Paulin Hountondji fait l’état des lieux de la philosophie africaine depuis les années 70 jusqu’à aujourd’hui : bilan et perspectives. Il rappelle quelques jalons de son propre itinéraire.
Peut-on savoir ce qui a amené l’étudiant grandi sur le continent africain (Côte d’Ivoire, puis Bénin d’où votre famille est originaire), à choisir la philosophie à l’Ecole normale supérieure à Paris ?
C’est très simple. Je suis né à Treichville (devenu aujourd’hui un quartier d’Abidjan) d’une famille protestante, à l’époque où mon père, pasteur à l’Eglise méthodiste du Dahomey – Togo – Côte d’Ivoire, exerçait en Côte d’Ivoire. La famille a regagné le Dahomey quand j’avais à peine 4 ans. L’exercice quotidien de la prière familiale m’a donné, je crois, le goût de la réflexion. Parvenu en classe terminale au lycée de Porto-Novo, j’ai très vite apprécié la clarté méthodique des cours de philosophie de notre professeur de l’époque, Hélène Marmottin. Devenu hypokhâgneux, puis khâgneux au lycée Henri IV à Paris, j’ai eu aussi la chance d’avoir quelques brillants professeurs, tant en philosophie que dans les autres matières : français, latin, grec, etc. Devenu normalien, j’ai hésité pendant plusieurs semaines entre préparer une agrégation de lettres et une de philosophie. Celle-ci m’attirait davantage mais était réputée plus difficile. Althusser m’a fait faire une dissertation puis m’a rassuré.
Dans quelle mesure la phénoménologie de Husserl, sujet de votre thèse, vous a-t-elle éclairé sur la philosophie africaine ? Ou sur la manière de penser l’Afrique ? Ou aucun lien avec l’expérience africaine ?
Je m’en suis expliqué dans Combats pour le sens. J’ai été d’abord séduit par l’idéal husserlien d’une philosophie conçue comme « science rigoureuse » à la différence des visions du monde arbitraires, et par le refus du relativisme, l’exigence d’universalité si fortement exprimés dans les Recherches logiques et dans toute l’uvre de Husserl. J’ai lu ou relu avec des yeux husserliens quelques-unes des grandes uvres de l’histoire de la philosophie occidentale. La première urgence sur le terrain de la philosophie en Afrique était donc, à mes yeux, de clarifier un débat encore trop souvent confus et de savoir, les-uns et les-autres, de quoi nous parlions.
Dans quelle mesure peut-on parler de « philosophie africaine » comme l’on parle de philosophie européenne (celle de Platon ou de Kant ?
L’expression « philosophie africaine », justement, a longtemps été employée dans un sens ethnographique pour désigner le système de pensée collectif des Africains, ou plus particulièrement de tel ou tel groupe d’Africains. En ce sens on a beaucoup parlé de la philosophie bantu, de la philosophie rwandaise, de la philosophie wolof, de la métaphysique yoruba, etc. Il existe à ce sujet une abondante littérature. Je crois modestement avoir contribué à attirer l’attention sur l’existence d’une philosophie africaine dans un autre sens : au sens, justement, où on parle de la philosophie grecque, française, allemande, européenne, américaine, etc., pour désigner la philosophie produite par les Grecs, les Français, les Allemands, les Européens, les Américains, etc., telle qu’elle se laisse appréhender dans des corpus réellement existants. En ce sens, la philosophie africaine, c’est la littérature philosophique africaine. « J’appelle « philosophie africaine » un ensemble de textes », c’était la toute première phrase de mon petit livre.
Quelles sont les conséquences de l’absence d’écriture sur le corpus philosophique ? A quand peut-on faire remonter la naissance de la philosophie en Afrique ?
