Révélation de Dieu dans des traditions Luba
Révélation
de Dieu dans des traditions Luba
Dans Histoire et missions chrétiennes 2007/3 (n°3), pages 103 à 120
Qu’Israël soit considéré comme le seul peuple à qui Dieu ait parlé d’une manière nette et claire, est un des présupposés de la religion chrétienne qui ne résiste pas à l’examen minutieux de l’histoire des religions : les textes des religions de l’Extrême Orient (l’hindouisme, le boudhisme, le taoïsme, le confucianisme, le shintoïsme), le Coran, les textes sacrés de l’Égypte, ou encore les traditions orales mystiques de l’Afrique noire, notamment celles des Luba, sont d’une densité religieuse étonnante, méritant autant d’attention que les écritures saintes juives et chrétiennes. Le fait de l’oralité africaine aide à mieux comprendre le contenu de la Bible judéo-chrétienne et m’a fait déboucher sur une intuition développée ici : Dieu s’est révélé à nos ancêtres africains, à travers les contes, les proverbes, les paroles rituelles destinées au renforcement de la vie et au rétablissement de l’harmonie dans l’univers, les paroles fortes et bénéfiques où le dire correspond au faire.
2Dans un premier temps, on montrera l’ampleur du phénomène d’« écritures sacrées » et de la communication entre les divinités et les hommes dans l’histoire des religions afin d’éviter des conclusions hâtives et lacunaires. Ensuite, sera abordée la révélation dans des traditions orales des initiés chez les Luba, en faisant part de certains documents souvent passés inaperçus. Enfin, on exposera brièvement la révélation de Dieu dans les proverbes et dictons, dans les rites d’harmonisation de la vie chez les Luba.
La communication des hommes avec la
divinité
Les religions antiques
3Dans l’expérience humaine du divin, la
communication entre l’homme et les dieux est une constante. L’initiation,
dénominateur commun de toutes les religions, entre dans le processus de la
révélation : en effet, au cours des rites, des « sacra », des
symboles, sont dévoilés ; mais en plus, la démarche elle-même révèle à
l’adepte ce qu’il est au plus profond de lui-même, ce que le monde est, et la
véritable nature des esprits. Pour les initiations qui s’accompagnent
d’extases, de possession, de transes, la préparation du sujet à recevoir des
révélations est encore plus claire [1][1]M. Meslin, L’expérience humaine du divin, Paris, Cerf,
1988, p.….
4Dans la religion de l’Égypte ancienne, le roi
est considéré comme le premier célébrant, celui que les dieux ont investi pour
conduire le peuple. Il apparaît comme un fils de Dieu devant agir
continuellement selon sa mouvance et son inspiration. Selon l’idéologie royale
égyptienne, le roi est informé par Ré de ses desseins, il est doué ou investi,
dès le sein de sa mère, du don divin de la perception et de la connaissance. Un
texte de l’Ancien Empire, dit du roi : « Dieu lui a donné de
connaître la chose dans son for intérieur [2][2]A. Roccati, La littérature historique sous l’Ancien
Empire…. » Le fameux hymne d’Echnaton [3][3]Voir l’analyse de cette hymne dans Bilolo Mubabinge, Le… mentionne
qu’il a été inspiré par Aton lui-même. L’endroit où devait être construit le
temple était indiqué par la divinité. Le roi n’était pas chargé d’écrire ;
ce travail incombait aux scribes prêtres. Sous leur plume, Thot, l’aspect divin
de la sagesse, de l’omniscience et de la faculté d’invention, a communiqué aux
hommes les messages de la divinité, en sa qualité de « maître de la
Vérité », « seigneur des divines écritures », « scribe des
paroles divines » [4][4]A. Barucq et F Daumas, Hymnes et prières de l’Égypte
ancienne,…. Dans les processions rituelles de la religion égyptienne
ancienne, on portait les livres sacrés (une quarantaine) en mains [5][5]On pourrait consulter les détails de cette description
chez….
5L’expérience des oracles dans la religion grecque antique met aussi en rapport avec le phénomène des révélations. Par le truchement des prêtres ou des prêtresses, les dieux transmettaient leurs volontés et leurs messages aux hommes. Les plus célèbres furent les prêtresses d’Apollon à Delphes. De partout des dignitaires affluaient pour consulter la divinité et recevoir des messages. Cette pratique semble venue des cultes d’Asie mineure, où les initiations à l’immortalité dans divers cultes, amenaient les adeptes à entrer en transe ; des phénomènes de « possession » par les dieux amenaient des individus à une perte temporaire des sens, parfois même à un changement de voix ; et pendant cette période, le dieu concerné livrait son message aux humains [6][6]W. Burkert, ?????? ???????? ???????? (la religion grecque…. Les cultes des Cabyres, de Dionysos, d’Ira et d’Artémis, connaissaient fréquemment ces expériences extatiques.)
L’expérience chrétienne
6Le concile Vatican II définit clairement ce
que les chrétiens doivent entendre par révélation et parole de Dieu :
« Les livres
entiers, tant de l’Ancien que du Nouveau Testament, avec toutes leurs parties,
la sainte mère Eglise, de par la foi apostolique, les tient pour sacrés et
canoniques, du fait que, rédigés sous l’inspiration de l’Esprit-Saint, ils ont
Dieu pour auteur et ont été transmis à l’Eglise comme tels. Mais, pour composer
les livres saints, Dieu a choisi des hommes qu’il a employés, eux-mêmes usant
de leurs facultés et de leurs forces propres, de sorte que, agissant lui-même
en eux et par eux, ils transmettent par écrit, en véritables auteurs, tout et
cela seulement que lui-même voulait [7][7]Cité dans la constitution « Dei verbum », 11.. »
8On distingue dans cette citation trois
facteurs : Dieu, l’écrivain, et la communauté église qui reçoit le
message ; le premier communique à l’écrivain le message ou l’aide à
reformuler ce que Dieu a déjà transmis précédemment ; le deuxième fait un
travail qui ne lui appartient pas, mais qui est marqué par sa vie et son
talent ; le troisième, c’est celui qui authentifie et reconnaît la main de
Dieu dans le message.
9L’importance du troisième élément n’est pas à
démontrer : il est très clair qu’il devient de plus en plus déterminant,
au fur et à mesure que des dissensions naissent dans ces groupes
« églises ». Aussi, l’argument principal pour déterminer si un écrit
est un livre saint, traduisant la parole de Dieu, sera « la tradition
reçue », l’usage commun des communautés, depuis les premiers siècles. Mais
cet usage lui-même n’est pas purement autoritaire ; il repose sur un
fondement, tel qu’il est stipulé dans les écritures elles-mêmes :
« Toute écriture est
inspirée de Dieu et utile pour enseigner, pour reprendre, pour remettre les
choses en ordre, pour discipliner dans la justice, pour que l’homme de Dieu
soit pleinement qualifié, parfaitement équipé pour toute œuvre bonne. »
(2 Timothée 3 : 16,
17.)
