1Je
contribuerai ici au dialogue des rationalités depuis la perspective
particulière de mon expérience de recherche en ethnomathématique –
l’étude des idées et pratiques mathématiques lorsqu’elles sont
imbriquées dans leurs contextes culturels [1][1]Pour une introduction à l’ethnomathématique, voir D’Ambrosio….
2Puisque
la conception des mathématiques comme « indépendante d’une culture
donnée » et « universelle » a été largement dominante dans le milieu
académique, l’ethnomathématique n’est apparue que relativement tard. Il a
fallu attendre qu’un professeur enseignant dans la ville de New York,
Claudia Zaslavsky, étudie les aspects mathématiques de différentes
cultures africaines et publie en 1973 le livre classique : Africa Counts,
pour dépasser les préjudices coloniaux. Un des aspects mis en lumière
par les études d’ethnomathématique est que les mathématiques pratiquées à
l’université et dans les écoles ne sont par les seules : chaque être
humain et chaque groupe culturel développent spontanément certaines
méthodes mathématiques (D’Ambrosio 1990) ; il y a dans toutes les
sociétés humaines une connaissance mathématique qui est transmise
oralement d’une génération à la prochaine (Carraher 1987, Kane 1987).
Certains auteurs appellent certaines formes de mathématiques indigènes (par exemple Gay et Cole 1967, Lancy 1978 [2][2]Paulin Hountondji critique l’expression « connaissance…), informelles (Posner 1982), non-standard (Carraher 1987), implicites ou non-professionnelles
(Zaslavsky 1994). Pour expliquer partiellement pourquoi le milieu
académique n’a pas reconnu certaines formes de mathématiques, Ascher et
Ascher (1981, 158-159) ont souligné que « la vue étroite (cantonale) des
mathématiciens professionnels fait que la plupart des définitions des
mathématiques excluent ou minimisent les aspects implicites et
informels. Il s’agit, cependant, d’une démarche naturelle dans toute
classe professionnelle qui cherche à maintenir son exclusivité, en
partie, en recréant pour ce faire le passé dans les termes d’un progrès
unilinéaire vers son propre présent ». L’article essaiera de contribuer à
la compréhension du raisonnement mathématique, tel qu’il est enchâssé
dans des pratiques culturelles, en éclairant quelques aspects
complémentaires de l’exploration géométrique dans divers contextes
culturels. Je présenterai à la fin de l’article quelques commentaires
sur les implications possibles dans l’éducation.
Un exemple introductif pour l’exploration géométrique
3GiTonga
est la principale langue parlée dans les districts côtiers centraux
d’Inhambane, une province au Sud-Est du Mozambique. À cause de leur
beauté et de leur caractère pratique, les paniers faits par les vanniers
tonga (pour la plupart des femmes)
sont parmi les plus appréciés produits de l’artisanat mozambicain. Des
paniers de grande qualité et avec beaucoup de variation sont surtout
produits sur la presqu’île de Linga-Linga, pouvant être atteinte par de
petites embarcations. La presqu’île est située dans le district de
Morrumbene, à environ 500 km au nord-est de la capitale du pays, Maputo.
Quelques paniers sont commercialisés sur les marchés de proximités
tandis que la plupart vont se frayer une voie vers les marchés de Maputo
et des pays voisins.
4J’ai commencé à collectionner les paniers tonga
juste après l’indépendance du Mozambique en 1975. Les livres (Gerdes
& Bulafo 1994) et (Gerdes 2003a) analysent les sacs à main tonga appelés gipatsi (pluriel : sipatsi).
Pour produire ces sacs à main les artisans utilisent comme tressage de
base le sergé ‘deux par-dessus, deux par-dessous’ (notation : 2/2). En
introduisant le long des bandes de la texture certains changements
systématiques dans le tressage, ils créent des motifs à bandes
attirants [3][3]Voir pour une brève introduction Gerdes 1998, chapitre 1 ou….
Photo 1
5La photo 1 présente un exemple d’un gipatsi.
Dans une des directions du tressage tous les brins sont colorés, tandis
que dans la direction opposée tous les brins gardent leur couleur
naturelle. Ces dernières années, les motifs à bandes se sont propagés à
d’autres objets tressés comme les chapeaux et les paniers plus grands.
Les vanniers tonga démontrent
beaucoup d’esprit de création en inventant de nouveaux motifs à bandes.