Il faut faire droit à la littérature orale. Réduire la philosophie à l’ensemble des textes philosophiques écrits relèverait d’une sorte de « fétichisme de l’écriture » (reproche qu’on a cru pouvoir me faire suite à un malentendu évident). A priori, la littérature philosophique africaine comprend aussi la littérature orale. Les Sénégalais citent volontiers un penseur wolof du XVIIe siècle, Kocce Barma, à qui l’on doit un corpus remarquable de proverbes. De son côté, Amadou Hampaté Bâ a rendu immortelle la mémoire de son maître Tierno Bokar, le « sage de Bandiagara », en écrivant sa biographie. Mon regretté collègue Odera Oruka, de l’Université de Nairobi, s’est rendu célèbre voici quelques années en allant à la rencontre des « sages » des campagnes et des villes pour les écouter, les enregistrer, les transcrire et se convaincre, sur leur exemple, de l’existence réelle d’une « philosophical sagacity », d’une sagesse philosophique. Un peu comme Marcel Griaule, l’ethnologue français, s’était mis à l’écoute du vieux chasseur aveugle, le Dogon Ogotemmêli, pour écrire sous sa dictée son fameux Dieu d’eau publié en 1948 (Bâ 1980 ; Oruka 1991 ; Griaule 1948).
La cause, en tout cas, est entendue : point n’est besoin d’écriture pour que se développe dans une société l’esprit philosophique au sens de Voltaire ou de Socrate, le non-conformisme social et idéologique. La vraie question, cependant, est celle-ci : quel traitement faut-il appliquer aujourd’hui à cet héritage oral ? Doit-on le laisser en l’état ou doit-on le transcrire ? Ce qu’on observe partout, de Dakar à Nairobi en passant par Bandiagara, au Mali, c’est que l’ère de la transcription a depuis longtemps commencé, et que les meilleurs défenseurs de l’oralité sont les premiers à se livrer à cet exercice. Les autres, qui s’en tiennent à l’affirmation idéologique de la supériorité de l’oral sur l’écrit, mènent un combat d’arrière-garde.
La philosophie africaine n’est-elle pas trop souvent le produit d’une confusion des genres : désignation comme telle des contes, proverbes, mythes etc. On parle aussi de « sagesse africaine »
Comme l’on parle de « sagesse grecque » ?
La pensée africaine est aussi vieille que les peuples africains eux-mêmes. Mais la philosophie africaine, c’est autre chose. Son histoire est une partie de l’histoire de l’écriture. Les travaux du père Claude Sumner ont fait connaître voici une trentaine d’années les écrits des philosophes éthiopiens Zera Yacob et Walda Heywat, du XVIIe siècle. On parle aussi de plus en plus des manuscrits de Tombouctou qui remontent au Moyen-Age, et où des langues africaines étaient transcrites avec un script arabe. Certains, comme le Congolais Théophile Obenga et plus récemment, le Camerounais Grégoire Biyogo, font remonter à l’Egypte pharaonique les origines de la philosophie africaine. Ce qui est remarquable dans tous ces travaux, c’est qu’ils vont bien au-delà du concept traditionnel, c’est-à-dire ethnographique, de la philosophie africaine. La critique de l’ethnophilosophie aura ainsi libéré le projet d’une histoire de la philosophie africaine (Sumner 1982, 1985 ; Obenga 1990 ; Biyogo 2006).
Il faut prendre au sérieux les travaux récents de Mamoussé Diagne, où notre collègue sénégalais met en évidence les procédés et procédures habituels, le mode de fonctionnement des civilisations de l’oralité et les raisons pour lesquelles ces civilisations ne pouvaient en aucune manière produire, dans ces conditions, une philosophie au sens le plus rigoureux du terme (Diagne 2005, 2006).
Vous avez dénoncé, dans votre ouvrage « Sur la philosophie africaine » sous titré « critique de l’ethnophilosophie » ce qui ne relèverait pas de la philosophie mais que l’on ferait passer comme telle concernant l’Afrique. Pouvez-vous revenir sur cette question majeure ?
Si ce petit livre a eu tant de succès, ce doit être, je crois, pour une raison très simple. Il disait quelque chose qui, formellement, allait de soi, quelque chose comme un truisme ou une lapalissade : la philosophie africaine, c’est la philosophie faite par les Africains. Mais l’ayant dit, il en tirait rigoureusement les conséquences (Hountondji 1970, 1977).
Est-elle toujours d’actualité ?