11Selon ce fondement, un catalogue des livres
a été fixé, regroupant pour les catholiques 73 livres comprenant les écritures
hébraïques et chrétiennes, 66 livres pour les protestants.
12Mais comment Dieu inspire-t-il ? Est-ce
à la manière d’un « souffle », d’une vision, d’un songe (Dan 7,
1 ; 9, 21 ss), par un ange entreposé (Ap1, 1), ou encore face à face (Nb
12, 6-8, Ez 1-2, 2-ss, Isaïe 6, 1-8, Ap.1, 1-2) ? Il reste difficile de
préciser comment Dieu a donné sa révélation à chacun des rédacteurs originaux.
13Conformément à ce qu’écrit Luc 1,1 (rapportant ce que les témoins oculaires avaient transmis), pour les chrétiens, l’inspiration est close avec la disparition des derniers témoins oculaires ou de leurs disciples.
L’expérience des Musulmans
14Pour l’islam, le Coran est le livre révélé
par Dieu à Muhamed sur une période de 20 ans, de 612 à 632. Dès 612, dans la
« nuit bénie » du 26 au 27 du mois de ramadan, l’ange Gabriel
(Jibril) lui ordonne de « réciter » ce qu’il entend, un message
articulé autour de quatre éléments : l’unicité de Dieu, ses 100 attributs,
l’exigence fondamentale de soumission à Dieu, et le jugement dernier. Le
prophète étant illettré, ce sont ses compagnons qui ont mis par écrit son
message. Plus tard, sous le calife Othman, (644-656), le canon est organisé
sous forme de sourates et de versets. Ci et là, le message souligne sa
provenance divine, comme par exemple : « Votre compatriote… ne parle
pas de son propre mouvement. Ce qu’il dit est une révélation qui lui a été
faite » (Sour. III, 2-5 ; voir aussi Sour. II, 1-3 ; Sour. XVII,
106-107).
Les religions de l’Extrême-Orient
15L’hindouisme repose sur
plusieurs corpus de textes, tous censés d’une manière ou d’une autre émaner de
l’absolu divin ou de ses formes et manifestations (Visnu, Siva…). Le Veda,
corpus de base, se traduit par « connaissance sacrée » ou
« révélation ». Il a été « exhalé » par l’absolu, au commencement
du monde, et « capté » par certains sages ; ceux-ci l’ont
transmis de génération en génération, par voie orale ; ce n’est que
tardivement et progressivement que cette parole a été mise par écrit, entre
les xve-xe siècles avant Jésus-Christ ;
cela a donné lieu à une immense littérature, qui va des Veda aux Brahmana,
en passant par les Aranyaka, pour aboutir aux Upanishad [8][8]M. Hulin et L. Kapani, « L’hindouisme », dans
J. Delumeau…. C’est pour accueillir le livre sacré Adî
Granth des Sikhs (issus d’un syncrétisme entre l’islam et
l’hindouisme) que le fameux temple d’or d’Amristsar, avait été construit en
Inde ; et le leitmotiv de ce Livre est donné par la syllabe OM (on kar)
qui est chantée tous les jours en ouvrant ce livre dans le temple d’or.
16Certains affirment que le bouddhisme est
une religion sans « dieux » et qu’il n’y a donc pas de place pour une
« révélation ». Mais en fait, il existe plusieurs bouddhismes, et
quels qu’ils soient, ils gardent les traces de l’hindouisme d’où ils sont tous
issus ; et parmi ces traces il faut noter en particulier l’idée de
l’absolu-un, vers lequel la vie humaine et cosmique tend. Dans le bouddhisme
tantrique, on connaît des divinités souvent héritées de l’Inde, et qui ont
révélé aux hommes (les Mahâsiddha) des enseignements sur l’éveil,
telles les déesses à l’esprit farouche, les dâkni, « celles
qui marchent dans les airs » [9][9]N. Bazin, « Samvara et Vajravârâhi », dans
Actualité des…. Les bouddhistes ont un canon scripturaire divisé en
trois groupes de textes, appelés « Triple corbeille » :
corbeille des Sutra (enseignements du Bouddha lui-même),
corbeille du Vinaya (règles disciplinaires de conduite),
corbeille de l’Abhidarma (élaborations sur l’enseignement du
Bouddha) [10][10]J.N. Robert, « Le bouddhisme, histoire et
fondements », dans J.….
17Le confucianisme se réfère avec
le plus grand respect à un canon des écritures, qui comprend : les Cinq
Classiques (wu jing), consacrés par Confucius lui-même, ainsi que les
quatre livres (si shu), hérités des disciples de Confucius. Confucius
n’avait fait que rassembler ce qui existait déjà et l’avait mis en forme pour
rendre le tout accessible aux générations futures. Il s’agit ici d’une
« révélation » non pas divine comme pour les juifs, les chrétiens,
les hindous et musulmans, les taoïstes etc., mais d’une révélation émanant des
hommes supérieurs en intelligence et sagesse et qui sont dans l’au-delà ;
c’est un mélange de sagesse et de la divination [11][11]L. Vandermeersch, « Le confucianisme », dans J.
Delumeau, Le…. Certaines écritures du taoïsme sont considérées comme
« révélées » par voie médiumnique :
« Cette pure
harmonie du grand Tao se répandit à travers le Vide parfait. Les immortels
célestes vinrent alors adorer cette sainte révélation et en firent copie. Quels
signes étranges ! A la fois ronds et angulaires, bizarrement conformés,
enchevêtrés et dédaliques ! Certains les appellent “écritures réelles”,
d’autres “écritures sans images”. C’est là le trésor des hauts cieux que nul ne
peut saisir dans le monde ici-bas [12][12]Texte liturgique cité par K. Schipper, « Le
taoïsme », dans J.…. »
19Le canon taoïste contient plus
de 1500 livres dont les plus importants sont : le Daode jing (livre
de la Voie et de la Vertu) et le Zhuangzi (à la fois titre et
nom de l’auteur).
20Dans le système shintoïste, l’homme
est intimement lié aux Kami (esprits et divinités) ; sa
vie est liée tant à la nature qu’aux divinités. Ceux qui vivent selon le bon
ordre peuvent entrer en communication avec les dieux et avec la nature, et
recevoir des messages et prescriptions. Les écritures sacrées (Shinten)
shintoïstes sont centrées sur les croyances à l’égard des Kami. Les
plus anciennes sont le Kojiki (3 volumes) et le Nohon-shoki (30
volumes). L’influence du chamanisme, du bouddhisme et du taoïsme sur le Japon
est très manifeste dans le shintoïsme ; mais l’effort japonais de maintien
d’une identité nationale est encore plus remarquable dans la synthèse que les
Japonais ont fait de tous ces courants, en les réunissant au tronc traditionnel
de leurs cultes ancestraux et impériaux.
