LES CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES ÉPOPÉES NÉGRO-AFRICAINES par Kwenzi Mikala

La transcription et la traduction des versions de l'épopée Mumbwanga ont un intérêt incontestable pour les Bapunu eux-mêmes et pour les chercheurs. - Pour les Bapunu d'abord. Bien qu'il ne s'agisse que d'un travail provisoire, l'épopée Mumbwanga, qui était tant exposée à périr, est maintenant, du moins en partie, sauvée. Un texte plus complet ne pourra évidemment être établi que lorsque les récits de Mumbwanga auront été collectés sur tout le territoire punu et publiés. - Pour les chercheurs ensuite. Ceux qui sont intéressés par les récits épiques trouveront dans Mumbwanga un récit de plus dont je vais maintenant faire l'analyse.
Chapitre 1
LES CARACTÉRISTIQUES GÉNÉRALES DES
ÉPOPÉES NÉGRa-AFRICAINES
1.1. L' épopée en général
1.1.1. Essai de définition
Le Robert définit l'épopée comme un «long poème en vers (et plus tard, parfois récit en prose de style élevé) où le merveilleux se mêle au vrai, la légende à l'histoire, et dont le but est de célébrer un héros ou un grand fait» 1. Le Littré, dans son édition de 1976, dit du terme épopée qu'il est une «narration en vers d'actions grandes et héroïques. L'Iliade chez les Grecs, le Mahabharata chez les Indiens, les Nibelungen chez les Allemands, chez nous les poèmes de Roland et d'Artus sont des épopées»
2.En analysant ces deux définitions, il apparaît qu'elles ont le même contenu et qu'elles ont été élaborées à partir des épopées écrites puisqu'il est question de vers et aussi de récit en prose notamment dans la définition du Robert. Parmi les épopées qui sont à l'origine de ces définitions, on peut citer l'épopée grecque, représentée essentiellement par les poèmes épiques homériens. En effet, l'lliade et l'Odyssée ont été fixés par des grammairiens alexandrins au ne siècle avant J.-c.
3 Les épopées sanscrites Ramayana et Mahabharata de l'Inde ont sûrement, elles aussi, servi à défmir l'épopée puisque leurs textes, notamment celui du Mahabharata, ont été fixés entre le IVe siècle avant J.-c. et le IVe siècle après l-C. D'ailleurs, Dumézil confirme cela lorsqu'il écrit que «c'est à cette époque que le Mahabharata, la grande histoire des descendants de Bharata a pris sa forme actuelle»
4. Ces définitions laissent de côté l'épopée négro-africaine qui est orale. C. Seydou écrit à ce sujet: «L'épopée, en Afrique, demeure parole et parole vivante, puisqu'elle y
1. Le Robert, Dictionnaire de la Langue Française, tome IV, 2e édition, p. 72.
2. Le Littré, Dictionnaire de la Langue Française, tome 3, édition intégrale, p. 96l.
3. D. Madelénat, L'Épopée, p. 25.
4. G. Dumézil, Mythe et épopée, tome 1, p. 33.
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 participe de civilisations de l'oralité toujours actuelles; nous pouvons donc l'y saisir en situation, dans son fonctionnement même et sa totale expression»l. Donc, fidèle à l'étymologie de son nom parce qu'inscrite tout entière dans l'oralité, l'épopée négro-africaine représente la forme originelle des épopées. En effet, on peut soutenir que d'une manière générale, les épopées ont d'abord été orales. Les récits homériens, l'épopée sumérienne Gilgamesh n'ont été transcrits que plusieurs siècles après leur création. D. Madelénat a écrit: «Devant son public, le narrateur déclame, chante, voire mime en une sorte de "one-man show"» et citant Frye, il poursuit : «L'oralité est la "forme originaire de présentation" de l'épopée»2. D. Leuwers écrit à cet effet, s'agissant du poète: «Dans la Grèce primitive, le poète était désigné sous le nom d'aède (de aoidos = chanteur). Il représentait un artiste inspiré qui, accompagné d'un instrument (le plus souvent une lyre) chantait les aventures et les exploits des dieux et des héros. L'aède, qui se produisait lors de réunions ou de concours de chant, était à la fois poète et récitant - ce qui le distingue du rhapsode cantonné dans la seule fonctilon de récitant. Le poète Homère était un aède»3. Compte tenu de ce qui vient d'être dit, l'épopée peut donc être définie comme un long récit légendaire ou mythologique, héroïque et merveilleux de faits et d'événements qui intéressent une communauté. Cette définition montre que l'épopée n'est pas unique mais qu'on en distingue plusieurs types ou «modèles» comme l'a écrit Madelénat : <~Trois modèles fondamentaux sont ici distingués, d'après les forces utilisées, les caractères de l'action et le système de régulation: l'épopée mythologique (comme le Mahabharata et le Ramayana indiens) où les héros se lient étroitement aux dieux; l'épopée mythico- historique (comme les poèmes homériques) où les hommes, plus autonomes, s'éloignent des divinités; l'épopée historique, où les valeurs héroïques s'affirment au détrime.nt des interventions surnaturelles et des pouvoirs magiques»4. La Chanson de Roland en France et la Chanson des Niebelungen en Allemagne caractérisent cette épopée historique. Dumézil, quant à lui, distingue deux mythologies: «L'une apparaît dans l'Iliade et dans l'Enéide où les hommes et les dieux sont bien distincts les uns des autres; l'autre où les dieux et les démons s'incarnent dans les hommes et transforment la vie de la terre en une immense et sanglante fête travestie»5. C'est le cas dans le Mahabharata. Une distinction en deux types conviendrait aux épopées négro-africaines. Il s'agit de l'épopée mythico-historique et de l'épopée historique.
1. C. Seydou, «Comment définir le genre épique? Un exemple: l'épopée africaine», in Gorog
Veronika, éd., Genres, Forms, Meanings : Essays on African Oral Literature, p. 85.
2. D. Madelénat, op. cit. p. 25.
3. D. Leuwers, Introduction à la poésie moderne et cOTuemporaine, p. 3.
4. D. Madelénat, op. cil., p. 135.
5. G. Dumézil, op. cil., p. 42.

L'épopée mythico-historique rappelle explicitement ou implicitement certains événements dans la vie d'un peuple. Ce typ~·de récit trouve son origine à partir d'un élément extraordinaire et imaginaire. L'épopée mythico-historique laisse plus de place à l'improvisation et à une élaboration beaucoup plus simple des thèmes centraux. L'épopée historique, quant à elle, s'occupe des généalogies, des migrations et des chefs d'un peuple donné. Elle exige souvent une narration plus suivie.