L’ethnophilosophie a été une tentation. Elle l’est toujours. Dans plusieurs universités en Afrique, le besoin s’était déjà fait sentir, bien avant mes travaux, d’instituer un cours de « philosophie africaine ». Cette tendance s’est aussi beaucoup développée dans les universités américaines, où un nombre croissant de départements de philosophie inscrivent à leurs programmes des cours de « philosophie africaine » (African Philosophy) ou des cours de « philosophie africaine et afro-américaine », pour lesquels un néologisme a même été forgé (Africana Philosophy). Partout aujourd’hui, la tendance est de comprendre ces cours comme une réflexion à partir des textes africains ou afro-américains, et non plus simplement comme des cours d’ethnologie ou d’anthropologie culturelle sur les systèmes de pensée ou les visions du monde collectives. Cette évolution est heureuse. Les choses, cependant, ne sont pas toujours aussi claires qu’on l’aurait souhaité, et l’on a parfois affaire à des amalgames ou à des discours hybrides, qui mélangent les registres ou les niveaux de discours au lieu de les distinguer pour mieux les articuler.
En quoi la cosmogonie dogon, la philosophie bantoue etc., relèvent-t-elles de la philosophie au sens universel du terme ?
Il y a toujours place, aujourd’hui comme hier, pour une bonne sociologie des représentations collectives. La critique de l’ethnophilosophie n’enlève rien à la prégnance, à l’omniprésence et au caractère contraignant de ces représentations. Elle met en garde simplement contre la tentation de les prendre pour ce qu’elles ne sont pas : une philosophie. La cosmogonie dogon, les cosmogonies, théogonies, anthropogonies africaines méritent d’être étudiées pour être comparées, non à la philosophie occidentale, mais aux mythologies des autres cultures, y compris celles de l’Occident. Les systèmes traditionnels de valeurs et de normes, les règles qui président à l’organisation et à la vie en société, les us et coutumes, les systèmes de pensée qui les fondent et les justifient, méritent d’être mieux connus, aujourd’hui comme hier. J’ajouterai seulement deux nuances : 1) ces pensées ont beau être dominantes dans la société à l’époque considérée, elles ne sont jamais unanimes et incontestées. Le chercheur d’aujourd’hui doit pouvoir retrouver, derrière l’apparence d’unanimité, la gamme variée des pensées marginales et / ou contestataires ; 2) le système de pensée dominant d’une société à un moment donné de son histoire ne saurait être érigé en philosophie. Il doit être considéré au contraire comme une pensée-déjà-là, qui doit être objectivée et tenue à distance, une pensée pour laquelle, ou contre laquelle le penseur actuel doit se déterminer s’il se veut philosophe.
Pouvez-vous revenir sur le succès d’un des concepts de la philosophie bantoue « ubuntu » (Desmond Tutu, l’utilisation informatique
) en explicitant cette notion et en analysant sa portée ?
En toute rigueur, la « philosophie de l’Ubuntu » (philosophie de l’humain, philosophie de l’être-homme) n’apporte rien de nouveau par rapport au discours traditionnel (ethnologique ou ethno-philosophique) sur « l’homme dans la pensée bantoue » ou sur ce qu’on a appelé plus généralement « l’humanisme africain ». Tout se passe un peu comme si les Sud-Africains, longtemps coupés du mouvement des idées dans le reste de l’Afrique, découvraient maintenant, avec un décalage de soixante ans et avec un enthousiasme nouveau, des thèmes longtemps ressassés ailleurs, en Afrique de l’Ouest ; de l’Est et du Centre, et qui ont fini par montrer leurs limites : la négritude de Césaire, Senghor et Léon-Gontran Damas, l’African Personality de Blyden, la philosophie bantoue de Tempels et de ses nombreux émules européens ou africains, etc. Mais le contexte n’est plus le même, et c’est ce qui est fascinant. Ces vieilles idées ont acquis dans l’Afrique du sud post-apartheid une actualité nouvelle. Quand la première puissance économique du sous-continent s’approprie un vieux concept et le rend opérationnel, il prend une nouvelle dimension.