21Dans les traditions religieuses d’Afrique
noire, nous y reviendrons plus longuement, les personnages appelés « bilumbu » (nécromanciennes)
et un certain nombre de guérisseurs, ainsi que certains maîtres d’initiation,
particulièrement dans le Vaudou, connaissent des « révélations » de
la part de la divinité, des ancêtres ou de l’au-delà tout court. Ces
révélations sont des connaissances spéciales, particulières, relatives à
l’objet de leurs démarches ; ils y accèdent par une attitude déterminée et
une préparation qui les fait passer par une mort à eux-mêmes. Une recherche
faite à ce sujet par Mabika Kalanda a mis à la disposition du grand public les
révélations que des « forts » Luba, bénéficiaires de cette communication
spéciale avec Dieu, avaient livrées à certains chercheurs [13][13]Mabika Kalanda, La révélation du Tiakani, Kinshasa, éd.
Lask….
22Ainsi, on se rend compte de l’ampleur et de
la complexité du phénomène d’écritures sacrées, de textes inspirés par la
divinité et des révélations venues de l’au-delà ou des dieux. Les affirmations
des juifs, chrétiens ou autres, privilégiant chacun le caractère sacré de leurs
écrits, n’est donc à prendre que comme un acte de foi d’une communauté à
l’égard de l’intervention de Dieu ou des dieux dans leur vie. Au point de vue
de l’histoire des religions, rien ne peut justifier l’affirmation selon
laquelle la divinité n’aurait parlé qu’à un seul peuple et encore moins à une
seule religion.
23Quant à l’inspiration et à la technique même
de cette communication, elle peut être très diversifiée, selon la nature
complexe de l’homme et du caractère même de l’infini de Dieu. Le témoignage
unanime de l’histoire des religions est que derrière ce phénomène, il y a
communication entre l’au-delà et les hommes. Mais personne ne peut décrire dans
les détails, ce processus, pour tous les espaces ni pour tous les temps.
24Les auteurs du livre La Bible
dévoilée [14][14]I. Finkelstein et N. A. Silberman, La Bible dévoilée.
Les… démontrent comment la réforme religieuse entreprise par
Josias, un des derniers rois de Juda (639-609), a été décisive dans la
rédaction du récit biblique : des prêtres et scribes judéens sous
l’impulsion des événements et de personnages influents, l’ont reconstruit,
donnant ainsi à un peuple frustré dans ses ambitions politiques, une cohésion
et une identité. Ce livre confirme en fait nos intuitions tant par rapport à la
révélation que par rapport à l’histoire du salut. Nous avons toujours été
persuadés que la bible judéo-chrétienne n’était pas le sommet de la révélation
divine dans l’expérience humaine. Partout il y eut communication de Dieu ou des
dieux avec les hommes, que ce soit par des oracles, que ce soit par des songes.
Ces songes et ces oracles ont toujours été influencés par les circonstances de
la vie et des sociétés humaines, telles les visées politiques d’un royaume ou
les ambitions entre les différents centres religieux. Certes les auteurs
de La Bible dévoilée n’attribuent nullement l’origine divine
aux récits bibliques ; mais nos yeux de croyants Luba habitués à voir la
main de l’au-delà dans des événements terrestres, n’ont pas eu de peine à
déceler dans les récits bibliques une intervention de Dieu, tout en reconnaissant
que le travail de l’homme est déterminant dans la cristallisation de cette
inspiration.
25Pour nous, ce qui fait de ces récits
idéologiques et théologiques, un livre inspiré, c’est la place centrale que
Dieu y occupe par rapport à la sauvegarde de la vie de l’homme : « ce
n’est pas la vigueur de mon cheval qui me donnera la victoire, si Dieu le
créateur ne me la donne pas » ; en d’autres mots, disent les Luba,
« tu as beau être un mâle vigoureux et une femelle féconde, si Dieu ne te
donne pas l’enfant, tu n’auras jamais de progéniture ». L’histoire du
salut telle que les écrivains bibliques l’écrivent n’est plus à comprendre dans
une perspective historique, comme ayant débuté avec les patriarches Abraham,
Isaac et Jacob, qui pourraient, en fait, n’avoir jamais existé ;
l’histoire du salut a débuté partout avec la création, avec nos ancêtres, avec
les fondateurs de nos nations ; elle inclut tous ceux qui ont joué un rôle
dans la sauvegarde et la croissance de la vie, dans le rayonnement de l’amour
et de la paix entre les hommes, dans le rétablissement de l’harmonie sur la
terre.
Révélation de Dieu chez les initiés Luba
26L’initiation est très diverse dans les
rituels Luba ; mais ils se rejoignent tous dans les étapes et le
processus, allant de la réclusion, à l’ouverture de l’intelligence, en passant
par une mort et une résurrection, et en terminant par un retour à la vie
quotidienne dans un nouveau rôle assumé par l’initié. Certains initiés, appelés
chez les Luba les « forts » ou « éveillés », ont connu des
phénomènes de possession, ou de songes éveillés, ou même de mort et de retour à
la vie. Pendant ces moments d’intense activité psychique, les dieux leur
auraient parlé et montré des réalités nouvelles ; ils leur auraient ouvert
l’intelligence pour un nouvel éclairage sur la vie. Ceux qui ont pu parler ont
alors créé des traditions ; et celles-ci, de bouche à bouche, se sont
conservées. Ainsi par exemple tout enfant de mulopwe (chef
Luba) doit obligatoirement apprendre ce récit qui relate la venue du premier
homme sur la terre, et qui est la source première d’où découlent les principes
généraux de la coutume, et qui serait une révélation, jadis faite à l’un de ses
ancêtres :
« Depuis toujours,
et avant nos Nkambulula, il existait un être suprême, invisible,
qui vivait dans l’espace, parce qu’il est le vent qu’on ne voit jamais. Il
s’appelle Vidie Mukulu, grand Dieu, Shiakapanga, Créateur, ou
encore Vidie-Mwine-Bumi, Maître de la Vie, car il a créé tout ce
que nous voyons sur la Terre, dans les eaux et dans l’espace. Tout est produit
de son champ et de son élevage… Il vivait seul dans son immense champ, entouré
de ce qu’il avait créé. Le désir lui vint un jour de créer son image. Il fit
tomber une pluie abondante qui remplit les vallées et créa ainsi rivières et
fleuves. De cette pluie descendit un homme ; il l’appela Mwikeulu descendu
du ciel [15][15]Kalend’A Mwamba, Shaba, Kasaï, où en sont nos
coutumes ?, 1981,…. »
28Mais ce n’est pas l’unique tradition ;
il en existe bien d’autres, différentes entre elles, mais qui se recoupent.