Un catalogue de 362 motifs à bandes différents est compris dans (Gerdes
2003a) et une mise à jour avec 58 motifs à bandes nouveaux dans (Gerdes
2003b).
6Récemment, les vanniers de paniers tonga
ont créé une série intéressante de motifs dans le plan (Gerdes 2003c). À
l’opposé des motifs à bandes, ces motifs ne sont pas le résultat de
changements dans le tressage. À travers (de grandes portions de) la
texture le sergé reste le même. Le sergé « trois au-dessus, trois
au-dessous » (3/3) est le plus courant. Les motifs, par contre, sont
produits en répétant dans les deux sens du tressage des ensembles d’un
certain nombre de brins (disons n
brins), de sorte que le premier brin de l’ensemble est coloré et que les
autres brins gardent leur couleur naturelle. Dans les deux sens de
tressage, les motifs dans le plan ont la même périodicité (période = n). Nous allons utiliser la notation [m/m, n] pour indiquer la classe de motifs dans le plan, pour lesquels le sergé m/m est utilisé et qui ont une période n. La photo 2 en est un exemple. Elle montre un panier décoré avec deux motifs [4/4, 4] différents.
Photo 2
7Après avoir vu pour la première fois les corbeilles tonga
avec des motifs dans le plan, j’ai ressenti immédiatement, en tant que
mathématicien, une stimulation et un défi me poussant à analyser quels
et combien de motifs dans le plan existaient faits de brins tressés du
type [m/m, n] qui pourraient être construits pour certaines valeurs de m et de n.
8Le motif dans le plan de la figure 1 appartient à la classe [3/3, 4].
Fig. 1
9Une unité de tressage de base de période 4 est répétée (figure 2).
Fig. 2
10On
peut se demander combien de motifs différents dans le plan
appartiennent à la classe en question. À première vue, on pourrait
penser que le nombre de motifs distincts [3/3, 4] est égal à 4, car il y
a quatre possibilités d’introduire un brin coloré en direction
verticale après avoir sélectionné un brin coloré pour le premier brin
horizontal de son unité de tressage de base (voir la figure 3).
Fig. 3
11La
figure 4 est une visualisation des motifs respectifs dans le plan
générés par les quatre unités de tressage de base. Ils sont très
similaires. Le premier peut être transformé dans le deuxième par une
rotation de 90° suivie par une réflexion ; le troisième peut être
transformé dans le premier par une translation, etc. Les quatre motifs
peuvent être considérés comme des instances du même motif dans le plan.
En général, deux motifs dans le plan sont considérés des instances du
même motif dans le plan si l’une peut être transformée dans l’autre par
une (séquence de) rotation(s), translation(s), et/ou réflexion(s). Un
seul motif dans le plan appartient à la classe [3/3, 4].
12Un
peu comme si les vanniers étaient entrés en compétition avec moi, je
m’aperçus lors des visites aux marchés pendant les semaines suivantes,
que les vanniers tonga venaient de créer plus de motifs dans le plan. En outre, ils avaient trouvé toutes les possibilités pour les valeurs de m et n
prises en considération. Dans les conditions posées par les vanniers et
en prenant en compte les symétries, ils avaient découvert toutes les
solutions possibles.
Fig. 4
13Les
paniers avec ces motifs dans le plan ont commencé à apparaître à Maputo
dans la deuxième moitié de 2002. Les mêmes techniques, le même matériau
et les mêmes couleurs étaient utilisés pour les produire. Il s’agit
peut-être de l’imagination créative d’un vannier ou d’un petit groupe de
vanniers. Malheureusement, la variation des motifs sera difficile à
observer pour la plupart des clients potentiels et dans l’immédiat elle
n’ajoute (que peu ou) rien à la valeur commerciale des paniers.
L’invention des motifs dans le plan répond, cependant, à la recherche
intellectuelle, géométrique et artistique de leur(s) créateur(s).
14Un
panier à part renforce notre conclusion (photo 3). Le vannier a utilisé
exceptionnellement un sergé moins équilibré, dans une direction « deux
au-dessus, trois au-dessous » et par conséquent « deux au-dessous, trois
au-dessus » dans l’autre direction. C’est le sergé 2/3. L’artisan a
choisi une période 5 : dans les deux directions, quatre brins naturels
suivent chaque fois après un brin coloré (figure 5). L’option pour le
sergé 2/3 a permis au vannier de produire un motif dans le plan avec des
crochets qui montrent une symétrie axiale. Ceci aurait été impossible
si le vannier avait utilisé un sergé m/m
équilibré. La sélection du sergé 2/3 provient d’une analyse attentive
et rationnelle et reflète l’intérêt particulier de l’inventeur du motif
pour la symétrie.