Ubuntu, c’est l’être humain compris comme « être-avec ». L’idée n’est pas nouvelle. Un philosophe zaïrois brandissait déjà fièrement, dans les années 70, la « philosophie de la bisoïté », d’un mot lingala qui signifie « nous », 1ère personne du pluriel : biso. En Afrique du sud cependant, il prend une connotation très précise : Blancs et Noirs font partie de la même nation, la nation arc-en-ciel. Plus précisément encore, dans le contexte de la commission « Vérité et Réconciliation » présidée par Desmond Tutu : victimes et bourreaux ont vocation à construire ensemble un avenir commun, et cela suppose la confession et le pardon. Ubuntu devient alors le nom d’un projet de société multiculturelle et multiraciale, fondée sur la tolérance, l’entraide et le partage. Etant donné cette connotation idéologique et politique, il n’est pas surprenant que le mot ait été utilisé, pour des raisons publicitaires, dans le domaine informatique, pour désigner un nouveau système d’exploitation dont une des caractéristiques est d’être téléchargeable sans frais. L’Afrique du Sud fait une expérience extraordinaire dont on ne peut prévoir l’issue.
Dans quelle mesure la philosophie africaine est-elle faite par les blancs ? Par les noirs ?
La « philosophie africaine », comprise comme une vision du monde collective, a d’abord été une invention occidentale, due en particulier à des ethnologues comme Griaule et à des missionnaires comme le franciscain belge Tempels, avant d’être massivement prise en charge par les Africains eux-mêmes. Griaule et Tempels ne sont d’ailleurs que l’aboutissement d’une histoire beaucoup plus ancienne, qui remonte au moins à Auguste Comte, Edward B. Tylor et James G. Frazer, entre autres (Tempels 1945 ; Griaule 1948).
Par contre, si on appelle philosophie africaine la philosophie faite par les Africains (comme on appelle philosophie européenne la philosophie faite par les Européens), l’équivoque se dissipe d’elle-même. Reste que philosophie africaine et philosophie européenne ainsi comprises, n’ont de sens qu’en tant que contributions régionales à un seul et même débat mondial où prend forme cette discipline universelle : la philosophie. De la même manière, si l’étude des croyances et des systèmes de pensée, l’analyse des phénomènes de société en général, que ce soit en Afrique ou en Occident, relève de l’anthropologie et non de la philosophie, il faut souligner que l’ethnologie ainsi remise sur ses pieds, l’anthropologie culturelle doit aussi être entendue comme une discipline universelle qui appelle une collaboration mondiale.
La philosophie africaine aide-t-elle la communauté noire à penser son identité ?
Elle l’a fait ou a prétendu le faire, mais c’était toujours raté. L’ethnophilosophie africaine avait justement pour but déclaré de penser l’identité nègre en mettant en évidence l’originalité, la spécificité des systèmes de pensée négro-africains. Les nombreuses études sur la « conception de la vie », la « philosophie de l’existence », la « conception du vieillard », la « conception du temps », etc., chez les Bété de Côte d’Ivoire, les Bamiléké du Cameroun, les Fon du Bénin, les Yoruba du Nigeria et du Bénin, les Foulbé du Fouta-Djalon, les Swahili du Kenya, ou sur « l’articulation logique de la pensée akan-nzima » en Côte d’Ivoire ou l’imaginaire collectif de tel ou tel autre peuple, toutes ces monographies savantes formaient ensemble ce que mon collègue camerounais Marcien Towa appelle « la philosophie africaine dans le sillage de la négritude ».