Parmi ces traditions, il y en a une qui nous paraît être plus élaborée ;
elle a été mise par écrit par un médecin et un administrateur, tous deux des
coloniaux belges, sous le titre de Bible noire. En voici un
extrait :
« Au commencement de
Toutes-les-Choses, l’Esprit Aîné, Maweeja Nnangila, le premier, l’aîné et le
grand seigneur de tous les Esprits qui apparurent par la suite, se manifesta
seul, et de par soi-même. Puis, et d’abord, il créa les Esprits. Il les créa,
non pas à la façon dont il créa les autres choses, mais par une métamorphose de
sa propre personne, en la divisant magiquement, et sans qu’il en perde rien [16][16]T.A Fourche et H.D Morlighem Une Bible noire, cosmogonie
bantu,…. »
30Ainsi commence le récit fait par des
initiés, ou des éveillés, dont on cite quelques noms : Mapumba wa Kalenga
Nsana, Kayiole et Kabanza, Mpoyi wa Kaseya… La liste des inspirés n’est pas
close, puisque la révélation elle-même n’est pas close, du fait que Maweeja
Nangila continue son œuvre de création [17][17]Ibidem, p. 33 : « et l’on dit qu’il crée
encore, même de nos… ; la découverte, la compréhension et
l’explicitation de cette œuvre sont loin d’être achevées, car l’être humain est
si limité qu’il ne peut prétendre avoir une saisie définitive et complète de
l’œuvre divine. Aussi trouvera-t-on dans ces récits d’initiés des avis
différents, des manières différentes de comprendre, mais qui se rejoignent sur
un certain nombre de trames. C’est ainsi qu’en citant ce livre, il ne s’agit
pas d’un témoignage individuel d’un auteur sur des traditions Luba ; c’est
une compilation de traditions mystiques Luba, en provenance de nombreux
témoins, et d’une pléiade de récits dont certains circulent encore aujourd’hui
de bouche à l’oreille dans les cercles d’initiés et dans de nombreuses
traditions orales [18][18]On trouvera par exemple certaines de ces traditions chez
Nsomwe….
31On distingue d’abord dans la genèse du
monde, une trilogie de départ, qui procède de l’unique Dieu qui
lui-même s’est créé.
1.
« Maweeja Nnangila », le
premier et le plus grand, seigneur de tous les esprits et de toutes choses. Il
se métamorphosa d’abord en trois personnes, créant ainsi deux autres esprits
seigneurs, de second rang, à ses côtés :
2.
Le « Premier-né »,
« Sceptre issu de la calebasse », « Chair du front », et
qui remplit auprès de Maweeja Nnangila le rôle du fils aîné dans un foyer
humain. S’il est appelé Premier-né, ce n’est pas qu’il a été engendré comme un
enfant. Mais c’est une comparaison qui nous permet de comprendre la place qu’il
occupe, en recourant à nos catégories humaines. Sceptre issu de la calebasse,
fait allusion à la manière dont il est apparu, déjà revêtu des insignes de
pouvoir. Il représente la masculinité dans le divin et dans le cosmos, ou
encore le côté mâle de Maweeja Nnangila.
3.
« Cyame Esprit aîné », ou
Cyame issu de l’Esprit aîné, prenant la place d’une première épouse dans un
foyer d’hommes ; non pas que Cyame soit une femme (tous les esprits aînés
sont hermaphrodites) ; mais simplement il incarne la féminité dans le
divin et dans le cosmos, ou encore le côté femelle de Maweeja Nnangila.
« Issu de l’Aîné » ne veut pas dire que l’aîné l’ait engendré ;
mais c’est pour marquer les rapports respectifs d’antériorité entre eux.
La
suite rapporte la création d’autres réalités dont l’homme était la seule qui
fut animée par Maweeja Nnangila avec son souffle, par lequel il lui a donné un
esprit. Il le voulait « seigneur de toutes les créatures, fait à sa propre
image [19][19]Ibidem, p. 54. » ; c’est ainsi qu’il
le dota de la parole et du pouvoir du verbe. Tandis que toutes les autres
créatures, il les a faites en y unissant l’eau et le feu du ciel du sommet,
dont les formes métamorphosées sont l’eau et le feu que nous voyons
quotidiennement.
32Mais, quoique tout ait été créé en bien, en
ordre numérique pair, des traditions rapportent que l’évolution de l’univers
connut une entorse. Par rapport à cette entorse, il existe de nombreuses
versions : il y en a qui parlent d’une désobéissance de l’homme, comme
dans certains contes et mythes [20][20]L. Frobenius, Mythes et contes populaires des riverains
du… ; mais d’autres traditions mentionnent une révolte de la
part de certains esprits, qui entraîna un certain nombre de créatures dans une
séparation avec Maweeja Nnangila. Des traditions d’initiés parlent de la
révolte de l’esprit aîné émissaire, qui avait été institué ordonnateur de la
loi, Nkongolo ka Lukanda ; quand il sera déchu par Dieu, il deviendra
serpent d’eau, dont l’haleine apparaîtra dans le firmament sous forme de lignes
multicolores qu’on appelle « l’Arc-en-ciel » [21][21]T. A Fourche.et H. D Morlighem, La Bible dévoilée, op.
cit., p.…. C’est dans la foulée de cette punition qu’il y eut
séparation nette entre les cieux, les terres, et les esprits, que le bien et le
mal s’opposèrent, que les noms des choses s’altérèrent, entraînant les
créatures dans leur détérioration [22][22]Ibidem, p. 43.. Des animaux changèrent de
forme, tels des oiseaux-rats, des singes, des varans, des pangolins
(mi-poissons mi-bêtes), des serpents. L’homme perdit une grande partie de ses
pouvoirs initiaux ; un certain nombre des ouvertures de son corps se
fermèrent, telle le creux épigastrique, la fontanelle et l’occiput.
33En vue de faire régner de nouveau l’ordre et
de maintenir le cosmos en équilibre, Maweeja Nnangila établit une séparation
des lieux qui se distinguèrent ainsi : 1) le ciel du sommet, demeure de la
divinité et des esprits aînés, de couleur toujours blanche ; 2) la terre,
où vivent hommes, bêtes et insectes, ainsi que tous les végétaux, et qui est de
couleur noire ; 3) les profondeurs de la terre où brûle un feu éternel
tout rouge, demeure de tous ceux que Maweeja Nnangila veut châtier à jamais,
qui est l’abîme du frisson ; 4) le village aux abords plantés de
bananiers, lieu de repos et de calme pour ceux qui ont été obéissants à Maweeja
Nnangila, les ancêtres ; il est de couleur indécis-blanc.
