De la performance dans la palabre traditionnelle punu

 Le terme performance vient de l’ancien français «parformer» qui signifie«accomplir, exécuter».Il est à l’origine employé dans la critique anglo-saxonne pour désigner l’ensemble des éléments qui concourent à la réalisation d’un énoncé dit ici et maintenant,Okpewho (1979). Dans le contexte des «arts vivants», il renvoie à l’idée de rendement, de résultat, d’exploit. Il est de nos jours couramment utilisé en oralité depuis les travaux de P. Zumthor (1983, p.36),et peut être assimilé à la prestation d’un acteur au théâtre:«La performance est un lieu de créativité individuelle (...). Véritable espace d’expression psychologique, esthétique et idéologique, la performance procure un potentiel plus ou moins grand de variabilité à l’énonciateur et devient l’un des facteurs essentiels qui confère leur dimension polysémique aux textes oraux».Ici, la performance est prise dans le cadre de l’oralité où la transmission des messages, des savoirs, des informations se fait de bouche à oreille et nécessite la présence d’un énonciateur et d’un destinataire dans un environnement spatio-temporaire bien précis. En réalité, la problématique de la performance est à considérer du point de vue de l’ethnographie de la parole en tant qu’art verbal, c’est-à-dire l’art de créer grâce à un pouvoir de dire et de faire entendre.3. 1. Palabre traditionnelle et création. La marge de manœuvre créatrice dont dispose le «maître de la parole» est l’occasion où émerge son talent créateur, c’est-à-dire sa marque esthétique sur le patrimoine culturel collectif. Précisément, c’est la part subjective créatrice du sens qui lui est spécifique dans le maniement des éléments du discours. Si la création implique «l’idée d’invention, d’innovation, d’originalité» (B. Ursula, B. et J. Dérive, 2008), créer dans le cadre de la palabre,c’est faire venir quelque chose à l’existence, alors la marque esthétique du «maître de la parole» consiste à rassembler des unités des significations de la langue que sont les mots, paraboles, les dictons ou images en leur donnant une résonance efficace par laquelle il capte et emporte l’assentiment de son auditoire. En cela, la déclamation orale est donc le moment où le performeur affirme sa rhétorique. La rhétorique doit être comprise ici comme un art du bien dire, l’art du discours orné et efficace. Elle porte sur le langage et ne conçoit le discours qu’«en situation», c’est-à-dire qu’en présence d’un émetteur et d’un récepteur, un orateur et un auditoire. C’est en cela que la rhétorique trouve son intérêt dans la réalisation de la performance à travers la palabre, car elle intervient dans le processus de mise en œuvre du discours oral: «la rhétorique est l’art de se défendre, elle implique un savoirfaire spontané et une compétence acquise par l’enseignement; elle a donc une double orientation: une aptitude à créer, à inventer et, une aptitude à se conformer aux exigences établies» (O. Reboul, 1991).La corrélation entre la rhétorique et l’invention se situe au niveau de la création, de la reconstruction du langage, de l’expressivité, de la détermination et la
Numéro : 2 b, décembre 2017http://www.regalish.net14volonté pour les orateurs de la palabre à se produire eux-mêmes au sens spectaculaire. En effet, détenteurs d’un certain savoir, leurmaîtrise de la parole leur confère un statut particulier. Cependant, comment exercent-ils leur talent et leur savoir-faire? Peut-on affirmer qu’ils sont des artistes à part entière?L’orateur, à chaque prise de parole investit par sa présence, l’espacede la palabre. Il est sur une scèneeten cela, il est acteur et maître de son art. Lors d’une veillée mortuaire dans un quartier de Libreville, «Beauséjour», alors que les protagonistes de la palabre inhérente à la mort d’un homme ne s’accordent passur les procédures, un homme d’un âge avancé intervient spontanément. Ce dernier, un médiateur auto-désigné, prononce un discours empreint de sagesse. Il justifie sa prise de parole en ces termes; «pababédji bé toghi, mutatuakitatulang» qui se traduit par «quand deux personnes se battent, une troisième vient les séparer». La maîtrise de la langue