Photo 3
Fig. 5
15Après
avoir noté le caractère profondément mathématique du travail des
artisans, on peut envisager, pour utiliser les mots de Maurice Bazin
(2002), de faire de l’« ethnomathématique pour le Peuple ». Ceci
pourrait consister pour le moment dans une prise de contact avec le
système éducatif régional, en organisant des ateliers avec les
enseignants, en langue locale, en exhortant chacun à analyser
« mathématiquement » les paniers produits sur place, avec la
participation des vanniers eux-mêmes. De cette façon l’étude formelle
reviendrait vers les inventeurs et vers la mise en valeur de la culture
qui l’a rendue possible en premier lieu. L’exemple tonga illustre également la relation forte entre les formes de l’art africain et la géométrie, analysée dans (Njock 1985) [4][4]Pour d’autres exemples d’activités féminines, et la pensée….
Un exemple de similarité et de diversité culturelle dans l’exploration géométrique
16L’étude
de l’éveil et du développement de la pensée géométrique dans les
différentes activités culturelles est un champ de recherche relativement
nouveau et demande le développement de méthodes adéquates [5][5]Voir mon étude sur l’éveil de la pensée géométrique à l’aube de….
Un point de départ méthodologique pourrait être le suivant. Le
chercheur peut étudier tout d’abord toutes les techniques habituelles de
production (par exemple, le tressage) des produits du travail utiles
traditionnellement, comme les nattes, les paniers, les pièges, etc., et
demander à chaque étape du processus de fabrication quels sont les
aspects de nature géométrique qui jouent un rôle dans l’atteinte de
l’étape suivante. Ce point de départ méthodologique se révèle fertile,
ce qui peut être illustré par l’exemple suivant.
17Sur
plusieurs continents, les artisans, hommes et femmes, ont produit des
corbeilles tressées avec une bordure circulaire et une partie basse
tressée de sergés. La figure 6 montre le modèle géométrique de certains
de ces paniers tressés vus d’en haut.
Fig. 6
18L’histoire
de la découverte et de l’invention des paniers circulaires tressés de
sergé peut être résumée comme suit (Gerdes 2000a, 2003e) : depuis la
plus ancienne technique de tressage « un au-dessus, un au-dessous »
(notation 1/1), les artisans des différentes cultures sont passés au
tressage « deux au-dessus, deux au-dessous » (2/2) ou « trois au-dessus,
trois au-dessous » (3/3). Quelques artisans ont conçu l’idée de fixer
une natte à une bordure circulaire ; ces artisans ont appris qu’une
natte carrée est plus avantageuse que les autres nattes rectangulaires
pour pouvoir produire un panier bien équilibré ; puis ont découvert
qu’il est plus facile de fixer une natte carrée tressée à la bordure
circulaire si les lignes médianes du carré sont rendues visibles d’une
façon ou d’une autre (figure 7). Une manière de rendre visible une ligne
médiane est d’introduire une ligne de discontinuité dans la structure
du tressage (la figure 8 en est un exemple) :
Fig. 7
Fig. 8
19Sur
l’intersection des lignes de discontinuité apparaissent automatiquement
des ensembles de carrés dentés concentriques ou des croisements en
forme de X (voir les exemples sur la figure 9).
