vitale d'un être inférieur ; seconde,
quelle que soit l'action décidée ou prise par un être à propos d'un autre être modifie
ce dernier en augmentant ou en diminuant sa force vitale. Dès lors, on comprendrait pourquoi Mulago (I 965 : 155-56) se réfère à l'évaluation par Bachelard de la philosophie bantoue de Tempels et écrit qu'il vaudrait mieux parler de métadynamique bantoue plutôt que de métaphysique.
(3) Théodicée et cosmologie. Bien que Dieu soit l'origine et le sens de ntu, il en est au-delà au point que, selon Kagame et Mulago, on ne peut pas dire que Dieu est une essence (Kagame, 1968 : 215 ; 1971 : 603 ; Mulago, 1965 : 152) . Dieu n'est pas un ntu mais un être causal et éternel, qui, en Kinyarwanda, est appelé l'Initial (!ya-Kare) ou le Préexistant (Jya-mbere), en Kirundi l'Origine efficiente (Rugira) et en Mashi le Créateur (Lulema).
II est done impropre, aux yeux de la culture "Bantu," d'appeler Dieu l'Etre supreme, puisqu'il n'entre pas dans Jes categories des etres, et que d'autre part le qualificatif de supreme le place au- dessus des etres dans la meme ligne des
ntu. II faut l'appeler le Préexistant, attribut qui revient à l'Existant Eternel
(Kagame, 1971 : 603).
Se référant à sa langue maternelle luba et ré-analysant la documentation de Kagame, Tshiamalenga s'oppose fortement à l'interprétation de Kagame. Dieu est essence. Il est ntu, voire muntu ; et, dans la même veine, l'être humain est, dans la dialectique des forces vitales, une chose, un kintu. En effet, pense Tshiamalenga, Kagame et ses partisans, à savoir Mulago et Mujynya, se trompent car ils oublient
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que les classificateurs de préfixe sont formels et arbitraires. Ils sont utilisés pour classer et distinguer le statut des substantifs et non celui des entités ontologiques (Tshiamalenga, 1973).
Quant à la cosmologie bantoue, elle est, selon Kagame (1971 : 606), fondée sur un principe métaphysique implicite : tout corps, toute extension a une limite, ou autrement dit, une extension illimitée est impossible. Il s'ensuit que Bantu Weltanschauung distingue trois mondes circulaires et communicants : la terre ou centre de l'univers parce qu'elle est la demeure d'i\1untu, maître de tous les ntu existants ; au-dessus, au-delà du ciel, il y a un autre cercle de vie sur lequel Dieu demeure ; et sous notre terre existe un autre monde dans lequel sont les défunts (voir aussi, par exemple, Yan Caeneghem, 1956 ; Mbiti, 1971 ; Bamuinikile, 1971).
(4) Psychologie rationnelle et éthique. En termes de psychologie, la référence ici est l'être humain par opposition à l'animal. Les deux sont des êtres vivants, ont des sens et la capacité de mouvement. Les deux sont marqués par des schémas similaires en termes de naissance et de décès. C'est cependant dans leur disparition qu'une différence majeure peut être observée. La force vitale ou le complexe d'ombre de l'animal La force vitale ou l'ombre de l'animal disparaît complètement. Au contraire, dans le cas d'un être humain, si généralement son ombre s'évanouit, le principe d'intelligence qui le caractérise comme être humain demeure, devient le muzimu (modimo, motimo. etc.) et rejoint l'univers souterrain.
D'autre part, tant qu'ils sont vivants, les animaux et les êtres humains sont conçus comme ayant en commun analogiquement deux sens (ouïe et vue) plutôt que les cinq sens de la « philosophie occidentale classique ». Les trois autres sens sont évidemment expérimentés, mais selon Kagame (1956 : 186), le savoir qu'ils apportent est intégré au sens de l'ouïe.