1.1.2. Les caractéristiques de l'épopée
L. Kesteloot a écrit: «L'épopée est un ·~enre littéraire très ancien. Toutes les civilisations en possèdent ou en ont possédé cO,mme elles possèdent le conte et la légende, (... )>>1. Genre littéraire, l'épopée se caractérise par un style formulaire et rythmique. D'ailleurs, Madelénat écrit: «Depuis les travàux de Milman Parry et de Lord, la formule est considérée comme le trait stylistique qui distingue par excellence l'épopée. Elle peut se définir comme un ensemble complexe -phonétique, lexical, sémantique, syntaxique, rythmique- avec des correspondances stables ou inconstantes entre chaque niveau»2. L'épopée se distingue par sa longueur. Dumézil écrit à ce sujet: «Le Mahabharata, "la grande histoire des descendants de Bharata" est le poème le plus long de l'Inde»3. Le caractère narratif distingue l'épopée du drame. L'épopée est un récit qui comporte des descriptions, des répétitions, des dialogues mais surtout une narration d'événements. C'est aussi un récit où les faits ont été grossis. Cela distingue l'épopée de l'histoire qui vise à rapporter les événements dans toute leur réalité objective. L'épopée est une entreprise et non une action. Elle reproduit une série d'actions qui conduisent au même but. D'ailleurs, Madelénat a écrit: «( ... ), l'annature universelle de l'action épique peut se résumer, avec ses "actants" en quatre rubriques:
1. l'instance régulatrice de l'action qui assigne au héros sa mission, son but partiel, sa
finalité ultime;
2. les actants: le héros, les adversaires et alliés du héros;
3. l'action (le parcours héroïque) ;
4. la finalité de l'action (la victoire sur les adversaires)>>4.
L'entreprise doit être héroïque pour faire ressortir qu'il s'agit d'un homme, d'une
famille, d'une génération qui a dépassé de loin la commune mesure par la force, l'énergie
ou la virulence des caractères. Le héros épique représente toujours une exaltation d'un
1. L. Kesteloot, L'Epopée traditionnelle, p. 3.
2. D. Madelénat, op. cil. p. 33.
3. G. Dumézil, op. cil., p. 33.
4. D. Madelénat, op. cil., p. 3.

 type humain jusqu'au surnaturel qui est la source du merveilleux épique. Le récit retrace
les affrontements entre les humains et les forces surnaturelles.
L'entreprise de toute épopée est merveilleuse. C'est un merveilleux fantasmagorique
qu'on y rencontre. C'est-à-dire un meveilleux qui est dû à l'intervention d'êtres
surnaturels ou à l'action du héros lui-même qui est en possession de moyens magiques.
L'épopée intéresse une communauté parce que ses membres y retrouvent leurs
institutions, leurs moeurs, leurs croyances. Comme l'a écrit Madelénat : «L'épopée vise
à plus de totalité explicite en représentant le politique et le social avec les chefs, les
collectivités rassemblés»1. D'autre part, Leuwers écrit: «( ... ), l'épopée a une fonction
pédagogique et éthique: elle pose un modèle d'action et appelle à l'héroïsme»2. Les caractéristiques que je viens d'énoncer se retrouvent aussi bien dans les épopées dites primitives, à savoir les épopées antiques: l'Iliade et l'Odyssée d'Homère et les épopées médiévales dont l'oeuvre la plus importante est la Chanson de Roland, que dans les épopées dites artificielles telles que la Franciade de Ronsard, la Légende des Siècles de Victor Hugo, la Jérusalem délivrée du Tasse, la Divine Comédie de Dante et le Paradis perdu de John Milton. Les épopées primitives sont à l'origine orales tandis que les épopées artificielles s'inscrivent dans le cadre de la tradition écrite préfigurée par l'Enéïde de Virgile. Les épopées artificielles ont résulté de l'imitation des épopées primitives. Il s'agira pour moi de montrer que ces caractéristiques se retrouvent aussi dans l'épopée Mumbwanga des Bapunu au chapitre 3. Mais avant d'en arriver là, il faudra d'abord voir l'épopée négro-africaine et les genres littéraires punu.
1.2. L'épopée négro-africaine
L'épopée existe dans toute l'Afrique noire. Mais certaines régions du continent ont fait l'objet de nombreuses recherches en littérature orale, et des travaux ont été publilés sur des épopées. Les exemples utilisés sont empruntés à deux grandes régions de l'Afrique. La première correspond à l'Afrique Occidentale et la seconde à l'Afrique Equatoriale. On trouve dans ces deux aires deux types d'épopées: l'épopée historique pour la première zone et l'épopée mythologique pour la seconde zone.
La diversité des épopées africaines vient, comme l'écrit C. Seydou, de ce que «"lieux de distinction d'un peuple par rapport à un autre", elles sont, plus que tout autre genre littéraire, conditionnées par la conception qu'a chaque peuple de son identité culturelle ou nationale: aussi aurons-nous des textes aussi divers que les mvet du Cameroun ou du 1. D. Madelénat, op. cit., p. 58.
2. Leuwers, op. cit., p. 3.

 Gabon, les récits épiques de Mwindo chez les Banyanga ou ceux de Lianja, chez les Nkundo-Mongo au Zaïre, qui font parcourir à leurs héros-civilisateurs de véritables périples initiatiques, reposent sur toute une symbolique et dont les rapports avec le mythe, le conte, la légende, sont clairement marqués; ou bien, au contr':lire, en Afrique .. de l'Ouest, une gamme de textes qui va de l'épopée malinké de Sunjata à l'épopée peule en passant par la bambara et la soninké etc.:.»l. Pour plus de commodité, les épopées ouest-africaines seront appelées épopées soudanaises et les épopées de l'Afrique Equatoriale, épopées bantu.
1.2.1. Les épopées soudanaises
1.2.1.1. Les données géographiques· et historiques
L'Afrique occidentale, qui a été le berceau de puissantes féodalités, a vu naître l'épopée. Celle-ci est le genre de la cour, de la noblesse. C'est elle qui légitime le pouvoir du prince et en exalte les vertus. Vue sous cet angle, l'épopée soudanaise revêt les mêmes caractéristiques que la chanson de geste du Moyen Age européen. L'aire qui est concernée ici est celle située dans la zone sahélienne de l'Afrique occidentale, qui s'étend de la Gambie au Niger et qui est peuplée par les Mandingues, les Bambaras et les Peuls. Leur histoire est, comme l'écrit C. Seydou, «marquée par la création de grands empires à pouvoir centralisé et leur organisation interne repose sur une hiérarchisation de l'ensemble du corps social où chacun a, de par sa naissance même, son statut et sa fonction assignés»2.
Pour avoir des informations sur les grands empires des XVIe-XVIIe siècles dans l'aire
soudanaise, on a recours à la tradition orale. C'est le griot, dont la fonction est héréditaire
de père en fIls, qui est le détenteur de cette tradition. li est la mémoire de la tradition et de
l'histoire du pays. Le griot est historien. Sa vie à la cour, ses voyages en compagnie du
prince, les expéditions auxquelles il a participé peuvent faire de lui un témoin digne de
foi. Non seulement il a la connaissance précise des faits, mais il a l'art de bien les dire et
de les faire revivre en jouant de la kora et du balafon pour l'épopée mandingue, du luth
pour l'épopée bambara ou pour l'épopée peule.