34De cette mésaventure, l’homme était sorti
très affaibli et diminué et Maweeja Nnangila voulut lui faire récupérer une
partie de ses pouvoirs originaux par l’instauration de l’initiation et des
instances de l’enseignement secret, où il se révèle lui-même. Cet enseignement,
entre autres, ouvre les orifices qui avaient été bouchés, tels le creux
épigastrique, siège du pouvoir de la parole forte, ainsi que la fontanelle et
l’occiput, siège de la voyance. Mais une telle initiation ne serait accessible
qu’à un petit nombre ; aussi Maweeja Nnangila convoqua-t-il les créatures
et conclut avec elles un pacte : Il fit le sacrifice de sa « Chair de
front », son Premier-né, l’esprit aîné fils de Cyame qu’il métamorphosa en
chair, et qu’il donna à manger aux créatures ; c’est l’acte réparateur de
la création, par lequel Maweeja Nnangila remit la paix et la prospérité chez
ses créatures, asseyant ainsi sa seigneurie. Aussitôt qu’ils eurent mangé de la
chair du « Sceptre issu de la calebasse » de « Maweeja
Nnangila », les créatures s’endormirent ; mais le lendemain matin,
l’esprit Aîné, fils de « Cyame », « Chair du front », ressuscita,
et avec lui toutes les créatures qui en avaient mangé [23][23]Ibidem, p. 136-137.. Désormais, le sacrifice
deviendra la loi de la prospérité et de la croissance de l’homme. Les hommes
ont peu à peu remplacé les sacrifices des premiers nés, par le don des prémices
de leur travail, le don d’une forte somme d’argent, fruit d’un long labeur,
l’immolation d’un bétail ou volaille, ou même don de graines ou fruits des
plantations. Les grands seigneurs d’ici bas ne parachèvent leur seigneurie
qu’en offrant le sang d’un enfant premier-né. C’est depuis lors que des
sacrifices de bêtes ou volailles, dont on fait le repas après immolation autour
de l’arbre des ancêtres, scellent la prospérité de grandes causes et consacrent
les grands événements de la vie familiale.
35Enfin, pour parachever le pacte, Maweeja
Nnangila leur donna une loi à observer désormais, sous peine d’une mort
définitive. Cette loi se présente ainsi : « Tu ne tueras ni ne
blesseras autrui, tu ne t’empareras des biens ni des femmes d’autrui, tu ne
mangeras pas la vie d’autrui par maléfices, la femme ne commettra pas le crime
d’adultère ». L’homme s’est lié à obéir à ces prescriptions, par serment,
avec toutes les créatures qui étaient là réunies. Désormais, celui qui suivrait
ces prescriptions, après sa mort, se réincarnerait et rejoindrait le village
aux abords plantés de bananiers. Une vie conforme à ces lois assure déjà une
protection de l’homme contre les maléfices que continuent de perpétrer les mauvais
esprits à la tête desquels préside le Kavidyevidye, puni par Maweeja Nnangila
et rejeté dans les profondeurs de la terre. Il viendra un temps où la volonté
de Maweeja Nnangila fera échapper les hommes à ce cycle des réincarnations et
les fera redevenir mi-hommes et mi-esprits, comme à l’origine ; ce sera la
fin des temps.
La révélation de Dieu dans l’oralité
36L’oralité ne veut pas dire « absence
d’écriture », mais plutôt un mode de communication qui privilégie le
symbole, le contact vécu et concret ; l’oralité est une attitude devant la
parole, qu’elle considère comme puissance mystérieuse et participante du
dynamisme de l’être ; l’oralité est une manière d’entrer en relation, en
s’impliquant, en vibrant au rythme de ce qu’on voit, de ce avec quoi on
communique.
37Dieu a utilisé plusieurs méthodes pour
communiquer avec l’homme, pour lui transmettre ses volontés et le guider vers
le bien. Dans ces méthodes, c’est l’oralité qui vient en tête, avec
l’utilisation des signes, des symboles, des phénomènes de la nature. La
révélation a été trop souvent liée à l’écrit, au point que l’attention n’est
pas suffisamment attirée sur le fait que Dieu n’a jamais écrit. De bouche à
bouche, les paroles recueillies dans des sanctuaires, lors des oracles, se sont
communiquées. Ainsi la Bible, comme beaucoup d’autres écrits sacrés, est-elle
au départ une somme de traditions orales, qui se fixaient au fur et à mesure
des pérégrinations des peuples [24][24]E. Moreau, De bouche à bouche, la Bible (transmission
vivante),….
Révélation dans les noms divins
Les noms théophores
38On rencontre en Afrique noire, lors des
initiations ou d’une naissance spéciale, des noms donnés à des êtres humains, tels
que : Tiéssi : Il n’a personne si ce n’est Dieu (Burkina
Faso) – Amba dyuma : Attends Dieu (Mali) – Esoxonam :
Dieu a ri de moi (Togo) – Mwamba Nzambi : Comme dira Dieu
(Congo), – M-â-néba : J’ai vu Dieu (Tchad) – Bagamla :
Il y a Dieu (Cameroun). Le nom en Afrique noire recouvre souvent un programme
de vie ; il est une expression de l’attitude des parents face à la vie, à
l’homme, aux ancêtres et à Dieu ; le nom correspond à la personne
elle-même. Vu ce que représente le nom en Afrique noire, le moins qu’on puisse
déduire de ces quelques exemples pris au hasard, c’est qu’ils traduisent une
relation dont ils sont le signe, une relation interpersonnelle, concrète.
Ainsi, loin d’être un être vague, Dieu se pose comme une personne qui agit, qui
parle, qui entre en relation avec l’homme ; ces noms suggèrent que cette
relation a dû être expérimentée comme heureuse, décevante, ou déconcertante [25][25]Voir différentes monographies dans Noms théophores
d’Afrique,….
Les noms donnés à Dieu
39Certains parmi les hommes ont écouté Dieu,
faisant une expérience originale, au point d’avoir retenu ses noms. Et ceux-ci
ont été véhiculés dans l’oralité africaine, depuis la nuit des temps. L’usage
des symboles à ce propos fut déterminant, tant pour la perpétuation de ces
noms, que pour le caractère inépuisable de l’expérience transmise. Le symbole
dit, suggère, et pousse à aller plus loin. Y-a-t-il quelque chose de meilleur
pour traduire la complexité du divin ? Les images et les symboles dont nos
proverbes, nos contes et mythes Bantu sont tissés, en font un des lieux de la
contemplation de Dieu, de la révélation de Dieu.
