par André CHERVEL et Marie-Madeleine COMPÈRE
Aussi loin qu'on remonte dans l'histoire de l'enseignement en Occident, à la rencontre de deux traditions opposées. Dans la première, l'enfant grec apprend par cœur les poèmes homériques et se prépare ensuite, par la formation rhétorique, à l'éloquence de la tribune. La seconde chasse les poètes de la Cité, dénonce les artifices de la sophistique qui enseigne à prouver une chose et son contraire, et met au premier plan l'enseignement et la pratique de la philosophie. Sous des formes diverses, le débat qui s'ouvre ainsi dans la Grèce antique a connu d'innombrables prolongations au cours de l'histoire. D'une part, la notion de « philosophie » s'est élargie à de nouvelles conceptions du monde, qu'elles fussent liées au christianisme, comme la scolastique, ou caractéristiques du monde moderne, comme la pensée scientifique ; d'autre part, le patrimoine scolaire littéraire s'est enrichi et diversifié en adoptant comme supporte deux, puis trois « langues classiques ». Les enjeux n'ont pas arrêté de se déplacer, mais, tout au long de l'histoire de la pédagogie, on retrouve cette double tendance. Suivant les époques, et parfois à la même époque, deux types de formations sont offerts à la jeunesse des classes dirigeantes ou des classes aisées, et aujourd'hui à la totalité de la jeunesse. L'une est fondée sur la nature, sur les choses, sur l'univers : elle permet à l'homme de « se situer » dans le monde, d'y multiplier les marques et les repères et d'y inscrire son action. L'autre s'appuie sur les textes portés par une longue tradition, et sur la langue, à la fois outil de la communication et de la persuasion et support indispensable, voire consubstantiel, de la pensée : elle intègre l'individu dans une élite. , dans une nation, dans une culture qu'il partagera à la fois avec ses ancêtres et avec ses contemporains.
Dans l'éducation française, la seconde tradition, à laquelle appartiennent les humanités, l'a largement emportée depuis quatre siècles, au point de transcender les régimes, les idéologies et les bouleversements politiques, pour ériger le socle solide constitutif de la culture française, apparemment insensible aux avatars de l'histoire. De l'"honnêteté
Histoire de l'éducation - n° 74, mai 1997Service d'histoire de l'éducation
I.N.R.P. - 29, rue d'Ulm - 75005 Paris
André CHERVEL et Marie-Madeleine COMPERE
homme » des âges classiques à l'homme cultivé de l'époque contemporaine, l'individu qu'elle forme, c'est celui qui, par la pratique des textes et des auteurs, par le contact avec des civilisations fondatrices, par l' exercice de la traduction, de l'imitation et de la composition, a acquis le goût, le sens critique, la capacité de jugement personnel et l'art de s'exprimer oralement et par écrit conformément aux normes reçues. Certes, l'idéal visé connaît au cours des siècles des définitions diverses : cet homme de l'universel qui se profile à l'horizon des humanités est tour à tour le chrétien du collège jésuite, le citoyen des Lumières, le républicain des lycées modernes . Mais la formation acquise dans les établissements de type secondaire, par une partie certes limitée de la population française, a longtemps, du XVIe au XIXe siècle, a rapproché les générations dans une culture commune. Dans l'enseignement français traditionnel, les humanités classiques se parlent d'abord et surtout par une « éducation », une éducation esthétique, rhétorique, mais également morale et civique.
Le fil de cette tradition est-il encore perceptible dans l'enseignement secondaire de la fin du XXe siècle ? Si oui, sous quelles formes ? Un bref rappel de l'évolution historique permettra d'envisager les réponses possibles à cette question.
I. Qu'est-ce que les humanités ?
Les humanités remontent, sans solution de continuité, aux « arts libéraux » antiques. Dans ses grands traits, le modèle de formation qu'elles proposent, fixé par Isocrate à Athènes au IVe siècle avant Jésus-Christ, est hérité directement par les Romains (1). Considérées dans leur contenu scolaire, elles constituantes, sous l'Ancien Régime et dans les deux premiers tiers du XIXe siècle, la quasi-totalité de l'enseignement des collèges, du moins dans les classes du cursus traditionnel. Les lettres latines, à savoir les auteurs romains et les exercices de composition en latin, en occupent le centre. Le grec, qui connaît une extension variable selon les époques, fait longtemps figure d'enseignement de luxe ; mais les textes grecs, lorsqu'on les explique, sont eux aussi au cœur du dispositif, alors que, contrairement à l'usage de certains pays voisins, la composition en grec est rare. Au cours de cette période, l'enseignement du français pénètre lentement dans les pratiques scolaires.
(1) Cf. Henri-Irénée Marrou, Histoire de l'éducation dans l'Antiquité, Paris, 1948, pp. 121-136 et 297-309 ; Moses I. Finley, L'héritage d'Isocrate, L'usage et l'abus de l'histoire, Londres, C
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