1.2.1.2. Les oeu vres épiq ues
Les textes dont je présente le résumé ci-dessous sont des narrations des griots qui ont
été fixées par Djibril Tamsir Niane pour Sunjata, par Lilyan Kesteloot pour Da Monzon
de Ségou et par Christiane Seydou pour Silamaka et Poullori.
1. C. Seydou, «Comment définir le genre épique? Un exemple: l'épopée africaine», p. 86.
2. Idem, «Les hérauts de la parole épique», in M.M. Jocelyne Fernandez Vest (éd.), Kalevala et traditions
orales du Monde.
Colloques internationaux du CNRS, Editions du CNRS, Paris, 1987, p. 456.
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 1.2.1.2.1. Sunjata
t'ép'ôp~ltde-Sunjataest la tradition historique et littéraire la plus importante du peuple
malinké vivant en Afrique occidentale, dans les pays suivants: Guinée, Mali et Sénégal.
Dans la préface à son ouvrage, Djibril Tamsir Niane se présente comme le traducteur du texte oral du rhapsode Mamadou Kouyaté. Niane a publié en français et en prose un poème épique consacré à Sunjata, roi des Mandingues. Le personnage de ce héros et ses conquêtes sont mentionnés par des sources arabes. Mais la réalité historique a un arrière-plan mythique. L'épopée mandingue occupe une place prépondérante parmi les cycles épiques de l'Ouest africain pour la variété des travaux qui lui ont été consacrés. En effet, le Itexte de Niane vient après ceux plus fragmentaires de Mamby Sidibé 1 et de Humblot2. Historien, Niane conserve, pour les générations actuelles et à venir, les traditions de plus d'un demi-millénaire du Soudan de cette époque. Il a organisé le récit de telle façon que le lecteur puisse non seulement suivre les différentes péripéties du peuple malinké et de son chef mais aussi connaître le paysage géopolitique de leur pays. L'oeuvre de Niane a pour but la création d'une épopée de caractère national pour les Mandingues. Au XIVe siècle, Sunjata, personnage historique dont les chroniques arabes ont fait mention, unifie les peuples isolés de l'Afrique occidentale, à la suite d'une guerre de succession et d'indépendance, en créant dans la vallée du Niger un empire de guerriers.
La naissance et la mission de Sunjata sont annoncées à son père par un oracle. Celui-ci lui amène la future mère de l'enfant. Après une série d'épreuves et de sacrifices, l'enfant tant attendu vient au monde. Mais c'est un infirme. Jusqu'à l'âge de sept ans, il n'est même pas capable de marcher. Il ne sait pas parler non plus. Les premiers pas qu'il faits sont pour aider sa mère. Il ne rend jamais le mal pour le mal et lorsqu'il doit fuir avec sa mère et ses frères, il est accueilli partout avec joie. Sunjata est bon et intelligent. Il vainc Sumal)guru, le roi du Sosso et des sorciers par ses propres armes et ses maléfices. Cela lui permet de reconquérir le royaume ancestral et d'étendre le Mandé; il en établit l'administration, en développa les ressources et en définit l'organisation sociale. Avec lui, le royaume mandingue retrouve le bonheur.
1.2.1.2.2. Da Monzon de Ségou
Il n'y a pas à proprement parler d'épopée de Da Monzon. Il s'agit d'une série
1. M. Sidibe, «Soundiata Keïta, héros historique et légendaire», Empereur du Manding, Notes Africaines
(Dakar, IFAN, avril 1959).
2. P. Humblot, «Episode de la légende de Soundiata», Notes Africaines 52 (Dakar, IFAN, octobre 1951).
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 d'épisodes qui se rattachent au cycle épique di.lroYaume de Ségou au XVIIIe siècle dans
lequel Da Monzon s'est le plus illustré.
«La geste de Ségou, épopée bambara, écrit C. Seydou, débute par l'histoire légendaire
et merveilleuse de son fondateur, Biton Koulibali, un étranger allié aux Génies de l'Eau
que le destin et sa valeur personnelle imposèrent comme le premier souverain; mais c'est
surtout autour de Monzon et de son fils, Da' Monzon, que s'est cristallisée la geste
ségovienne» 1.
Lilyan Kesteloot s'est efforcée de présenter les dix épisodes qu'elle a recueillis selon
un ordre historique qui les restitue dans le contexte du règne de Da Monzon2.
L'épopée monzonienne apparaît comme une aventure qui permet aux guerriers
d'éprouver leur bravoure. Il s'agit d'un de ces .. princes bambara, le roi Da Monzon qui,
grâce à sa force militaire, a soumis tous les royaumes environnants. Mais peu à peu vont
se soulever ici et là des groupes dont les valeureux fils revendiquent l'autonomie. A
chacun de ces guerriers rebelles est consacrée une séquence du récit.
Le cycle de Da Monzon n'est pas perçu comme une épopée nationale des Bambara à
l'instar de Sunjata pour les Mandingues. En effet, dans les récits monzoniens, il ne s'agit
pas d'idéaux d'allure religieuse ou humaniste mais plutôt de la valeur individuelle du
guerrier.
1.2.1.2.3. L'épopée peu le du Massina
Christiane Seydou, qui a fait des travaux sur l'épopée peule du Massina, la caractérise
ainsi: «Cette épopée reflète l'évolution de la situation historique de la société peule : une
partie de la production épique traite de la Dîna, l'Empire peul du Massina fondé dans la
première moitié du XIXe siècle par Sékou Amadou; mémoire de ce passé récent et
glorieux, l'épopée devient alors historiographie. Plus spécifiquement représentatifs de la
veine épique peule sont les textes qui exaltent les Ar5e, ces chefs des fractions semi-
nomades qui se partageaient le territoire avant l'instauration de la Dîna et l'islamisation
généralisée accompagnant la sédentarisation des Peuls de cette région »3.
1.2.2. Les épopées bantu
1.2.2.1. Les données géographiques
«Du Gabon au Cap, écrit Rodegem, on peut récolter un genre littéraire remarquable,
très élaboré, qui montre un comportement réglé et unifonne: la recherche du
1. C. Seydou, «Les hérauts de la parole épique», p. 460.
2. L. Kesteloot, Da Monzon de Ségou, tome 4.
3. C. Seydou, op. cil., p. 462.
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  sensationnel»l. En fait, Rodegem aurait dû écrire du Cameroun au Cap car, comme on va le voir, le genre littéraire dont il est question se rencontre aussi au Cameroun. Ce genre a pour nom hilu I] chez les Basaa et mvet chez les Ewondo. Ceux-ci partagent l'épopée avec les FaI] du Gabon et de la Guinée Equatoriale. Les Amba:ma du Gabon désignent sous le terme d'Olende leur épopée; les Mongo du Zaïre, Lianja ; les Swahili de l'Afrique de l'Est, Utenzi ; les Zulu de l'Afrique du Sud, Izibongo etc ... Les récits épiques, qui sont déclamés, pour la plupart, exclusivement par une voix masculine, renvoient à un univers mythique et merveilleux dans lequel les guerriers puisent les idéaux qui les poussent à se surpasser face aux périls. Ces narrations posent pour leurs auditeurs un modèle d'action et les appellent à l'héroïsme.