Fig. 9
20Les
structures avec une ou deux lignes de discontinuité peuvent être
remplacées par des structures de tressage plus complexes provenant de
l’introduction de plus de lignes de discontinuité ou de la variation des
couleurs des bandes, par une opération d’abstraction à partir de
l’importance des lignes de discontinuité perpendiculaires. Les formes
géométriques comme celle sur la figure 7, peuvent prendre de la valeur
par elles-mêmes et être transposées à d’autres contextes culturels. Le
même peut se produire avec les motifs plus complexes. La découverte de
l’importance des lignes médianes perpendiculaires reflète la
compréhension du fait que la fabrication des paniers circulaires
pourrait être facilitée. Après la compréhension de cette importance, la
réalisation peut varier d’une culture à l’autre et d’une période à
l’autre, en découvrant différentes structures d’ensembles de carrés
dentés concentriques et des structures en forme de X ; un supplément de
variabilité culturelle fait son apparition dans les phases suivant
l’introduction de motifs plus complexes et la transposition à d’autres
contextes culturels, comme effet d’une plus grande liberté conquise par
les artisans. Même dans la phase d’élaboration des motifs plus
complexes, des développements parallèles frappants peuvent se produire,
comme l’introduction des spirales tressées (voir la figure 10), au xie siècle en Arizona, par les vanniers anasazi, et par les vanniers makhuwa des xixe/xxe siècles au Nord-Est du Mozambique (Gerdes 2000).
Fig. 10
21La
découverte et le développement des paniers tressés circulaires
exemplifie un processus plus général de similarité et de diversité dans
l’exploration géométrique, surtout dans les contextes culturels les plus
anciens.
La relative uniformité des idées géométriques de base
22L’uniformité
relative des structures idéales reflète l’unité de l’humanité, ou plus
précisément, l’unité de la fabrication d’outils à partir des sources
naturelles : des situations similaires conduisent en général à des
problèmes similaires et à des essais de solution comparables, même si la
diversité des détails est potentiellement très grande. Par conséquent,
l’activité sociale, combinée avec la constitution générale de l’être
humain, a permis l’élaboration des mêmes formes géométriques de base
(voir, par exemple, Gerdes 1990a, 1992, 2003d).
23La
multiplicité des formes dans la nature est si grande qu’il devient
nécessaire d’expliquer comment les humains ont acquis pas à pas la
capacité de percevoir certaines formes de la nature. Il n’y a pas de
formes dans la nature qui conduisent a priori
à l’observation humaine. La capacité des êtres humains à reconnaître
les formes géométriques dans la nature et également dans leurs propres
produits s’est formée pendant l’activité de production.
24La
capacité à reconnaître l’ordre et les formes spatiales régulières dans
la nature a été développée à travers l’activité du travail. La
régularité est le résultat du travail créatif humain et non sa condition
préalable. Ce sont les avantages pratiques réels de la forme régulière
inventée qui conduisent à une conscience croissante de l’ordre et de la
régularité. Les mêmes avantages stimulent la comparaison avec d’autres
produits du travail et avec les phénomènes naturels. La régularité du
produit travaillé simplifie sa reproduction, et de cette façon la
conscience de sa forme et l’intérêt manifesté pour elle se trouvent
renforcés. En même temps que le degré croissant de conscience se
développe une valorisation positive de la forme découverte : la forme
est alors utilisée même là où elle n’est pas nécessaire, car elle est
maintenant considérée comme belle.
25Le
cylindre, le cône ou d’autres formes symétriques des récipients, les
motifs hexagonaux des paniers, des chapeaux, des raquettes pour la
neige, etc. peuvent apparaître à première vue comme le résultat
d’impulsions instinctives ou d’un sens inné pour ces formes. Ou bien,
ils pourraient être générés par un « esprit culturel » collectif ou un
« archétype », ou également, de manière mécanique, comme une imitation
des phénomènes naturels, par exemple, de la structure cristalline ou des
rayons de miel. En réalité, cependant, les humains créent ces formes
dans leur activité pratique pour pouvoir satisfaire leurs nécessités
quotidiennes. Ils les élaborent. La compréhension de ces formes
matériellement nécessaires est apparue et s’est développée à travers
l’interaction avec le matériau donné afin de pouvoir produire quelque
chose d’utile : des arcs, des barques, des haches à main, des paniers,
des pots, etc. C’est de la reconnaissance de ces nécessités et des
possibilités ainsi acquises de les utiliser pour atteindre certains buts
qu’est surgie la liberté humaine de fabriquer des choses qui sont
utiles et considérées comme belles.
26En
réfléchissant à l’art et aux jeux des formes qui se créent pendant
l’activité, la pensée mathématique des origines a commencé à se libérer
de la nécessité matérielle : la forme s’émancipe de la matière, laissant
ainsi émerger le concept et la compréhension de la forme. La voie est
libre pour un développement intra-mathématique.