En termes d'éthique, la philosophie bantoue peut se réduire à deux principes essentiels et fondateurs :
(a) la première règle d'agir et d'utiliser se fonde sur la finalité interne de l'être humain. A l'aide d'une image, Kagame note que si l'on regarde le principe vital d'un être humain, on s'aperçoit qu'il s'agit d'une flèche à deux pointes : d'un côté la faculté de connaître (intelligence) et de l'autre celle d'aimer (volonté) . La philosophie classique a mis l'accent sur le premier : nous devons « connaître les êtres qui nous entourent pour discerner ce qui est bien et ce qui ne l'est pas pour nous. Nous devons aimer qui et ce qui est bien et éviter ce qui est mal pour nous. Dans un deuxième temps, nous devons connaître et aimer l'Être Préexistant qui a rendu possible ces êtres afin que nous puissions les connaître et les aimer" (Kagame, I 971 : 608). La philosophie bantoue, au contraire, insisterait sur l'autre point : aimer, c'est-à-dire procréer, perpétuer la lignée et la communauté des êtres humains, et ce faisant affirmer l'idée que la force vitale est immortelle.
(b) La deuxième règle est liée à la précédente. La communauté bantoue se définit par la filiation du sang. La communauté se pose et se comprend comme un corps naturel et social et déduit de l'autorité de son être et de son histoire les lois et mécanismes d'occupation du territoire, les institutions politiques, les coutumes et les rites. Le plus frappant et le plus important est que la communauté bantoue a développé deux types de lois radicalement opposés mais complémentaires. Premièrement, il existe des lois juridiques que la société contrôle par l'intermédiaire de ses juges et de ses avocats. Ils n'obligent pas les consciences individuelles, et quiconque peut y échapper est considéré comme intelligent. Deuxièmement, il existe des lois tabous, principalement de nature religieuse : elles sont généralement négatives et précisent clairement ce qu'il faut éviter. Ils contiennent en eux-mêmes un pouvoir immanent de sanction et Dieu est
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le seul juge. Cela signifie que quelle que soit la transgression, aucun être humain, qu'il soit chef, prêtre ou roi, ne peut sanctionner ou pardonner le péché tabou. Le problème et sa résolution se situent entre le transgresseur et Dieu, et aussi entre sa famille toujours existante sur terre et ses ancêtres défunts.
Les vues de Kagame peuvent sembler controversées. Ce sont pourtant les déductions d'une analyse linguistique vraiment impressionnante et solide. Nul ne peut sérieusement remettre en cause son talent à manier, par exemple, des aperçus grammaticaux des langues bantoues, même si de nombreux points sont discutables, comme l'extension géographique et le sens de la catégorie Hantu, ou la contiguïté qu'il établit entre termes et concepts comme si les relations existant entre termes et concepts comme si les relations existant entre signifiants et signifiés n'étaient pas arbitraires. En tout cas, avec les travaux de Kagame, la philosophie bantoue échappe aux généralisations de Tempels fr
/'air : il est désormais fondé sur un ordre linguistique. Un deuxième trait marque la discontinuité de Tempels à Kagame. Tempels parlait de la philosophie bantoue comme d'un système intellectuel et dynamique qui, bien qu'implicite, existe comme une construction organisée et rationnelle n'attendant qu'un lecteur ou un traducteur compétent qui pourrait la ressusciter. Kagame est plus prudent. Il prétend que chaque langue et culture est soutenue par un ordre profond et discret. Pourtant, il note et insiste sur le fait que son œuvre dévoile non pas une philosophie systématique mais une organisation intuitive justifiée par la présence de principes philosophiques précis. De plus, cette organisation n'est ni statique, ni permanente, comme l'indiquent les évolutions des mentalités actuelles (I 956 : 27). En tant que corps, malgré l'évidence de ses racines culturelles (I 976 : 117, 225), il ne faut pas le réduire à une singularité absolue. La troisième distinction signifie que, pour Kagame, ce serait un non-sens puisque des notions aussi importantes que l'idée, le raisonnement ou la proposition ne peuvent pas être considérées comme offrant une particularité bantoue. Dans le même ordre d'idées, la logique formelle en tant que telle ne présente pas un caractère linguistique défini (1956 : 38-40), et dans la mesure où la critériologie et les propriétés de l'intelligence sont concernées, les problèmes de la première sont co-naturels à co-naturel à tous les êtres humains (I 976 : I 05) et ceux de ces derniers dépendent de la philosophie comme discipline universelle (1976 : 241). Il y a donc une dimension universaliste évidente dans la philosophie de Kagame. Le quatrième et dernier point majeur qui distingue Kagame de Tempels concerne la philosophie bantoue en tant que système assumé collectivement. Pour le franciscain belge, c'est un domaine silencieux qui fonctionne depuis des siècles peut-être dans une sorte de « dynamisme figé ». Kagame, au contraire, nomme les penseurs fondateurs d'une philosophie qui, pour lui, est en son être une formulation d'une expérience culturelle et des transformations historiques de cette expérience (I 976 : 193, 305). Ces penseurs sont les pères historiques des cultures bantoues (I 976 : I 93), les créateurs de nos langues ( I 976 : 83), et les premiers boursiers bantou ( 1976 : 76).