1.2.2.2. Les oeu vres épiq ues
D. Biebuyck, qui a travaillé sur les épopées zaïroises qui sont des oeuvres épiques bantu, les classe en deux genres: «l'épopée historique représentée par l'épopé{~ luba sous une forme légèrement fabuleuse et l'épopée héroïque représentée par les épopées mon go et nyanga qui mettent en jeu des héros aux attributs surnaturels et qui épousent plus ouvertement le miraculeux»2.
Quant à J.D. Studstill, il distingue trois catégories: l'épopée cosmologique, héroïque et historique. Il écrit à cet effet: «( ... ), on peut situer les épopées héroïques dans une position à mi-chemin entre les épopées cosmologiques, comme des mythes grecs, qui parlent des actions plus cosmiques des hommes-dieux, et les épopées historiques, comme celle des Luba qui semble (du moins à la surface) narrer tout simplement l'histoire d'un
royaume ou d'un pouvoir politique»3.
Il est donc inexact d'affirmer qu'on ne trouve en Afrique Equatoriale que l'épopée
mythologique.
1.2.2.2.1. Mvett
C'est l'expression mi.laI]
ml mvét «récits ou histoires du mvett» qui signifie
épopée chez les Ewondo du Cameroun et les Fang du Gabon4 . Pour C. Seydou, «(00') du sud du Cameroun au Gabon, l'épopée tient son nom de la longue harpe-cithare qui en 1. F. Rodegem, «La tradition épique africaine», in Publications de l'Institut de Formation et de Recherches en Littérature, fascicule 2, 1978, Université de Louvain. 2. D. Biebuyck, «The Epic as a genre in Congo oral Literature», in Richard Dorson, éd., .4frican Folklore, Bloomington, Indiana University Press, p. 259.
3. J.o. Studstill, Les desseins d'arc-en-CÎel: Epopée et pensée chez les Luba du Zaïre, Editions du CNRS, p. 15.
4. C. Ndjewel, BQn ba HitQng LingQm. épopée basaa, thèse de doctorat de 3e cycle, p. 37.
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 accompagne la déclamation; si plusieurs genres (lyrique, romanesque) peuvent être regroupés sous le terme de mvet, seul le «mvet ekang», le genre épique, en mérite pleinement le nom, d'après les utilisateurs eux-mêmes, et seule la pratique de ce dernier exige, outre un apprentissage instrumental et verbal, une initiation qui authentifie la compétence du barde»!.
Tsira Ndong Ndoutoume n'hésite pas à Adentifier ce genre littéraire à la culture
traditionnelle du peuple fang lorsqu'il écrit : ~ désigne à la fois l'instrument utilisé, le joueur et les épopées racontées desquelles se
dégage toute une littérature. Le mot mvett dans son sens le plus large est synonyme de
culture fang»2.
Le mvet est un instrument à cordes montées sur un long bambou et comportant des demi-calebasses qui servent de caisses de résonance. Eno Belinga l'a défini plus précisément comme «un cordophone qui se,'compose : 1) d'un manche en bambou de raphia légèrement incurvé; 2) d'un chevalet, un peu décalé du centre, fixé sur le manche qui supporte en chacune de ses échancrures une corde tendue: Chaque corde est divisée en deux éléments asymétriques, destinés à donner deux sons de hauteur différente; 3) de huit anneaux qui règlent de part et d'autre du chevalet la tension des cordes; 4) de trois calebasses tronquées, fixées sur le bambou, qui servent de caisse de résonance»3. Cet instrument est indispensable pour que le récit chanté revête le caractère épique. C'est grâce à ce type de récit que les Fang ont créé des images archétypales qui résument leur conception du monde et expriment la longue lutte qu'ils ont dû livrer à une nature et à un environnement humain hostile. Le Mvett serait né à l'époque des migrations fang que la tradition renvoie au temps mythique de «l'obane»4. «( ... ). Au cours de leur fuite, l'un d'entre eux, Oyono Ada Ngono, grand musicien et guerrier, s'évanouit subitement. On porta son corps inanimé pendant une semaine. Après ce coma, Oyono revint à la vie et annonça aux fuyards qu'il venait de découvrir un moyen sûr pour se donner du courage»5. Il inventa le mvet, instrument de musique6 et composa le premier chant du mvett qui sera le refrain dans les récits. Voici les premières paroles du créateur du Mvett : «Mes frères, les Mvélés sont plus puissants que nous, ils nous pourchassent partout, mais nous devons nous venger. Puisque nous ne pouvons rien contre ces maudits Mvélés, allons toujours de l'avant, mais à notre tour, pourchassons toutes les races, fortes ou faibles, que nous trouverons
1. C. Seydou, «les hérauts de la parole épique», p. 451.
2. Tsira Ndong Ndoutoume, Le Mvett épopée fang, p. Il.
3. Eno Belinga, Littérature et musique populaire en Afrique Noire, p. 120.
4. Tsira Ndong Ndoutoume, op. cit., p. 15.
5. Idem, ibid., p. 16.
6. Le mvet, instrument de musique a déjà été décrit plus haut.
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 sur notre chemin. Nous pillerons les villages pour nous ravitailler, nous ferons aux autres
ce que les Mvélés nous ont fait. Nous sommes forts, ayons confiance en cette force (... ).
Nous suivrons le soleil dans sa course, nous aurons un beau pays là-bas où il se couche.
Ce pays sera peut-être plus fertile, plus riche que celui de la «Grande Eau» que nous
venons de quitter» 1.
Le genre lui-même relate les épopées d'un peuple guerrier imaginaire, le peuple
d'Engong ou peuple de fer, qui avait acquis l'immortalité et qui sert de modèle archétypal
aux Fang, obligés qu'ils étaient de lutter pour survivre. Cette origine mythique du genre
donne le ton des récits mvett qui sont nombreux, et les héros se meuvent dans un monde
imaginaire où les limites de l'homme ordinaire sont abolies au profit de la toute puissance
des géants.
Les épopées du Mvett sont innomhrahles et chaque joueur du Mvett a sa version. Le
récit de Tsira Ndong Ndoutoume est, à ma connaissance, le second Mvett publié à ce
jour2.