27Pendant
ce jeu entre les besoins intéressant la société, les possibilités
matérielles et l’activité expérimentale, certaines formes - par exemple,
les formes symétriques – ont démontré par elles-mêmes leur caractère
optimal. Penser en termes d’ordre et de symétrie ne nécessite pas une
explication mythique. Ceci reflète l’expérience de production dans la
société. Dès que cette expérience s’est renforcée elle-même jusqu’à
permettre à la régularité d’acquérir une valeur esthétique, alors de
nouvelles formes, dans un certain sens ordonnées, ont pu être créées,
sans qu’il y ait une urgence matérielle, immédiate et incontournable,
qui les exige. Dans ce processus, la pensée mathématique se développe
pas à pas, c’est-à-dire la capacité de créer des formes pensables ou
imaginables.
Un exemple d’exploration géométrique, reconstruction et potentiel
28Un exemple très intéressant en Afrique de la création de formes imaginables est l’émergence de la géométrie « sona ». Cette tradition a été surtout développée parmi les Cokwe (Chokwe, Tshokwe) de l’Angola du Nord-est. La culture Cokwe est réputée pour son art décoratif, y compris les dessins faits dans le sable appelés sona (singulier : lusona). Chaque garçon apprenait la signification et l’exécution des sona
les plus faciles. Par contre, les plus compliqués n’étaient connus et
développés que par peu d’experts. Il y avait des conteurs qui
utilisaient les sona comme des
illustrations. Les dessins étaient exécutés rapidement de la manière
suivante : après avoir nettoyé et lissé le sol, les experts en dessin
fixaient d’abord avec les bouts de leurs doigts un réseau de points
équidistants et traçaient ensuite une figure linéaire qui entoure les
points du réseau. Une fois dessinés, les motifs étaient en général
balayés immédiatement. Le commerce des esclaves, la pénétration et
l’occupation coloniales ont provoqué la perte d’une grande partie des
connaissances sur les sona [6][6]Sur la base de l’analyse des sona rapportés par les….
29La figure 11 présente quelques exemples de sona relativement faciles. L’algorithme utilisé pour leur construction semble avoir été dérivé du tressage des nattes.
Fig. 11
30Comme le suggèrent les exemples de sona
sur la figure 12, la symétrie et la mono-linearité ont joué un rôle
important en tant que valeurs culturelles : la plupart des dessins sont
symétriques et/ou mono-linéaires. Mono-linéaire veut dire être composé
d’une seule ligne (lisse) ; une partie de la ligne peut croiser une
autre partie de la ligne, mais une partie de la ligne ne peut jamais
toucher une autre partie de la ligne.
Fig. 12
31Les
experts en dessin ont développé toute une série d’algorithmes
géométriques pour la construction de motifs symétriques mono-linéaires.
La figure 13 montre deux sona
mono-linéaires appartenant à la même classe dans le sens qu’en dépit des
dimensions différentes des grilles sous-jacentes aux deux sona sont dessinés en appliquant le même algorithme géométrique.
Fig. 13
32Les experts en dessin ont également inventé différentes règles pour construire des sona
mono-linéaires. La figure 14 montre un exemple de l’usage d’une règle
de chaînage. On y indique comment l’apparence du dessin mono-linéaire
sur la figure 14c peut être expliquée sur la base de la mono-linéarité
des deux motifs sur la figure 14a et de la manière dont ils ont été
enchaînés ensemble (voir la figure 14b).
Fig. 14
33Plusieurs sona
mentionnés dans la littérature ne sont clairement pas conformes aux
valeurs culturelles. Parfois, la symétrie ou la mono-linearité a été
brisée afin de donner au dessin une signification spécifique. Plus
souvent, il s’agirait de fautes ou d’erreurs. Certains experts en dessin
ont pu commettre des fautes, car ils ont été contactés lorsqu’ils
étaient déjà vieux. Il peut s’agir d’erreurs dans la transmission de la
connaissance sona d’une génération à
l’autre ou de fautes de la part de l’observateur, qui avait peu de temps
pour faire ses copies, puisque les dessins étaient normalement effacés
immédiatement après la fin de l’histoire. L’effacement a pu être un
moyen de protéger la connaissance. Dans ce cas, certaines fautes dans la
transmission de sona peuvent être
une expression de résistance culturelle : les experts en dessin ont pu
faire consciemment des fautes pour tromper l’observateur – l’homme
« blanc », associé au commerce d’esclaves, à l’administration coloniale
et au christianisme.