chez ce dernier se manifeste par un langage très imagé, par l’expression d’une «nouvelle langue», d’un discours au-delà des paroles habituelles qui ne peuvent s’entendre avec des oreilles habituelles. Car il ajoute: «abavu na matudjidughulua /que ceux qui ont des oreilles entendent». Celui-cis’adresse à ceux qui ont d’autres oreillespour entendre cette autre langue créée, réinventée, reconstruite par des mots, des images et des expressions d’une autre dimension.En d’autres termes, il convoque à une compréhension esthétiquedu dire pour poursuivre un horizon d’entente de cohésion et d’accord mutuels des parties,à travers une «parolequi doit, en même temps qu’elle lui parle, créer un interlocuteur capable de l’entendre» (G.Picon, 1953, p.34).Il met l’accent sur le radical tatudu mot mutatu,qui signifie le troisième,auquel il ajoute le suffixe langpour former le verbe conjugué utatulangpour non seulement marquer une suite logique des chiffres (babédji= deux / tatu= trois),mais également donner une certaine sonorité à la phrase. Le verbe qui signifie séparer est ugalənə, le médiateur ne lemploie pas. Par ailleurs, dans sa volontéde création, il expose un argument vraisemblable qui sert de prémisse à son raisonnement:«kusu na vanghedjoboifumbe yi mosi/ le perroquet et le corbeau sont tous de la même famille»,pour faire comprendre aux deux protagonistes et à l’assistance que nul n’est parfait. Il met en œuvre une série destratégies, un jeu de langage impressionnant en codant parfois son discours.En fait, cet éloquent orateur est dans un rapport authentique de médiation avec la tradition au travers duquel, interrogeant la valeur des éléments du langagetraditionnel, il se les approprie et les redéploiedans un usage actuel. Ici, la tradition artistique du discours, sinon du langage, «présuppose un rapport dialectique entre le présent et le passé, et donc l’œuvre du passé ne peut nous répondre et «nous dire quelque chose» aujourd’hui que si nous avons posé d’abord la question qui abolira son éloignement» (H. R. Jauss, 1996, p.69).3. 2. La palabre en milieu urbain: inventionou recréation?L’acteur de la palabre bien que disposant d’un degré de liberté,ne pouvait se permettre de transformer les procédures. Aujourd’hui,en revanche,certains écarts font de la palabre une pratique complètement innovante. De manière générale, les procédures de la palabre subissent une réactualisation importante. Il semble que le rôle, la place des uns et des autres ne respectent plus un certain ordre, le critère âge est par Numéro : 2 b, décembre 2017http://www.regalish.net15exemple bafoué. On reconnaît désormais l’individu grâce à sonstatut politique, à sa situation professionnelle.Lecritère de sélection dans la prise de parole au moment de la palabre est construit de manière subjective et selon unevision de valeursnouvelles: l’argent, le titre ou la fonction occupée dans l’administration. Le mariage traditionnel est parmi les pratiques culturelles ayant subi des transformations majeures. En effet, si la palabre de mariage se pratique toujours de nos jours, il a toutefois connu de changements profonds qui sont visibles à plusieurs niveaux.Dans le cadre du mariage traditionnel, il est courant qu’un ami du prétendant prenne la parole en lieu et place du père ou de l’oncle maternel de ce dernier. Les femmes qui étaient exclues du cercle de décision deviennent des grandes oratrices.Les écoles publiques et autres espaces modernes servent de lieux de cérémonie des deux types de palabre (les maisons de pompe funèbre, les salles de cérémonies construites à cet effet). Les mariages mixtes, c’est-à-dire en personnes de souche culturelle distincte, induisent systématiquement l’utilisation abondante de la langue française,qui véhicule une certaine idéologie occidentale donnant ainsi le sentiment d’être «évolué», d’avoir accès à la connaissance universelle.Le décor du lieu de la palabre, notamment celle de mariage devient un assortiment des matériaux traditionnels et modernes, donnant ainsi une mosaïque de couleurs à l’espace choisi. Il n’est pas rare de voir un tapis rouge déployé pour lacirconstance. La prestation des groupes artistiques traditionnels