En voici le résumé tel qu'il a été fait par l'auteur lui-même: «L'épopée que vous allez
lire a pour point de départ une des tribus d'Okü, la tribu des Flammes (Yemikaba). Son
chef Oveng Ndoumou Obarne, homme puissant, considérant que le fer (sens de métal) est
la cause de tous les maux qui accablent l'humanité, a pris l'incroyable décision de le
détruire complètement de la surface de la terre. Pour lui, la paix universelle est à ce prix.
Mais il se heurte d'abord à l'opposition des autres tribus d'Okü. Néanmoins, il les
soumet, une à une en faisant volatiliser tout ce qui contient du fer, jusqu'au moment où il
rencontre une résistance acharnée à la tribu des Orages (Yokos), car son chef Nkabe
Mbourou est un homme puissant. La bataille s'engage, dure, et paraît encore indécise
lorsque, dans un corps à corps brutal, Nkabe Mbourou a une jam be brisée par son
adversaire. Vaincu, il envoie alors sa fille Eyenga Nkabe à Engong pour épouser le chef
de l'armée des Immortels, Engouang Ondo, afin que celui-ci le venge d'Oveng Ndoumou
Obarne. Mais ce dernier, qui est tombé amoureux de cette jeune fille, poursuit sa marche
vers Engong avec un double but: anéantir le fer et épouser Eyenga Nkabe de fo rce»3 . Le
héros sera vaincu mais se réconciliera avec ses adversaires.
1.2.2.2.2. Hi! U 1]
Pour Clément Ndjewel, «le terme épopée se traduit en Basaa, langue parlée au
Cameroun, par l'expression mi .1]gen ml hi 1u1], qui fait au singulier 1]ge n Û hl i 1u1]
1. Tsira Ndong Ndoutoume, op. cit., pp. 16-17.
2. Le premier récit est le Mvet de Zwé Nguéma publié par Pepper en 1971.
3. Tsira Ndong Ndoutoume, op. cit., p. 19.
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 et qui signifie mot à mot: refrain du h i 1u 1). Ce tte expression est am biguë. Elle peut
vouloir dire chant accompagné du hi 1ul) ou bien chant provenant du hi 1ul). Un
second élément de l'expression 1) 9 e n u hi 1u 1) attire l'attention, c'est le terme hi 1u 1),
l'instrumentl qui accompagne le chant. Il apparaît que tout chant accompagné du h i 1u 1)
reçoit le titre d'épopée»2. Compte tenu de c~ qui a été dit, on peut donc soutenir que,
lorsqu'on parle de I)gen u hi 1Ul), on pense immédiatement au chant et à l'accompa-
gnement de l'épopée.
Le thème du Hilul) est l'histoire de Bon ba Hi' t 6ng Li' ngom ou les fils de Hitong
Lingom. Deux récits existent sur ce thème. Il s'agit de BQn ba HitQng LingQm, épopée
basaa de Clément Ndjewel et des Fils de Hitol)g de Pierre Ngijol Ngijol. Le premier texte
constitue la thèse de doctorat de troisième cyc}e en Lettres Modernes présentée en 1980
par Clément Ndjewel devant l'Université de ~ille III et le second est la thèse de doctorat
d'Etat ès Lettres et Sciences Humaines de Pierre Ngijol Ngijol éditée en 1980 à Yaoundé
dans la collection Africana.
D'après Pierre Ngijol, ce texte épique se laisse facilement résumer: «Il s'agit d'un
homme, Hitong, qui vit dans une émancipation totale et scandaleuse par rapport à la
mentalité magico-religieuse et à la tradition vénérable des ancêtres. Il encourt
immédiatement l'opposition des patriarches du clan qu'il n'hésite pas à arrêter et à
garrotter pour les amener à composer avec lui. Réconcilié un moment avec eux, il se
marie par rapt de femme et verse une dot fabuleuse. Il fonde ensuite une innombrable
famille; mais sa fille unique et son époux meurent brusquement à la suite d'un interdit
non respecté, laissant un jeune orphelin qui se réfugie dans sa famille maternelle. Ce
petit-fils, modèle de docilité à la sagesse ancestrale, est bientôt marié par son grand-père.
Mais sa femme est séduite et enlevée par un membre du clan voisin qui tire vanité de ce
rapt et refuse de rendre la fugitive. Il s'ensuit une guerre féroce en deux épisodes.
D'abord les fils de Hitong, après de brillants débuts, sont défaits et mis en déroute dans
une bataille, malgré l'héroïsme de Lingom, le fils le plus valeureux de Hitong. En effet,
ce dernier a tué le ravisseur Minkaa et un de ses frères. Ensuite ils réussissent à massacrer
la famille coupable et à récupérer la fugitive. Ceci a été possible grâce à la fourberie de
Hitong qui, ulcéré par la défaite, s'est laissé faire prisonnier pour conclure avec ses
vainqueurs un arrangement malhonnête et cruel.
Comme conclusion de cette épopée, Hitong qui a montré une immense et froide
cruauté en sacrifiant Lingom à la victoire et en tuant Nliga, est massacré par un de ses
1. Le hilun est un instrument à cordes de fabrication artisanale proche de la cithare.
2. Clément Ndjewel, BQn ha HitQng LingQ1n : épopée Basaa, p. 36.
669

 propres fils, Hitong le Jeune, qui le remplace à la tête de la famille dont il l'accuse de
vouloir causer la perte» 1.
1.2.2.2.3. Mulombi
Mulombi ou Mulombi Land~ Mweli, épopée interminable dans son récit, est une
merveille de la sagesse yisira (Echira) du Gabon.
Après avoir été déclaré mort, Musanda revint à la vie le sixième jour et annonça ce qui
suit aux spectateurs médusés:
«Compatriotes! Je tiens tout d'abord à remercier le Génie-créateur qui a bien voulu
ébranler vos coeurs pour venir écouter les nouvelles de ce monde que je viens de
connaître ( ... ). Au fond, ce que j'ai vu ne peut être raconté, nos termes étant impropres.
Sachez tout simplement que je fus comme un vieux à la fois aveugle-né et sourd-muet,
qui retrouve à la fois ses capacités visuelles et auditives, au cours d'une danse aux
mélodies envahissantes. Voilà ce qui m'est arrivé. Alors, je m'étais rendu devant un
immense et interminable mur d'une prodigieuse hauteur. Là, une voix, m'appelant de
l'autre côté du mur, me dit: "Musanda, on ne t'ouvrira pas la porte de cette muraille car
ton heure n'est pas encore sonnée". Pendant que j'écoutais cette voix, aussitôt, j'entendis
des chants en choeur d'une beauté incomparable, accompagnés de récits. La voix
m'invita à choisir un d'entre eux. J'ai pris Mulombi à cause de son originalité: et ses
exploits guerrieurs. Dès que j'ai fait mon choix, je vis aussitôt venir devant moi un
personnage mystérieux. La voix me dit à nouveau: "Musanda, Mulombi que tu as
choisi, le voilà. il va te servir de guide jusqu'à l'orée de ton village où il te quittera après
t'avoir bien initié à son récit". (... ). Mulombi dit: "Sors ta langue !" Je la sortis. Armé
d'un petit objet pointu, il la saisit et la piqua plusieurs fois. L'opération tenninée, il me
dit: "Maintenant que tu es initié à l'éloquence, voici mon histoire; tu la relateras durant
toute ton existence"»2.