40Un des premiers documents à consulter pour
connaître ces noms africains de Dieu est le dossier des révélations transmises
dans les pyramides de l’Égypte ancienne [26][26]Je ne tranche pas ici la question du lien entre l’Afrique
noire…. Sans pouvoir ouvrir ce trésor immense, qu’il nous suffise de
signaler que dans ces documents, il s’agit de la création du monde par Dieu, un
Dieu unique mais qui est évoqué par une pluralité de noms, son essence étant
illimitée et indéfinissable. Ces noms correspondent à une pluralité d’attributs
et de fonctions exercées par la divinité dans le cosmos. Les sages égyptiens
dès le troisième millénaire parlent de Dieu au singulier ; les textes des
sarcophages font de même ; qu’il me suffise de rappeler l’hymne à Atoum
d’Akhenaton :
« Je suis le Dieu
Atoum (le parfait, le complet, la totalité, l’unique). Je suis celui qui est…
J’abonde en noms et abonde en formes, mes formes existent comme chaque dieu [27][27]Papyrus de Turin, publié par F. Rossi et W. Pleyte,
CXXXII, 10,…… »
42La comparaison avec les traditions
africaines actuelles s’est déjà révélée féconde et séduisante [28][28]La revue d’égyptologie et des civilisations africaines
est une…. Ici je me limite à l’aspect de l’invocation divine qui
s’exprime sous une infinité de noms divins puisés dans l’univers tout entier,
depuis les astres, en passant par les végétaux, les animaux et jusqu’aux
phénomènes cosmiques : Il est « le soleil qu’on ne peut regarder
fixement » (Dîba katangilayi cishiki, wakutangila dyamosha nsesa) ;
il est « la terre qui n’offre pas de tribut à la pluie » (Buloba
kalambudi mvula) « la route qui ne gémit pas, mais ceux qui gémissent
ce sont ceux qui marchent dessus » (Njila katu mikemu, batwatwa mikemu
mbamwendenda) ; il est « la termitière qui grouille de vie dans
ses profondeurs et qui ne craint ni pluies ni sécheresses » (Cilundu wa
nkumina mund’a buloba, katwidi mvula, katwidi minanga) ; il est
« l’arbre Cinkunku sous lequel se rassemblent les
chasseurs » (Cinkunku nsang’a bilembi) ; il est
« l’oiseau qui ne se crève jamais l’œil, en passant à travers une forêt
touffue de lianes et d’épines » (Nyunyi kafu disu, nansha mubwela mu
ditu dya nkodi ne meba) ; il est le « léopard à la forêt
propre » (Nkashama wa dyenda ditu) ; il est « l’insecte
en tête de file » (Dijinda ntung’a mulongo) ; il est
« l’eau origine du sel » (Mayi mfuki’a mukele) ; il est
« l’Arc-en-ciel qui arrête les pluies torrentielles » (Mwanza
Nkongolo Lukanda mvula wa mudimbi) ; il est « le vent à qui on ne
peut tendre de piège », (Cipepela ukena kuteya), « l’ouragan
qui dévêt ceux qui portent les raphias » (Mvunda katuula ba madiba) ;
il est « l’étang marécageux auquel les pécheurs ne viennent jamais à
bout » (Dijiba dya lunteka, dyakamana batuwi mpata)… Dieu regroupe
en lui toutes ces formes : soleil, terre (route-chemin-termitière), eau,
air (le vent), arbre, oiseau, léopard, insecte, l’arc-en-ciel.
43Mais est-ce que ces noms sont révélés par
Dieu ? N’est-ce pas une simple construction poétique humaine ? Selon
les Bantu, Dieu est l’origine de la parole ; seuls à qui Dieu donne cette
parole peuvent l’annoncer correctement ; et ceux-là, ce sont les sages,
les maîtres d’initiation, les hommes que l’on range dans la catégorie des
« forts », comme les guérisseurs, les chefs intronisés.
Révélation dans les mythes et les contes
Luba
44Les différents mythes créateurs font émaner
de Dieu, toute énergie sur terre : Le souffle, l’eau et le feu, la
lumière, les ténèbres. Alors, il n’est pas étonnant que pour nommer Dieu on
utilise toute la création qui porte de manière indélébile les traces de sa
main. Le couplet traditionnel connu de tous les enfants Luba l’énonce bien
clairement : « mba mba mba mba mba mba mbalee… bintu byônso mbya
Mvidye, Mvidye wa mulu wafuka »
.
45Pour les Bantu, les contes sont un lieu de
révélation divine, pour la bonne raison que c’est dans les mythes et contes que
sont le plus souvent décrites, une conception du monde et de la vie, une genèse
du cosmos, les exigences éthiques pour la vie de l’homme sur la terre. En
général, tous ces mythes rapportent que Dieu avait bien créé l’univers, mais
que le mal s’y était introduit, symbolisé par la mort, suite à la faute commise
par l’homme ; ces mythes enseignent que ce mal n’est pas irrécupérable,
mais qu’il y a moyen de l’éviter en renouant avec les sources, avec le rythme
de Dieu et de l’univers. C’est dans ce sens d’abord que ces contes sont un lieu
d’une révélation de Dieu. Ils le sont aussi, dans le sens qu’ils sont des lieux
de régulation de la vie, des lieux d’harmonisation de la vie, des lieux où l’on
éduque la vie pour qu’elle croisse et atteigne la plénitude. La vie est
« le sacré » par excellence [29][29]Je signale que dans cet article je développe à ce propos
ce que….
Révélation dans les proverbes et les
dictons Luba
46Parmi les paroles de vie, nous regroupons
d’abord les proverbes et dictons, car le rôle qu’ils jouent est essentiellement
la régulation de la vie, en éclairant aux yeux des humains la volonté divine. A
travers les proverbes et les dictons, il se dessine une volonté de faire connaître,
d’aiguiser l’intelligence, de faire grandir l’homme dans la connaissance du
bien et du mal, de Dieu et du cosmos. Arrêtons-nous un instant sur le côté
éthique de ce savoir, qui fait partie de l’éducation habituelle de tout homme
et de toute femme.
47Si les proverbes juifs ainsi que diverses
expressions de la sagesse sont consignées dans la révélation chrétienne, c’est
parce qu’on leur reconnaît une valeur de régulation de conduite et de la vie
des hommes, dans la ligne de Dieu. Ce n’est certes pas le cas de tous les
proverbes, car il y en a qui ne sont pas à la hauteur de la source divine,
comme ces psaumes de la vengeance, qui souhaitent la mort des ennemis (Ps. 58
(57), 8-10, Ps. 68 (67), 22-24, Ps. 83 (82), 14-16, Ps. 109 (108), 6-14, Ps.
140 (139), 11-12) ; comment Dieu pourrait-il inspirer une tel
sentiment : que les jours lui soient écourtés, que ses enfants deviennent
orphelins, et sa femme, une veuve ?
48La situation est bien différente pour les
proverbes et dictons Luba. En les parcourant, on constate que la leçon du triomphe
de la vie et de l’amour sur la mort et la haine y est permanente. Prenons
quelques exemples dans les différentes classes de proverbes et contes Luba. Le
cycle de Kabundi, qui semble être l’éloge de la malignité, se
termine toujours par le triomphe du bon sens et la condamnation du
mensonge. Kabundi finit toujours par être découvert et il
prend la fuite. Le cycle du Kakaji kakulu ou du Cikulukuuku,
cet être maléfique, termine toujours par le même triomphe de la vie, de la
vérité, de la justice.
49Ainsi en-est-il d’autres classes de contes
qui ont trait aux rapports familiaux et conjugaux, à l’exercice du pouvoir, au
travail, la transformation de la nature, aux rapports à l’au-delà.
Révélation de Dieu dans les rites, gestes
et paroles de vie chez les Luba
50Les rites qui manifestent de manière plus ou
moins évidente la communication avec l’au-delà sont les séances médiumniques,
partout connues en Afrique noire. Elles ont lieu, soit chez les devins, soit
chez des guérisseurs : l’homme devient un « élément de transmission »,
un élément de liaison (un médium) entre l’au-delà et les hommes terrestres.
Cette médiation peut être d’ordre thérapeutique ou d’ordre de la connaissance.
Ce rôle n’est jamais recherché ; il est donné d’en haut par l’au-delà.