et modernes imprime un caractère nouveau à la manifestation; la présence d’un D.J et d’un Maître de cérémonie sont des éléments nouveaux introduits dans l’organisation de la palabre de mariage tout comme l’utilisation du micro baladeur (mariage et mort). L’introduction de la musique via les appareils de mixage, témoigne de l’évolution du genre et de son dynamisme en zone urbaine. Un aspect aussi récurrent dans la palabre de mariage est lademande du «transport, du billet de la future mariée» formulée par l’orateur représentant cette dernière. Le principe consiste pour le représentant du prétendant à donner une somme d’argent en vue, symboliquement,d’aller chercher sa fiancée dans son village natal alors qu’elle est cachée dans une chambre, sur le site même de la cérémonie. La conséquence immédiate liée à cette nouveauté est que la personne désignée pour accomplir cette mission revient en déclarant qu’elle a été braquée,l’argent du transport a été volé par des braqueurs.Les barrages sur lesquels sont indiqués des montant allant de cent mille francs CFA à un million, dressés tout au long du chemin qui mène au domicile de la femme à épouser, n’ont aucune référence dans la coutume punu. Ils sont des éléments d’acquisition provenant du croisement avec d’autres cultures.L’achat des pagnes ainsi que des boissons et nourriture pour l’organisation d’un grand repas constituent une grande dépense chez la famille de la jeune fille à marier. Tout porte à croire que la liste kilométrique de la dot, les différents barrages et l’important montant de la dot sont dressés pour compenser les dépenses réalisées en amont par la famille de la fiancée. Toutefois, si les pratiques funéraires visaient à conjurer le désarroi et à réparer la douleur provoquée par la mort, elles étaient aussi une façon de «la dépasser, somme toute de la nier»pour reprendre L. V.Thomas(1985, p.120). Dans la consommation en commun de nourriture et de boisson, le groupe éprouvait profondément sa volonté de communier avec les forces de la nature en scellant son unité.Numéro : 2 b, décembre 2017http://www.regalish.net16Conclusion L’ambition de notre étude était de montrer le dynamisme de la palabre traditionnelle punuen milieu urbain. Au sortir de notre réflexion, nous pouvons affirmer que l’évolution de la pratique que nous avons mise en évidence est d’abord tributaire des changements sociaux. Il résulte également que l’exercice de la palabre amène les orateurs à inventer une certaine poétique du langage qui les contraint à déployer une certaine rhétorique, à créer une certaine langue. Créer en oralité, c’est participer au dynamisme de la parole en mutation continue. L’oralité contraint le performeur à inventer une certaine poétique du langage. Dans ce contexte, la parole se déploie dans toute sa splendeur. En d’autres termes, la création en oralité participe d’une certaine manière à une forme de fécondité dans l’univers langagier et culturel traditionnel. C’est ainsi que la nécessité de créer réside dans le désir de revaloriser une pratique, un discours dans la quête d’une performance.Si les mutations de la société ont entraîné des changements dans la pratique de la palabre (mariage/mort), à côté des manières de faire ancestrales, il s’élabore de nouvelles façons de faire et de dire, des nouvelles expressions culturelles qui fondent le dynamisme du genre. Ces nouveautés, ces nouvelles tendances loin de constituer un handicap à la survie de la palabre, traduisent au contraire une réelle volonté de s’arrimer aux réalités actuelles. Elles contribuent à son enrichissement et permettent de renforcer la perception des réalités socioculturelles, d’établir les rapports entre Homme noir et son univers immédiat/Homme noir dans un nouvel environnement. En définitive, les valeurs endogènes au contact de la civilisation moderne suscitent des nouveaux paradigmes. Toutefois, faut-il se départir de ce qui fonde l’authenticité de l’âme africaine? Comment concilier les aspects de la vie traditionnelle et les réalités de la modernité pour le développement de l’Afrique,?
Contribution:  Ginette Flore MATSANGA MACKOSSOT,

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