Il se lança alors dans le récit que je présenie ci-dessous sous fonne de résumé.
Après le départ de De Nzambi d'en haut, De Nzambi d'en bas, grand-père de
Mulombi, fonda le village de Unyem~ n~ Katsi. Il épousa en premières noces Bur~.
Celle-ci tomba enceinte et la grossesse se développa rapidement. Bu r ~ accoucha d'un
garçon appelé Muyu l~. Lorsque celui-ci eut deux ans, De Nzambi alla à la recherche
d'une nouvelle femme. II épousa Ngwe Pa s ~ et l'amena au village. Deux lunes après le
retour de De Nzambi, Bur~ mourut et Ngwe Pa s ~ adopta Muyu l~. Devenu grand,
celui-ci alla au loin. A son retour, il trouva sa mère adoptive Ngwe Pa s ~ enceinte. De
1. Pierre Ngijol Ngijol, Les Fils de Hilong, tome II, p. 16.
2. Vincent de Paul Nyonda, Mulombi, pp. 6-9.
670
cette grossesse naquirent quatre enfants: deux garçons Gikafi et Gibonguli et deux filles
Marundu et Mbumb~).
Marundu épousa l'oiseau mystérieux Dyevrekesg après qu'il eut surmonté une
épreuve consistant à soulever un paquet de roseaux magiques. L'oiseau monstre regagna
son village Lu bg n g t s yeng i accompagné de son épouse. Celle-ci tomba enceinte et
mit au monde deux garçons Mulombi et Yeki et une fille Leli.
Mbum b g épousa, à son tour, Fudu la ,:tortue. De leur union naquirent deux fils
Bu s gn g saP i yg et Bu 1 gngomg, et une fille Rumbg.
Mulombiet Yeki se rendirent àLubg .pg
tsyengi, le monde d'en haut, pour
chercher des femmes au coeur pur. Après ay,qir surmonté de nombreux obstacles grâce à
la puissance magique de Mulombi et de Leli, Mulombi et Yeki arrivèrent à Lubg
ng
t s yeng i où Mulombi ravit à De Nzambi d'en haut sa femme Gifu a s a bu yu. Vexé
d'avoir perdu sa femme, De Nzambi d'en haUt envoya ses gueniers combattre Mulombi
et son frère. Grâce à sa ruse, Mulombi les vainquit tous. Mulombi, Yeki et Gifu
a s ab u y u se mirent en route et ani vèrent au village de l'Arc-en-ciel. Celui-ci tua les deux
frères Mulombi et Yeki et épargna la femme qui demanda de l'aide à leur soeurLeli.
Celle-ci vint et terrassa l'Arc-en-ciel qui s'était transformé en serpent. Elle ressuscita
Mulombi et Yeki. Ceux-ci reprirent leur chemin à la recherche d'une femme digne de
Yeki. Les voyageurs arrivèrent au village d'une phénoménale grenouille appelée Gitsudu
Gi ponzi qui les avala tous après les avoir magnétisés.
Gikafi et Gibonguli décidèrent d'aller dans cette région céleste secourir leurs neveux.
Après avoir imploré les forces mystiques, les deux frères furent emportés par un vent.
violent jusqu'au village de Gitsudu Gi ponzi. La lutte s'engagea d'abord entre Gikafi et la
grenouille monstrueuse qui l'avala. Puis ce fut le tour de Gibonguli de combattre le
monstre. Grâce à sa puissance magique, Gibonguli tua le monstre. Gikafi, Mulombi,
Yeki et Gifu sortirent de leur prison. Gikafi et Gibonguli regagnèrent leur village et les
voyageurs reprirent leur chmin. ils marchèrent pendant une lune et arrivèrent au village de
Nd i ngg qui portait une arme redoutable sur la tête sous la forme d'une cithare.
Mécontent de voir ses terres profanées par des individus étranges, Nd i ngg se saisit
d'eux et les emprisonna dans sa cithare qui résonnait comme une cloche. Ce fut au tour
de leurs cousins germains Bu 1 g n 9 om g et R um b g d'aller au secours des infortunés.
Grâce au sac-fétiche de Rumb g, Mulombi, Yeki et Gifu sortirent du ventre du monstre
Nd i ngg. Les voyageurs continuèrent leur route et arrivèrent à un immense fleuve. Ils
virent, de l'autre côté, un «homme-oiseau» appelé Dingongi. Celui-ci avait, à ses côtés,
une femme dont la beauté impressionna les aventuriers et qui s'appelait Si ndg
mu r img. C'est elle que Yeki va prendre pour épouse. Après un combat de plusieurs
jours avec le monstre, Mulombi, voulant en finir, fit appel à sa force mystique et
671
 transforma le guelTier géant Dingongi en canard. Yeki prit la femme. Mulombi, son frère
et leurs épouses retournèrent à Unyem~ n ~ Ka t si.
1.2.2.2.4. Olende
C'est l'épopée des Amba:ma (Obamba) du Gabon. Il existe plusieurs récits d'Olende.
Ceux-ci correspondent à douze thèmes. Parmi eux, on peut citer le monde des eaux et de
la brousse, le monde d'en haut, le monde d'en bas, le monde des tortues, le monde des
perdrix et le monde des fantômes.
Olende ényumi, c'est-à-dire récit évoquant les actions des fantômes, est la version la
plus connue d'Olende. Ce récit a déjà fait l'objet de publications. Le texte, dont le résumé
va figurer ci-dessous, a été déclamé par Ongele, grand narrateur dans le Haut-Ogooué
aujourd'hui disparu, et a été traduit et adapté par Jean-Paul Leyimangoye 1.
Dans ce récit, le surnaturel, le surréel et le réel fusionnent constamment. Les fantômes
et les humains s'accouplent. Voici le résumé de l'épopée Olende :
Dieu d'en bas avait deux enfants, deux jumeaux. Le garçon s'appelait Soumbou et la
fille Agnassa. Avant d'aller en voyage, Dieu d'en bas fit venir ses enfants et leur interdit
de sortir lorsqu'ils entendraient le tam-tam. Le père s'en alla. Le soir venu, le tam-·tarn se
mit à battre. Lorsque Soumbou entendit ce bruit, il décida d'aller danser malgré le refus
de sa soeur de l'accompagner. TI arriva dans le village où la danse avait lieu. Il se mit
donc à danser. La plus belle fille, qui dansait là, était une fille fantôme. Elle s'appelait
Agnassa comme la soeur de Soumbou. Elle avait pour surnom oyû, c'est-à-dire celle qui
va chercher des poissons pour les autres. Chaque fois que des jeunes gens allaient danser
dans ce village, ils s'éprenaient de cette fille qui les emmenait avec elle pour servir de
nourriture aux fantômes.