34Après avoir reconstruit certains éléments de la tradition sona
(Gerdes 1993/4, 1995b, 1997a ; voir Ascher 1991, Kubik 1988), il est
devenu possible d’essayer d’explorer son potentiel géométrique, à la
fois dans l’éducation mathématique (voir Gerdes 1990b, 1997b, 2002a) et
dans la construction de la théorie mathématique. Mon expérience
personnelle de recherche m’a appris que les sona
représentent un champ très fertile pour d’autres explorations
mathématiques. J’ai été conduit successivement à la découverte et à
l’analyse des courbes en miroir, des motifs lunda (voir l’exemple sur la figure 15) et de la symétrie lunda [7][7]Pour une introduction, voir Gerdes 1999, chapitre 4., des motifs liki
(Gerdes 2002b) et des différents nouveaux types de structures
algébriques comme les matrices cycliques périodiques et les matrices
cylindre, hélice et échiquier (Gerdes 2002b, c, d, e). Robert Lange a
créé des carreaux sona à l’Université Brandeis (Massachusetts, États-Unis).
Fig. 15
35Franco Favilli et ses étudiants de l’Université de Pise (Italie) sont en train de développer un logiciel pour les sona. Il est probable que les nouveaux chercheurs abordant le sujet produiront rapidement bien plus de résultats intéressants.
36Le potentiel éducatif et scientifique des sona démontre en outre la force imaginative et la créativité des experts en dessin cokwe
et la profondeur de la connaissance mathématique qu’ils ont commencé à
édifier. Ceci fait un contraste tranchant avec ce qu’un ethnographe de
la période coloniale a écrit sur la connaissance mathématique des Cokwe.
Il a décrit quelques rudiments d’arithmétique, de calcul du temps et de
vocabulaire géométrique (ligne, courbe, point, etc.), mais a suggéré
que les Cokwe n’avaient pas de connaissances mathématiques (Santos 1960). Le même auteur a cependant publié une intéressante étude sur les sona (Santos 1961). Apparemment, il n’a vu aucune relation entre les sona
et les mathématiques. Son évaluation reflète l’horizon de sa formation
ethnographique et son éducation scolaire dans le domaine des
mathématiques en métropole. Cet exemple peut servir à poser la question
importante : qui définit une activité, une idée ou une théorie comme
mathématique. Qui définit « Qu’est-ce la pensée mathématique ? » ? Que
peut-on dire sur le fond socio-culturel de l’auteur ? En parlant dans
les réunions professionnelles des mathématiciens, j’ai constaté que les
aspects mathématiques et le potentiel du sona étaient appréciés et absorbés rapidement par la communauté mathématique internationale.
L’intelligibilité interculturelle de la pensée mathématique
37Les
idées géométriques sont développées dans divers contextes culturels,
suivant parfois des voies différentes, parfois des voies parallèles. Le
raisonnement peut présenter des différences, mais manifeste souvent de
fortes similitudes, peut-être surprenantes, reflétant la constitution
spécifique des êtres humains et ce qui est similaire dans les contextes
où ils vivent.
38Ayant
été élevé dans plusieurs contextes culturels, un chercheur (ou même
tout être humain) peut avoir développé une certaine aptitude pour les
idées mathématiques. De la même manière que tout musicien (ou même tout
être humain) peut développer une certaine compréhension et un goût pour
l’expression musicale, et que tout linguiste (ou même tout être humain)
peut développer une certaine compréhension et une reconnaissance des
phénomènes concernant le langage. Dans ce sens, la pensée mathématique
est tout aussi généralement humaine que l’utilisation d’une langue ou
une activité musicale (jouer ou écouter). Le « goût pour » est le
résultat d’un processus d’enculturation mathématique spécifique à une
culture (voir Bishop, 1988).
39Dans
une perspective ethnomathématique, les mathématiques deviennent le
produit de toutes les cultures, l’expérience des mathématiques scolaires
d’un chercheur n’étant qu’une des formes de l’expérience mathématique.
Les mathématiques ne sont pas le produit d’une sphère culturelle
particulière (« occidentale »), mais une expérience humaine commune.
Dans le processus de l’étude des idées mathématiques dans différents
contextes culturels, la compréhension de ce que sont les mathématiques
(ou mieux de ce qui constitue l’activité mathématique) peut être
approfondie. La pensée mathématique n’est intelligible que sur le plan
inter-culturel.