L’individu va l’accueillir en lui, aidé par une initiation précise, qui peut
durer plusieurs années selon les cas. Dans l’exercice de ses fonctions, le
médium est possédé par les esprits ; cet état est manifesté par la transe
ou l’extase ; c’est alors qu’il prodigue des conseils, il parle des
langues, pousse des cris de joie souvent inintelligibles, ou fait des
prophéties, des prédictions pour l’avenir. C’est le cas le plus fréquent pour
les devins. Quand aux médiums guérisseurs, ils exercent la thérapie sur des
malades pendant cet état d’extase : c’est par exemple le cas des
« anti-sorciers » [30][30]Lufuluabo Mikeza, L’antisorcier face à la science,
Mbuji-Mayi,…. D’autres exercent cette fonction dans un état
d’immobilité totale, comme s’ils étaient morts [31][31]E. De Rosny, Les yeux de ma chèvre, Paris, Plon, 1981, p.
18 et….
51Mais passons aux rites moins spectaculaires,
qui sont les plus courants : les rites de bénédictions, les rites
d’initiation, les rites de conjuration du mal, les rites de réconciliation, les
rites d’intronisation ; tous ces rites sont des gestes et paroles qui
révèlent la volonté de Dieu, car destinés à faire croître la vie et à la
promouvoir. C’est ainsi que je les place dans la catégorie de la révélation
divine [32][32]Voir notre ouvrage Ndi muluba, (Je suis un Muluba),
Bruxelles,….
52Pour mieux le saisir, il faut avoir compris,
un tant soit peu, que le geste fait partie de la parole ; celle-ci ne doit
pas être restreinte au langage ; l’anthropologie de Marcel Jousse a bien
fait de souligner que la parole humaine est un ensemble de gestes affectant le
corps, et qu’elle s’effectue à travers des gestes du cops et des mains [33][33]M. Jousse, L’anthropologie du geste, Paris, Gallimard,
1974.…. C’est pour cela que dans nos civilisations de l’oralité, le
corps demeure très important, et qu’il n’est jamais relégué à la seconde zone.
Si dans la Bible, certains de gestes ont été retenus, c’est parce qu’ils
participaient de la dynamique du salut, prenant leur consistance de la parole
créatrice et salvatrice de Dieu.
53C’est dans la même perspective, que dans la
tradition des Bantu, nous attribuons à Dieu les gestes qui sauvent et qui
rétablissent l’homme dans l’harmonie avec le créateur, avec la nature et avec
son semblable. Ces gestes sont vécus par les Bantu comme
« efficaces », dans le sens qu’ils produisent leurs effets, du fait
qu’ils sont une référence à la parole créatrice de l’être suprême, répétée par
les ancêtres et transmise dans les traditions rituelles diverses. En passant
par la manipulation de choses visibles, les rites atteignent l’invisible, car
selon les Bantu, toute chose du monde visible est le symbole d’une réalité du
monde invisible, et entretient donc une relation ontologique avec la réalité
invisible qu’elle signifie.
54Ainsi le geste de la bénédiction des parents
sur leur enfant : il est relié au geste de création par le géniteur
suprême, Dieu, et au geste des ancêtres, qui ont transmis la vie et qui ont
vécu dans la fidélité à la vie, en favorisant l’amour et la communion dans
leurs actes quotidiens. Ce geste de bénédiction des parents peut s’exprimer de
manières très variées selon les mœurs ; ici ce sera de la chaux ou du
kaolin blanc qu’on met sur celui que l’on bénit, là ce sera un arbre aux
écorces blanches que l’on plantera dans la cour de celui qu’on bénit, ou encore
de la salive du père dont on frottera le bénéficiaire de la bénédiction ;
parfois on fera passer l’enfant à bénir à travers les jambes du géniteur. Mais
quel que soit le geste, il sera toujours accompagné d’une parole qui fait
référence à l’action d’engendrer et, par-delà, de créer.
55Sans entrer en détails dans la description
de tous ces rituels complexes, qu’il s’agisse de bénédiction, de
réconciliation, d’initiation, d’intronisation, de guérison, il y a partout
référence à l’origine première, qui est toujours Dieu, l’être suprême.
L’initiation c’est l’accompagnement de l’être humain vers son
accomplissement : on renoue d’abord avec les origines (la création), on
passe à travers une mort et résurrection, on retourne à la vie présente,
symbole de la vie future où on communiera avec les ancêtres et la divinité.
Dans les rites de guérison, il y a toujours une référence fondamentale à l’état
de l’harmonie originelle de la création, la maladie n’étant qu’une brisure du
rythme originel. La réconciliation est le retour à la communion originelle de
Dieu avec ses créatures, et des créatures entre elles ; c’est pour cela
que chez les Bantu, il ne suffit pas de rembourser ce qu’on avait volé à
autrui, il faut encore se mettre ensemble avec lui et remettre la communauté
des hommes dans le rythme de la communion qu’on avait brisé, rythme qui
« réactualise le Temps primordial », comme disait Mircea Eliade [34][34]Mircea Eliade, Initiation, rites, sociétés secrètes
(naissances…. C’est aussi le sens des sacrements chrétiens :
dans les sacrements, « nous sommes unis au Christ non par des sentiments
de piété ou de dévotion, ni par la valeur morale de notre propre action, mais par
l’œuvre salvatrice objective dans laquelle le mystère nous introduit [35][35]Dom O. Casel, Le mystère du culte, richesse du mystère
du… ».
Conclusion
56S’il y a un créateur de l’univers, comme la
plupart des hommes en font et en ont fait l’expérience dans la trame de
l’histoire, j’ai nettement l’intuition que ce créateur est en relation et en
communication avec toutes ses créatures. C’est la source et le nerf du
phénomène qu’on appelle Révélation. Chez certains peuples, il a donné naissance
à de nombreux écrits, appelés écritures saintes ; chez les peuples qui
sont demeurés attachés à l’oralité, il se présente dans d’innombrables récits
d’initiés, des contes, des proverbes et dictons, dans des gestes et paroles de
vie. Quand des groupes religieux s’attribuent l’exclusivité de la révélation, c’est
souvent l’effet des limites de la connaissance de l’homme qui, non seulement ne
peut épuiser le mystère du divin et de l’au-delà, mais en plus se trouve démuni
dans la perception de ses semblables, tout aussi insondables que lui-même.
Inépuisable demeure également le mode de cette communication de Dieu avec
l’homme : ici, ce sont les songes et les visions ! Là, ce sera la
transe et l’extase, pour des devins, des médiums et des initiés ; dans un
bosquet, une caverne, un temple, un scribe ou un prêtre entendra des voix et
les enregistrera dans des signes écrits ; mais en Afrique subsaharienne,
la voix de Dieu s’inscrira dans des traditions orales pour qu’elle soit
récitée, contée, rythmée et dansée, de génération en génération ; elle
demeurera ainsi vivante, actuelle et chaude. La voix divine gardera alors les
caractéristiques du souffle de l’homme, un souffle qui porte l’odeur d’un
médium, qui revêt le visage d’un prophète, et qui apporte la présence d’un
prêtre ou guérisseur ; la complicité des deux sera telle, que la crête de
partage entre les eaux divines et l’écume humaine demeurera toujours floue.