Soumbou, le jumeau, vit que la fille qui dansait si bien n'était pas une fille comme les
autres. Et lorsque cette dernière décida de rentrer chez elle, Soumbou la suivit. Agnassa,
la fille fantôme, voyant que Soumbou était très fort et qu'il n'était pas comme les. autres
humains, lui demanda de ne plus la suivre et de retourner chez lui. Mais Soumbou ne
pouvait plus rentrer chez lui car il s'était épris de la fille fantôme. En arrivant au village
des fantômes, Agnassa, qui était aussi tombée amoureuse de Soumbou l'humain,
demanda à sa mère de l'aider à cacher Soumbou afin que les autres fantômes ne le
trouvent pas et ne le tuent pas. La mère d'Agnassa refusa d'abord de l'aider. Mais, après
les explications de sa fille, elle accepta finalement et adopta même Soumbou.
1. J.P. Leyimangoye, OIende ou le chant du nwnde. Ed. Beauchemin, Montréal, 1976.
Les infonnations que je livre ici sur Olende, m'ont été fournies par Monsieur Jérôme Okinda. Qu'il en
soit remercié ici.
672
 Pour conquérir sa bien-aimée, Soumbou dut surmonter de nombreux pièges et
épreuves à travers les mondes souterrain, aquatique et céleste où il rencontra des
monstres à qui il livra de durs combats. Il vainquit tous ses ennemis et épousa Agnassa.
De leur union naquit un enfant qui fut enlevé par le cruel infirme Obiélakoulou, oncle
d'Agnassa. Soumbou ne retrouva son fils qu'après avoir suivi les conseils des anciens et
livré un combat à mort à Obiélakoulou.
La narration d'Olende dans les villages visé à montrer aux jeunes les vertus de la vie et
à les former pour affronter cette vie. D'autre p.art, Soumbou est le symbole de tout garçon
omba:ma qui doit accomplir des exploits pour montrer qu'il aime effectivement la fille
qu'il veut épouser.
1.2.2.2.5. Lianja
C'est l'épopée des Mongo du Zaïre. Ceux-ci parlent presque toujours de Nsongo et
Lianja pour désigner ce récit-chant à cause du fait que la figure de Nsongo, la soeur, est
intimement liée à celle de Lianja, le frère l .
Voici le résumé de cette épopée qui a fait l'objet de nombreux travaux:
Commençant par l'histoire des arrière-grands-parents du héros Lianja, l'épopée
raconte les exploits du père ILE l E et son assassinat par Sausau, le propriétaire du
safoutier où il était allé voler les fruits convoités par sa femme Mbombe enceinte. Suitla
naissance miraculeuse du héros et de sa soeur jumelle Nsongo. Dès sa naissance, Lianjà
est un homme adulte qui va venger la mort de son père sur le propriétaire de l'arbre.'
Ensuite se place le récit de la migration de la horde, venue d'on ne sait où, mais conduite
par le héros à la recherche du fleuve. Naturellement, il doit vaincre de nombreux
obstacles et triompher de tribus ennemies qu'il englobe dans sa horde, grâce surtout à
l'action de sa soeur. Un épisode particulèrement plein de merveilleux extraordinaire est la
lutte avec le serpent gigantesque Indombe.
L'épopée se termine par la montée au ciel du héros Lianja, de sa soeur Nsongo, de son
aîné Entonto et de sa mère Mbombe.
L'épopée de Lianja vise à réveiller chez les auditeurs Mongo la nostalgie de leur
glorieux passé guerrier. L'idéal du guerrier est d'être fort et courageux, de vaincre tous
les adversaires et de mériter ainsi la gloire parmi la descendance.
Lianja est le symbole du peuple mongo. il en est le conducteur et l'âme. La foule croit
à son invulnérabilité et le suit dans toutes ses entreprises.
Les figures de Lianja et de Nsongo sont les symboles des fondateurs des Mongo et
1. Le Père E. Boelaert a publié en 1949, dans Aequatoria XII, un récit de Lianja qu'il a intitulé Nsongo' â
Lianja.
673
 ceux-ci retrouvent, dans la randonnée victorieuse jusqu'au fleuve, l'histoire de leur
migration ancestrale et de la soumission des occupants précédentsl .
1.2.2.2.6. Chaka
Chaka est l'épopée des Zulu d'Afrique du Sud. C'est l'histoire d'un jeune berger,
nommé Chaka, qui va devenir fondateur d'un empire à partir d'un exploit peu ordinaire
qui l'arrache à sa modeste condition.
Voici le résumé de cette épopée:
Fruit des amours coupables de sa mère Nandi et de son père Seuzangakhona qui
redoute de le reconnaître, Chaka doit faire face, dès sa plus tendre enfance, à une hostilité
générale, voire à de la haine, et plus particulièrement de la part de ses compagnons de jeu
qui le couvrent d'insultes rappelant les circonstances de sa naissance.
Son tempérament hors du commun ne tarde pas à se manifester. Il tue un lion, puis
une hyène redoutable dévoreuse d'hommes.
Son propre père ordonne qu'on le mette à mort. En effet, le roi ne peut supporter la
gloire toute fraîche de Chaka qui vient de tuer une hyène si redoutable. Chaka doit fuir.
Chaka reçoit la visite du «Seigneur des ea~x profondes». C'est à l'issue de la visite de
ce monstre qui revêt la forme d'un serpent, que Chaka va se retrouver investi de tous les
pouvoirs. Il ne songe qu'à faire des conquêtes. Il s'entoure de sorciers redoutables tels
Isanusi, Ndlebele ou Malunga. Chaka, qui a signé un pacte avec les sorciers du Mal,
sacrifie les forces de la Vie: il sacrifie celle qui la lui a donnée, sa mère Nandi et celle à
qui il aurait pu la donner, son amante, la belle Noliwé.
Dévoré par la passion du pouvoir, assoiffé de vengeance, Chaka tentera d'effacer,
toute sa vie durant, les humiliations subies dans sa jeunesse.
Chaka termine son existence dans d'atroces visions hallucinatoires. Le souvenir de ses
méfaits hante son sommeil. Déjà, lors du meurtre de Noliwé, il avait connu les affres du
remords le plus écrasant. Il erre comme un cheval terrifié. Les corbeaux, après son
assassinat par Dingana, laisseront son corps intact, et les hyènes voraces n'oseront pas
approcher du cadavre qui n'a même pas droit à une sépulture.
Mais personne ne peut oublier la grandeur de ce tyran sanguinaire.