La valeur socio-pédagogique de l’ethnomathématique
40Dans Éduquer ou périr…
Joseph Ki-Zerbo souligne la nécessité pour l’Afrique de nouveaux
systèmes d’éducation, enracinés proprement à la fois dans la société et
l’environnement, et pouvant de ce fait générer la confiance en soi d’où
jaillit l’imagination (1990, 104). Je voudrais conclure cet article par
une courte remarque sur la valeur socio-pédagogique de
l’ethnomathématique : chaque culture présente ses propres points de
départ qui rendront plus facile l’apprentissage : c’est comparable au
fait qu’une personne est plus à l’aise dans sa langue maternelle. Même
si, sur le plan global la pensée mathématique a des traits communs à
tous les êtres humains.
41L’éducation
des enseignants joue un rôle crucial dans ce processus. En
réfléchissant sur notre pratique de l’éducation des enseignants de
mathématiques après l’indépendance du Mozambique, nous avons suggéré
quelques dimensions relationnées du développement d’une conscience parmi
les enseignants de mathématiques concernant les bases sociales et
culturelles des mathématiques et l’éducation mathématique (Gerdes
1998b). On peut énumérer brièvement : (a) la conscience des
mathématiques en tant qu’activité universelle, (b) la conscience du
développement multilinéaire des mathématiques, (c) la conscience des
mathématiques et de l’éducation mathématique en tant que processus
socio-culturels et (d) la conscience du potentiel mathématique des
élèves. Il est particulièrement important que les enseignants ne
s’habituent jamais à sous-estimer les capacités, le savoir-faire et la
sagesse de leurs élèves et des communautés dont ces élèves font partie.
Les gens peuvent se trouver en train de faire des mathématiques, engagés
dans une forme de pensée qui implique des processus mathématiques, sans
qu’ils appellent eux-mêmes leur activité « mathématique » ; ils peuvent
même dire qu’ils ne connaissent pas les mathématiques ou qu’ils sont
incapables d’en faire. Les enseignants qui deviennent conscients de ces
phénomènes et des raisons qui les expliquent, n’accepteront pas des
allégations comme « peur des mathématiques » et « je n’ai pas de
compétence mathématique » comme naturelles, normales ou insurmontables
lorsqu’elles viennent des élèves ou de leurs parents. Au contraire,
l’enseignant essaiera de situer ces allégations dans leur contexte
social, culturel et historique, car il est motivé pour les affronter à
travers son activité et son attitude afin de mettre en valeur le fond
culturel des élèves.
42Traduit de l’anglais par Daniel Arapu.
Notes
-
[1]
Pour une introduction à l’ethnomathématique, voir D’Ambrosio (1985, 1990), Ascher (1990) et Gerdes (1992b, 1993, 1995). Le recueil compilé par Powell et Frankenstein (1997) donne une vision d’ensemble d’études ethnomathématiques dans leur rapport avec l’enseignement.
Je remercie Maurice Bazin (Florianopolis, Brésil) pour ses commentaires sur la première version de cet article. -
[2]
Paulin Hountondji critique l’expression « connaissance indigène » et propose le concept de « connaissance endogène » (Hountondji 1994).
-
[3]
Voir pour une brève introduction Gerdes 1998, chapitre 1 ou Gerdes 1999, p. 140-143.
-
[4]
Pour d’autres exemples d’activités féminines, et la pensée artistique et géométrique en Afrique australe, voir Gerdes 1996, 1998a.
-
[5]
Voir mon étude sur l’éveil de la pensée géométrique à l’aube de la culture (Gerdes 1990a, 1992, 2003d), l’article de Luquet sur l’origine psychologico-culturelle des concepts mathématiques (Luquet 1929) et le livre de Eglash sur les structures fractales dans les cultures africaines (Eglash 1998).
-
[6]
Sur la base de l’analyse des sona rapportés par les missionnaires, les administrateurs coloniaux et les ethnographes, il est possible de reconstruire des éléments mathématiques dans la tradition sona (Gerdes 1993/4, 1995b, 1997a voir Ascher 1991, Kubik 1988).
-
[7]
Pour une introduction, voir Gerdes 1999, chapitre 4.
- Mis en ligne sur Cairn.info le 01/12/2007
- https://doi.org/10.3917/dio.202.0126
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