Kwame Nkrumah, premier président du Ghana indépendant, mais qui avait fait des études de philosophie à Philadelphie, aux Etats-Unis, ajoutait à l’époque une nouvelle dimension. Dans un ouvrage publié en 1964, il constatait que l’Afrique d’aujourd’hui n’est plus ce qu’elle était, et que la culture traditionnelle y coexiste désormais avec les cultures « arabo-musulmane » et « euro-chrétienne ». Cette situation appelait de toute nécessité, selon lui, l’élaboration d’une philosophie et d’une idéologie de synthèse : le « consciencisme » devait être cette synthèse, sorte de bouée de sauvetage pour échapper à la menace d’un écartèlement insupportable ou tout simplement, comme il le dit aussi, d’une « schizophrénie ». C’est déjà un progrès par rapport aux thématiques classiques. Notre identité est à venir. Elle n’est pas derrière nous, mais devant nous, dans le geste par lequel nous nous projetons, individuellement et collectivement, dans l’avenir. Nkrumah n’a pas pensé jusqu’au bout les implications de sa propre analyse, mais il était visiblement sur la bonne voie (Nkrumah 1964).
Quels sont actuellement les principaux sujets d’étude des philosophes africains ?
De l’époque glorieuse de l’ethnophilosophie, nous avons au moins, à coup sûr, hérité un thème : celui de la prééminence du groupe sur l’individu, comprise comme une des constantes des cultures africaines, ou de l’esprit de ces cultures. Ce thème était familier à des auteurs comme Senghor, Julius Nyerere, Kwame Nkrumah, Jomo Kenyatta qui, intellectuels devenus hommes politiques, en tiraient des conséquences sur ce qu’ils appelaient le socialisme africain. Chez le théologien kenyan John Mbiti, auteur, notamment, de Religions et philosophie africaines, il s’élargit en une sorte de cogito alternatif : « Nous sommes, donc je suis », au lieu et place du cogito cartésien : « Je pense, donc je suis ». Dans son African Philosophy in Search of Identity, déjà cité, et dans un autre ouvrage actuellement sous presse, Themes in African Philosophy, le philosophe kenyan D. A. Masolo signale l’importance de ce thème récurrent.
J’attire en outre l’attention sur l’un des thèmes favoris de notre doyen d’âge Kwasi Wiredu, lui-même d’origine ghanéenne. L’une de ses préoccupations récurrentes concerne ce qu’il appelle la « décolonisation conceptuelle ». Celle-ci passe par la réhabilitation des langues africaines. A force de penser dans les langues européennes, nous avons fini par accepter comme évidentes et allant de soi des propositions qui n’auraient aucun sens si nous essayions de les traduire ou de les reformuler dans nos langues. Wiredu cite des exemples très précis. Sa démarche procède d’une dénonciation, ou plus exactement, d’une déconstruction du faux universel. Je trouve importante sa distinction entre les tongue-relative statements et les tongue-neutral statements – entre les propositions linguistiquement marquées, qui n’ont de sens qu’à l’intérieur d’une langue ou d’une famille de langues donnée, et les propositions linguistiquement neutres, qui sont seules susceptibles d’avoir, sous certaines conditions, une validité universelle, c’est-à-dire transculturelle. « Philosophes africains, apprenons à penser dans nos langues ! », lançait Wiredu en forme de slogan, en conclusion d’une communication qu’il présentait à Nairobi en 1980 (Wiredu 1980, 1997, 2004).
Pour finir, j’attirerai l’attention sur quelques travaux récents de Souleymane Bachir Diagne, où notre collègue sénégalais tente de concilier la « fidélité » islamique et l’exigence d’ouverture, l’exigence de tolérance et d’esprit critique constitutive de la philosophie (Diagne, Souleymane Bachir, 2001, 2008).
En a-t-on fini de votre point de vue avec une pensée « en réaction » ? (Contre l’Occident, le blanc, l’esclavage, la colonisation etc.) ?