Chaka est l'épopée d'un héros qui symbolise le peuple en train de naître et son destin
jusqu'à la mort.
1. Père A. De Rop, Lianja. l'épopée des M 5 ng:J, p. 7, 22 et 23.
674
 1.3. Comparaison de deux épopées gabonaises
Répondant au souhait émis par Mufuta Kabemba1 au colloque international sur les
migrations, l'expansion et l'identité culturelle des peuples bantu2, organisé du 1er au6
avril 1985 par le Centre International des Civilisations Bantu (CICIBA) à Libreville au
Gabon, que, dans la perspective de la comparative intéressant les oeuvres littéraires orales
bantu, il serait précieux d'utiliser un même canevas3, j'ai décidé d'exploiter, en l'adaptant
à mes préoccupations, le questionnaire prop0sé par Mufuta, pour comparer le Mvett,
épopée fang du nord du Gabon et Olende, épopée omba:ma du sud-est du Gabon.
J'ai retenu ces deux épopées parce que j'ai trouvé des informateurs qui ont accepté de
répondre aux questions que je leur ai posées sUr, ces textes épiques.
Le travail consistera à dégager des deux épopées gabonaises leurs ressemblances et
leurs différences.
1.3.1. Les ressemblances
La comparaison des deux épopées fait apparaître des ressemblances aux niveaux de
leur dénomination, de leur taxinomie, de leur fonction et de leurs caractères.
1.3.1.1. La dénomination
Les deux épopées ont chacune une dénomination. L'une est appelée Mvett et l'autre
Olende. Le nom mvet désigne une longue harpe-cithare qui accompagne la déclamation
d'un récit épique fang appelé mvett par extension. Quant à olende, il désigne un récit-
chant.
Les deux épopées sont l'objet de plusieurs récits: il y a plusieurs épopées Mvett et
plusieurs épopées Olende.
1.3.1.2. La taxinomie
Les deux épopées occupent une place privilégiée dans la littérature fang pour l'une et
dans la littérature omba:ma pour l'autre. L'épopée est considérée comme un genre
majeur.
1. Mufuta Kabemba, «Typologie comparée des oeuvres liuéraires bantu de l'Afrique cenlI'ale et orientale»,
in Les Peuples bantu : migrations. expansion et identité culturelle, tome II, pp. 362-372.
2. Les Actes de ce colIoque ont été publiés en deux tomes par l'Hannaltan en 1989 sous le titre Les
Peuples bantu : migrations. expansion et identité culturelle.3. Ibid., pp. 369-370. Le questionnaire utilisé figure en annexe 3. II a été soumis à Messieurs Jérôme
Okinda, fonctionnaire, originaire du Haut-Ogooué pour Olende et Pierre Claver Nang-Eyi, Assistant à
l'Université Omar Bongo de Libreville, originaire du Woleu-Ntem, pour le Mvett Qu'ils soient tous les
deux sincèrement remerciés ici.
675
 1.3.1.3. La fonction
Les deux épopées jouent un rôle très important:
- le récit du Mvett est un stimulant pour affronter les problèmes de la vie et redonner
confiance au groupe;
-le récit d'Olende, quant à lui, dicte une ligne de conduite de l'enfance à l'âge adulte et
propose les vertus morales pour affronter la vie.
1.3.1.4. Les caractères
Les deux épopées ont un caractère sérieux même si elles permettent la détente. D'autre
part, leur expression est relativement libre. En effet, compte tenu du fait qu'il y a
plusieurs récits de ces épopées, on ne peut pas parler d'expression figée.
1.3.2. Les différences
Ces différences entre les deux épopées se situent exclusivement au niveau de la
situation de performance: d'abord le narrateur et l'accompagnement musical de la
déclamation, ensuite l'auditeur et enfin les circonstances de narration.
1.3.2.1. Le narrateur
- Le Mvett 1 est proféré exclusivement par un homme, un spécialiste, un conteur
professionnel. Ce poète-chanteur est appelé mbommvet. Ce terme, qui est un mot
composé dans lequel l'instrument de musique' sert de déterminant, signifie le joueur de
mvet. Celui-ci est reconnu poète-chanteur tant qu'il joue de son instrument. Dès qu'il
s'en sépare, il est un simple conteur.
Pour devenir mbommvet, il faut se faire initier par un maître initiateur. Comme l'écrit
Pascal Boyer (1988, p. 99) : «Ces poètes, appelés mbommvet ont suivi une initiation
spéciale, dont les plus dures épreuves mettent le candidat en contact avec les fantômes,
qui lui transmettent certaines mélodies, ainsi que la capacité de se souvenir de très longs
récits épiques». Il existe plusieurs écoles de poètes-chanteurs. Les candidats à, cette
fonction peuvent fréquenter plusieurs écoles et subir ainsi plusieurs initiations. Pour être
initié, il faut qu'on décèle dans le candidat des prédispositions àjouer du mvet.
A la fin de l'initiation, le nouvel initié paie le maître: il s'agit du don et du contre-don.
Cette contrepartie peut être soit la vie d'un proche parent, soit une partie du corps de
1. Le récit épique est écrit «Mvett» et l'instrument de musique «mvet».
676
 l'initié qui devient ainsi physiquement diminué. En se séparant, le maître remet un
talisman à son disciple pour amplifier sa renommée.
- Pour déclamer Olende, il n'est pas besoin d'avoir un statut particulier. Tout le
monde peut réciter cette épopée, homme ou femme. L'essentiel est de connaître le récit. il
faut donc s'en imprégner pour bien le proférer. Pour ce faire, il faut écouter les autres
raconter et essayer de le faire à son tour. Si l'on se trompe, on se fait reprendre par ceux
qui connaissent mieux l'épopée.
1.3.2.2. L'accompagnement musical de la déclamation
Bien que les deux épopées soient des récits-chants narrés à un débit normal, il n'en
demeure pas moins qu'elles se différencient par l'accompagnement musical.
- Le Mvett nécessite un instrument approprié. Il y a donc association de la parole et de
cet instrument de musique spécifique.
- Pour déclamer Olende, il n'y a pas d'association obligatoire entre la parole et un
instrument de musique.
1.3.2.3. L' audi teur
- Le Mvett s'adresse exclusivement aux hommes. Les femmes ne doivent pas suivre le
Mvett puisqu'il est déclamé dans le «corps de garde» réservé aux hommes. Ce sont eux
qui dirigent la société et qui règlent les problèmes qui se posent à cette société.
- L'épopée Olende est destinée à tout le monde: hommes, femmes et enfants.
1.3.2.4. Les circonstances de narration
- Le Mvett est produit quand il y a un décès ou un retrait de deuil.
- Quant à Olende, il est proféré lors des manifestations de réjouissances. Il va donc de
soi qu'on ne peut pas narrer Olende quand il y a un décès. il en est de même lorsqu'on
récolte du miel.
677

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