Notes
·
[1]M. Meslin, L’expérience
humaine du divin, Paris, Cerf, 1988, p. 170-171.
·
[2]A. Roccati, La littérature
historique sous l’Ancien Empire égyptien, Paris, 1982, p. 98 § 72.
·
[3]Voir l’analyse de cette hymne dans Bilolo
Mubabinge, Le créateur et la création dans la pensée memphite et
amarnienne, Kinshasa, Libreville, Munich, éd. Publications universitaires
africaines, 1988.
·
[4]A. Barucq et F Daumas, Hymnes
et prières de l’Égypte ancienne, Paris, Cerf, 1980, p. 359. Voir également
les Textes des sarcophages, cité par Sarwat Anis Al-Assiouty, Jésus
l’égyptien, d’après les monuments, I., 1999, p. 28.
·
[5]On pourrait consulter les détails de cette
description chez J.-F. Champollion, Panthéon égyptien, Paris,
1823, p. 30.
·
[6]W. Burkert, ?????? ????????
???????? (la religion grecque ancienne), éd. ??????????,
1993, p. 243-257.
·
[7]Cité dans la constitution « Dei
verbum », 11.
·
[8]M. Hulin et L. Kapani,
« L’hindouisme », dans J. Delumeau (dir.), Le fait
religieux, Paris, Fayard, 1993, p. 351-354.
·
[9]N. Bazin, « Samvara et
Vajravârâhi », dans Actualité des religions, hors série 4,
septembre 2000, p. 27. Voir aussi A. Heller, Arts et sagesses du
Tibet, éd. Zodiaque, 1999.
·
[10]J.N. Robert, « Le bouddhisme,
histoire et fondements », dans J. Delumeau (dir.), Le fait
religieux, Paris, Fayard, 1993, p. 461-462.
·
[11]L. Vandermeersch, « Le
confucianisme », dans J. Delumeau, Le fait religieux, op.cit.,
p. 580 ; Voir les développements dans J. Charbonnier, « Le
confucianisme », dans M. Clevenot (dir.), L’état des
religions dans le monde, Paris, La découverte et Cerf, 1987, p. 192-198.
·
[12]Texte liturgique cité par K. Schipper,
« Le taoïsme », dans J. Delumeau, Le fait religieux, op.cit.,
p. 539.
·
[13]Mabika Kalanda, La révélation du
Tiakani, Kinshasa, éd. Lask 1993, p. 11.
·
[14]I. Finkelstein et N. A. Silberman, La
Bible dévoilée. Les nouvelles révélations de l’archéologie, Paris, Bayard,
2002.
·
[15]Kalend’A Mwamba, Shaba,
Kasaï, où en sont nos coutumes ?, 1981, p. 22-23.
·
[16]T.A Fourche et H.D Morlighem Une
Bible noire, cosmogonie bantu, 2e édition, Paris, Les deux
Océans, 2002, p. 31.
·
[17]Ibidem, p. 33 : « et l’on
dit qu’il crée encore, même de nos jours ». « L’archer ne se lasse
pas de bander son arc et de tirer des flèches : de même, Maweeja Nnangila
ne se lasse pas de créer », dans un dynamisme infiniment fécond comme
celui de la Termite-Mère de la Termitière (p. 71-72).
·
[18]On trouvera par exemple certaines de ces
traditions chez Nsomwe Tshiswaka, Le bulumbue (tradition
initiatique bantu, cas du Zaïre), Lumbumbashi, 1986 ; l’auteur,
lui-même initié par un maître guérisseur, Lumami Mpiana, a mis par
écrit des révélations relatives à la création, à la constitution du monde et de
l’homme, à la répartition et la hiérarchie des forces dans l’univers (p.
59-65) ; ces révélations se recoupent en gros avec ce qui est dans la
Bible noire, nonobstant quelques différences minimes, relevant particulièrement
des sociétés Songye.
·
[19]Ibidem, p. 54.
·
[20]L. Frobenius, Mythes et
contes populaires des riverains du Kasaï, Bonn, éd. Inter Nationes, 1983,
p. 114-119.
·
[21]T. A Fourche.et H. D Morlighem, La
Bible dévoilée, op. cit., p. 73, 79 et passim
·
[22]Ibidem, p. 43.
·
[23]Ibidem, p. 136-137.
·
[24]E. Moreau, De bouche à bouche, la
Bible (transmission vivante), Monstsures, Resiac, 1977, p. 33.
·
[25]
Voir
différentes monographies dans Noms théophores d’Afrique, Ceeba II,
45, Bandundu, 1977, p. 12, 44, 45 ss.
·
[26]
Je ne
tranche pas ici la question du lien entre l’Afrique noire et la civilisation
égyptienne, question encore discutée entre le courant dit
« afro-centriste » (Cheik Anta Diop, Théophile Obenga, Kizerbo), et
le courant classique euro-centriste qui rattache la civilisation égyptienne à
la méditerranée. Mais j’épouse l’option des afro-centristes dont l’hypothèse
centrale demeure plausible, étant donné que leurs arguments n’ont pas encore
été démantelés par le courant classique.
·
[27]Papyrus de Turin, publié par F. Rossi et
W. Pleyte, CXXXII, 10, ANET, p. 13, col. 1 cité par Sarwat Anis Al-Assiouty, Jésus
l’égyptien, d’après les monuments, I., 1999, p. 13
·
[28]La revue d’égyptologie et des
civilisations africaines est une mine riche à ce sujet ; pour ce qui
concerne la conception du monde, de la vie, de l’homme, voir Th. Obenga,
« L’anthropologie pharaonique, textes à l’appui », dans Ankh,
6-7, 1997-1998, p Voir du même l’article « L’histoire du monde
bantu », dans Racines bantu, Libreville, Ciciba, 1991, p.
144-146.
·
[29]Je signale que dans cet article je
développe à ce propos ce que j’ai déjà esquissé à la fin du troisième chapitre
de mon livre Renouer avec ses racines (Chemins d’inculturation),
Paris, Karthala, 2005.
·
[30]Lufuluabo Mikeza, L’antisorcier
face à la science, Mbuji-Mayi, éd. Franciscaines, 1977.
·
[31]
E. De
Rosny, Les yeux de ma chèvre, Paris, Plon, 1981, p. 18 et 89.
·
[32]Voir notre ouvrage Ndi muluba,
(Je suis un Muluba), Bruxelles, éd. Panubula, 2004, p. 164 et 180.
·
[33]M. Jousse, L’anthropologie du
geste, Paris, Gallimard, 1974. Voir également le développement de
l’enseignement de Jousse chez Y. Beauperin, Anthropologie du geste
symbolique, Paris, L’Harmattan, 2002.
·
[34]Mircea Eliade, Initiation, rites,
sociétés secrètes (naissances mystiques), Paris, Gallimard, 1959, p. 110.
·
[35]Dom O. Casel, Le mystère du
culte, richesse du mystère du Christ, Paris, Cerf, 1946, p. 175-176.
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