Ces quatre différences sur la philosophie bantoue - la méthode pour la révéler,
que la philosophie bantoue soit une philosophie systématique ou intuitive, qu'elle soit un système strictement régional ou à vocation universaliste, et qu'elle soit une philosophie collective avec ou sans auteurs, délimitent une nette discontinuité de Tempels à Kagame. Pourtant, des éléments de continuité existent à la fois dans la fluctuation que ces différences impliquent et dans les objectifs de la philosophie bantoue elle-même. Pour Tempels comme pour Kagame et ses partisans, l'affirmation et la promotion de la philosophie africaine signifiaient la revendication d'une altérité originelle. Leur argumentation, dans sa démonstration, est parallèle aux théories primitivistes sur l'arriération et la sauvagerie africaines. S'il y a une ligne de partage entre les deux, c'est une ligne floue qui s'impose d'abord comme signifiant de sympathie ou d'antipathie. Tempel
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exploité des signes lisibles de comportement bantou au nom de la fraternité chrétienne. Kagame et la plupart de ses disciples se réfèrent implicitement ou explicitement à un devoir racial (Kagame, 1956 : 8) et insistent sur le droit d'exiger « une dignité anthropologique » et « l'évaluation d'une indépendance intellectuelle » (N'Daw, 1966 : 33) . Une fois cette divergence de vues établie, on peut se concentrer sur les convergences qui marquent solidement la continuité de Tempels à Kagame et autres ethnophilosophes. Ce sont des jugements qui procèdent de leurs analyses et interprétations des cultures africaines et peuvent se résumer en trois propositions :
(I) une bonne application des grilles philosophiques classiques démontre sans aucun doute qu'il existe une philosophie africaine qui, en tant que système profond, sous-tend et soutient les cultures et civilisations africaines ; (2) La philosophie africaine est fondamentalement une ontologie et s'organise comme un déploiement de forces en interaction mais hiérarchiquement ordonnées ; (3) L'homme, unité vitale, apparaît comme le centre de la dialectique sans fin des forces qui déterminent collectivement leur être par rapport à lui (Ebousi-Boulaga, 1968 : 23-36 ; Hountondji, 1977 ; Tshiamalenga, 1981 : 178).
