May 17, 2024

Exposition de Myriam Mihindou

Parcours de l’exposition

Introduction

La plus grande pleureuse dans la forêt des génies est la chute d’eau, scandent les pleureuses lors des rituels d’accompagnement aux morts au Gabon. La langue punu dans le sud du Gabon comporte plusieurs termes pour distinguer le pleur de l’eau, des animaux, des végétaux et des instruments de musique. L’oeuvre de Myriam Mihindou (née en 1964 au Gabon, à Libreville) puise dans cette dimension polymorphe du pleur. Lors du décès de son père, l’artiste a été initiée par les pleureuses punu. Accompagnatrices de l’âme du défunt, ces veuves qui ont perdu leurs maris veillent aussi sur les vivants, relient l’individu à la sphère collective et structurent les liens avec l’univers et l’au-delà. Myriam Mihindou a conçu une série d’oeuvres à partir d’un rituel vécu et de la connaissance ancestrale qui lui a été transmise. Elle a créé l’ensemble spécifiquement pour l’exposition, en résonance avec le patrimoine matériel et immatériel conservé au musée, et au travers de dialogues et collaborations. Ce récit des larmes qu’elle partage, elle l’adresse à tous les sens. L’espace est traversé par un chant vibratoire et se perçoit comme un univers cathartique. Les pleureuses appellent les larmes des proches du défunt et libèrent le chagrin qui se déverse. Les oeuvres traduisent ces émotions extrêmes des pleurs du deuil ; ces représentations visent à apaiser la douleur et la tristesse. Ilimb, en punu, signifie la trace qui demeure. La torche dont la flamme vacille dans la nuit lors des rituels pleure des larmes de résine qui se détériorent et se transforment. Pareil à la résine, le corps laisse aussi des traces. En se référant à cette trace, on peut croire à une résurrection. Le chant des pleureuses tourbillonne dans l’air comme la fumée de la torche : c’est l’essence des pleurs.

Le proverbe est extrait de l’ouvrage écrit par Roger Mabik-ma-Kombil , Ngongo des initiés. En hommage aux pleureuses du Gabon Paris, L’Harmattan, 2003

Le corps collectif

Myriam Mihindou interroge sa culture d’origine punu. Elle conçoit une oeuvre globale, nourrie de perceptions sensorielles et incarnée. Formes, matières, sons, mettent en évidence les relations qu’elle entretient avec sa matrilinéarité punu et la place des femmes dans cette société. Le cheminement au sein de l’espace ici ouvert engage les corps des visiteurs à ressentir une expérience qui prend ses sources dans une pratique de catharsis collective, celle de la lignée des pleureuses. Les pleureuses, ce sont ces femmes qui soignent les corps, les esprits, les âmes. Celles qui structurent le lien avec l’univers et transmettent les filiations ancestrales et mystiques. Les rituels qu’elles performent accompagnent l’âme des défunts et participent d’une appropriation collective et identitaire. Ce corps collectif se révèle au cours du 

lingui, ce temps de profonde méditation, d’écoute et d’introspection. C’est là où la place sacrée de l’individu peut se définir dans un rapport au vivant et au groupe qui régénère l’âme, le corps et l’esprit. Les oeuvres créées se font le réceptacle des larmes d’un corps universel et collectif.

Le souffle
La lignée des pleureuses, c’est celle des destinées, celle qui rencontre l’amour, la mort, la naissance. C’est le  Moñu, la matrice qui traverse l’espace. Il implique la vie en toute vie, celle des hommes, des végétaux, des animaux. Une sculpture végétale, sonore et tactile capture et retransmet le souffle créateur de Mam, la terre mère. Elle convoque les ancêtres. L’acousticien Didier Blanchard, en collaboration avec Myriam Mihindou, fait exister ce paysage sonore et vibratoire. Ils invitent à faire un geste : en caressant délicatement la sculpture, les récits et les mythes prennent vie. Le Moñu, c’est aussi le corps de l’artiste qui respire et qui performe toujours. Ici est réinterrogée une pratique ancestrale. La présence du souffle donne vie aux formes et aux matières. La larme et ses vertus cathartiques agissent de façon curative, provoquant une dimension thérapeutique. Annie Flore Batchiellilys, autrice également invitée par Myriam Mihindou, a composé la complainte « Tsiengui Milangu ». Elle reprend le souffle inhérent aux rituels et son chant croise le rythme immémorial mikékili des bâtons frappés par les mains des pleureuses.

Retourner à la terre
Myriam Mihindou transpose en céramique des harpes sacrées du Gabon conservées dans la réserve des instruments de musique du musée. Elle les colore d’oxyde de fer du Gabon. C’est la peau des villages, c’est le goût de la terre rouge, de l’eau, du sol, c’est l’odeur des feux du foyer et des cérémonies de passage. Dans les pots des pleureuses Matsanga, emplis de toutes les larmes de la vie, on retrouve les traces de particules blanchâtres de kaolin (argile blanche). C’est le Pemba qui recouvre les masques et le corps des initiés pour faciliter le voyage céleste entre le monde des vivants et celui des morts. Dans le sud Gabon, les enfants sont initiés par les pleureuses. C’est un enseignement fondamental, l’incarnation d’un savoir à la fois mystique, scientifique et thérapeutique. Il s’agit de faire vivre et circuler ces savoirs et de les traduire, au sein de l’espace d’exposition. Cette transmission mémorielle est essentielle. Elle passe par la permanence des pratiques. Les mots de la langue reviennent, réapparaissent dans les complaintes. Le passé, le présent et le futur se confondent. Myriam Mihindou a choisi des titres en punu pour ses oeuvres. Sa langue prend pour elle une dimension résonnante au coeur de visions rêvées et de mémoires revisitées. Ces mots, ces sons, ces formes, sont des archives. Celles d’une langue, celles des relations fondamentales à la vie, à la mort, au souffle des ancêtres et aux relations sociales apaisées.Myriam Mihindou a éprouvé le lieu muséal, celui des réserves qui conservent les objets et les instruments de musique qui l’intéresse. Elle a senti le nzumbili, cette odeur de fumée qui se dégage des harpes sacrées. Cette expérience olfactive participe à la levée des amnésies et revivifie les souvenirs. À partir de cette expérience, elle convoque des sens trop souvent atrophiés au sein des espaces muséaux. Olfactifs, tactiles ou auditifs, tous lui semblent indispensables pour faire percevoir les relations qui prennent corps sur ce plateau ouvert dont l’espace abolit les distances et assure la pollinisation des oeuvres. Celles-ci se chargent de la présence vibratoire des pleureuses et agissent sur les consciences. Elles forment un ensemble, un corps sensoriel et intuitif. Des socles ont été conçus sur mesure pour les oeuvres de l’exposition, respectant l’intensité de la pesanteur. Ils forment ainsi des berceaux pour les oeuvres. Cette réflexion fait partie de la scénographie dans son ensemble. Myriam Mihindou se réfère à Roger Mabik-Ma-Kombil, artiste pleureur gabonais qui, le premier, a écrit sur l’importance du rôle social des pleureuses punu. Le théâtre initiatique et mystique des pleureuses accompagne l’âme et l’esprit des défunts, il conte les mémoires et permet d’exister face à la mort. La force de ces complaintes c’est Mutodi, la parole en devenir, celle que l’on retrouve dans le geste graphique de l’artiste. Ses dessins sont les empreintes d’un savoir immatériel. Elle interroge les mémoires et les transmissions entre générations, investit dans l’énergie vitale qui anime les êtres et les éléments naturels, et fait du lieu d’exposition un espace initiatique in situ ancré dans un présent, qui est lui-même en lien avec le passé et l’avenir.

La réserve des instruments de musique

La collection d’instruments de musique aujourd’hui conservée au musée du quai Branly – Jacques Chirac provient du musée national des arts d’Afrique et d’Océanie et du département d’ethnomusicologie du musée de l’Homme. Elle comprend près de 10.000 instruments. À la création du musée du quai Branly, l’architecte Jean Nouvel a imaginé de les déployer dans une réserve, visible à tous les niveaux du musée. Ce cylindre de verre est un lieu de conservation et de travail sur la collection, organisée par grandes familles instrumentales et par ensembles culturels. À l’intérieur de la tour, certains instrument plus fragiles sont disposés dans des boîtes ou dans des tiroirs. Dans le cadre de la préparation de son exposition, l’artiste Myriam Mihindou s’est rendue à plusieurs reprises dans cette réserve, qui est pour elle le choeur du musée. Elle a choisi de transposer en céramique neuf harpes sacrées du Gabon qui sont des instruments fondamentaux dans les rituels d’initiation. Présentées dans l’exposition, les neuf harpes créées par l’artiste traduisent l’énergie du son, ainsi transfiguré. Ces harpes ont été réalisées au CRAFT de Limoges. L’artiste a bénéficié du savoir faire technique de Gaétan Monceret (technicien céramiste).


Exposition conçue en collaboration avec l’artiste Myriam Mihindou et la Galerie Maïa Muller, Paris.


Biographie de l’artiste


Née en 1964 à Libreville au Gabon, Myriam Mihindou est une artiste francogabonaise formée à l’École supérieure des beaux-arts de Bordeaux. Elle vit et travaille majoritairement en France, mais a vécu et séjourné sur plusieurs continents. Elle demeure très attachée au Gabon et à la culture punu à laquelle appartient son père. Myriam Mihindou développe dans toute son oeuvre un langage plastique pluridisciplinaire, travaillant aussi bien la photographie que la performance, la vidéo, le dessin ou la sculpture, utilisant de nombreux matériaux. Son expérience personnelle y dialogue avec l’histoire des lieux et des corps, ainsi que les processus de domination et d’exploitation qui s’y exercent, pour faire entrevoir des mémoires occultées. Les notions de soin, de guérison et de rituel figurent au coeur de son oeuvre. Le travail de Myriam Mihindou a été présenté à deux reprises au musée du quai Branly – Jacques Chirac, dans l’exposition 

Les Maîtres du désordre en 2012, avec plusieurs photographies de la série « DéchouKaj » (2006), puis dans l’exposition Ex Africaen 2021 avec l’œuvre « Trophée » (2020) commandée pour l’exposition, ainsi que l’installation « Transmissions », constituée de neuf cannes de pouvoir en céramique (2018). Les oeuvres de Myriam Mihindou ont été exposées en France et à l’étranger, notamment au Centre Pompidou (Paris), au Transpalette Centre d’Art contemporain (Bourges), à la chapelle Saint Séverin (Paris), à la chapelle Picasso-Musée national Pablo Picasso–La Guerre et la Paix (Vallauris), à la Fondation Dapper (Paris), au Centro Atlántico de Arte Moderno (Las Palmas, Canaries), à la Verrière-Fondation d’entreprise Hermès (Bruxelles), au Museo Reina Sofia (Madrid), au Museum für Moderne Kunst (Francfort), au Contemporary Arts Center (Cincinnati, États-Unis). En 2022 Myriam Mihindou est lauréate du prix Nouveau Regard AWARE.

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