Ces principes sanctionnent l'espace ethnophilosophique dont la géographie se caractérise par deux traits : un bouleversement de l'idéologie sur les techniques de l'anthropologue pour décrire les Weltanschauungen africaines et une affirmation paradoxale selon laquelle une grille méthodologique occidentale satisfaisante est une exigence de lecture et de révélation, à travers une analyse et une interprétation des structures linguistiques ou des schémas anthropologiques, une philosophie profonde. Jusqu'à présent, il a été possible de distinguer deux orientations principales au sein de ce champ : la première interroge et explore la philosophie dite silencieuse (eg, A. Makarakiza, 1969 ; F. Ablegmagnon, 1960 ; W. Abraham, 1966 ; Lufuluabo, 1962, 1964b ; N'Daw, 1966 ; JC Bahoken, 1967 ; J. Jahn, 1968 ; Mujynya, 1972 ; Onyewueni, 1982). La seconde orientation renvoie à cette philosophie au regard de la valeur de ceux de ses éléments qui pourraient servir à l'africanisation du christianisme (eg, Gravrand, 1962 ; Taylor, 1963 ; Mulago, 1965 ; Lufuluabo, 1964a, 1966 ; Nothomb, 1965 ; Mubengayi, 1966 ; Mpongo, I 968 ; Mbiti, I 971). La méthodologie de J. Mbiti dans New Testament Eschatology in an African Background (1971) est un bon exemple de cette seconde orientation. Afin de considérer « la rencontre entre le christianisme et les concepts traditionnels africains » (1971 : I) dans le cadre d'Akamba, Mbiti distingue trois étapes : d'abord, la présentation et l'analyse sémantique des concepts d'Akamba qui peuvent être considérés comme liés à l'eschatologie tels que feu, trésor, douleur, larmes, ciel, etc. Vient ensuite la présentation et l'interprétation théologique des concepts eschatologiques chrétiens. La dernière étape établit un tableau des correspondances et des différences conceptuelles, et en dérive des normes d'acclimatation du christianisme.
On pourrait aussi ajouter un troisième courant ethnophilosophique. Il pourrait comprendre un
variété d'entreprises à orientation raciale et culturelle qui, au moins pour certaines d'entre elles, se sont développées indépendamment de la thèse d'une ontologie africaine. Sans aucun doute, ils participent Ils participent sans aucun doute au climat idéologique de Négritude et aux politiques intellectuelles de l'altérité. D'autre part, ils se répartissent dans l'espace occupé par les projets ethnophilosophiques avec lesquels ils interagissent fortement, notamment depuis les années 1960. Ces entreprises peuvent être réunies sous trois entrées : (a) l'approche d'un humanisme traditionnel qui, dans ses formes standard, présente des économies culturelles ésotériques (eg, Ba et Cardaire, 1957 ; Ba et Dieterlen, 1961 ; Fu-Kiau, 1969 ; Fourche et Morlighem, 1973 ; Zahan, 1979) ou une réflexion indigène de base sur la tradition (e.g., Ba, 1972, 1976 ; Bimwenyi, I 968 ; Memel Fote, I 965 ; Souza, I 976) ; (b) le projet de valorisation critique des éléments et enseignements traditionnels comme armes d'une critique radicale (eg, Kalanda, 1967) et d'une réflexion sur la modernité africaine actuelle (eg, Hama, 1969, 1972 ; Dia, 1975, 1977 -1981); (c) une exploitation de la tradition en tant que dépositaire des signes et des significations de l'authenticité africaine. Dans son application politique, il a conduit, au moins dans un cas, à une mystification notoire, la politique zaïroise d'authenticité et ses fondements philosophiques douteux (voir, par exemple, Kangafu, 1973 ; Mbuze, 1974, 1977). Dans ses expressions conscientes et érudites, il pose les questions les plus fondamentales sur le fait d'être Noir au XXe siècle. Césaire, par exemple, renvoie à l'ordre de l'authenticité dans son Discours sur le colonialisme (1972), ainsi que dans ses explications pour quitter le Parti communiste français (Césaire, 1956) et A. Diop salue chaleureusement le livre de Tempels comme outil de l'émergence possible de l'authenticité. Récemment, dans un article polémique contre la philosophie académique africaine, Hebga a souligné les exigences d'authenticité comme impératives pour une marque culturelle distinctive (Hebga, 1982 : 38-39). Enfin, c'est sur cette notion même d'authenticité qu'Eboussi-Boulaga a établi sa Crise du Muntu : Authenticité a.fricaine et philosophie (1977), déployant une problématique de l'origine : qu'est-ce qu'un Africain et comment parle-t-on de lui et pour quel but? Dans quels domaines et sur quel fond la connaissance de son être doit-elle être déposée ? Comment définir cet être même, et à partir de quelle autorité pourrait-on fonder des réponses possibles ? sens dans lequel le gouvernement zaléen l'a fait au début des années 1970. En effet, ces questions viennent d'un autre horizon. C'est celui que je considérerais comme marqué par la patience d'une philosophie critique.
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