A travers cette pensée « en réaction », étaient déjà posés des problèmes essentiels et d’une portée universelle. D’un autre côté, cependant, on n’en a pas fini avec la liquidation du lourd héritage du passé. Ce n’est pas un hasard si on a inventé outre-atlantique les « études postcoloniales » dont la préoccupation, nouvelle par rapport au discours simplement anti-colonialiste ou anti-impérialiste, est d’identifier rétrospectivement les ressorts du discours impérialiste ou hégémoniste. La critique de l’eurocentrisme est encore aujourd’hui une tâche inachevée. Témoins les travaux du regretté Emmanuel Eze, décédé récemment aux Etats-Unis, où notre collègue nigérian cite et commente des textes visiblement racistes d’auteurs comme Hume, Kant, Diderot, Hegel, et d’autres philosophes réputés sérieux (Eze 1997 a et b). Sur cette question précise, il est vrai, j’ai ma propre lecture. Les auteurs cités ne pouvaient s’imaginer qu’ils seraient un jour lus par des Noirs, pas plus que Husserl, en écrivant la Krisis, ne pouvait imaginer qu’il serait un jour lu par les Papous de Nouvelle-Guinée. On peut raconter toutes sortes de sottises sur des peuples, dès lors qu’on les exclut de son cercle, réel ou imaginaire, de discussion et d’interlocution. Pour cette raison et d’autres semblables, le vrai problème de notre temps est d’élargir véritablement à la dimension de l’univers et de toutes les composantes du genre humain la base sociale du discours philosophique et scientifique.
Vous qui avez créé un institut de recherches au Bénin (pouvez-vous en dire quelques mots ?), comment évaluez-vous le manque d’infrastructures locales ? Quelles sont les conséquences de cette obligation de déplacer le travail intellectuel hors du continent ? Notamment sur le plan de l’autonomie de la communauté intellectuelle ?
Le Centre africain des hautes études de Porto-Novo se veut un centre de recherche et de formation à la recherche, à vocation régionale. Il est aujourd’hui en pleine refondation. Son statut actuel est d’être un établissement de formation doctorale et de recherche postdoctorale dans tous les secteurs des sciences humaines et sociales à l’Université d’Abomey-Calavi (Cotonou), l’une des deux universités nationales du Bénin – en liaison avec les Facultés concernées, et sans préjudice de son ambition déclarée, qui est d’être un outil au service des universités et centres de recherche d’Afrique de l’Ouest. Le Centre a eu le privilège d’être identifié, en mai 2003, par l’Agence universitaire de la Francophonie (AUF), comme un pôle d’excellence régional en formation et en recherche, et à ce titre, il a bénéficié, pendant près de trois ans, d’un soutien important. Il est surtout connu aujourd’hui pour avoir organisé des colloques régionaux ou internationaux, dont certains ont eu un grand écho. Mais cela ne saurait suffire. Le Centre n’a toujours pas, à ce jour, les moyens de son ambition. Il faut donc continuer à se battre pour que ce rêve, pourtant très limité, devienne une réalité.
Le Centre a été conçu, très précisément, comme un moyen d’effectuer un travail de recherche du plus haut niveau en Afrique, en réduisant au maximum le déplacement Sud / Nord et en accélérant le processus d’accumulation du savoir au Sud. Le chemin à parcourir est encore long, très long. Mais il fallait d’abord se donner une vision. C’est chose faite. Des moyens relativement modestes suffiraient aujourd’hui pour avancer, étape par étape.
Vous avez été ministre au Bénin. Les rapports entre philosophie et politique ne sont-ils pas fondamentaux sur le continent aujourd’hui ?
J’ai été ministre par accident. Et l’étant devenu, j’ai été, je crois, un mauvais ministre. Il ne pouvait en être autrement : je ne savais pas tricher. Paul Ricur évoquait volontiers une distinction chère à Max Weber entre morale de conviction et morale de responsabilité. Les convictions ne font pas un homme politique, hélas ! Elles restent nécessaires pour définir une vision, fonder un projet de société. Mais une fois ce projet esquissé, il faut en discuter, il faut le partager, descendre sur le terrain rugueux et semé d’embûches, ruser avec l’imprévu, avoir le coup de pied tranchant, le coup de coude efficace et surtout, et d’abord, savoir dissimuler.
Je ne crois pas qu’on puisse attendre de la philosophie qu’elle prescrive d’elle-même, et par elle-même, des orientations, des options, des choix politiques. Chaque fois qu’elle s’y est essayée, elle a toujours échoué. La tentation est grande d’investir le philosophe d’une mission spéciale, celle de proposer une doctrine politique. Souvent, ce n’est même pas une tentation du philosophe lui-même. Ce sont les non-philosophes qui attendent de lui qu’il éclaire de sa lumière les sentiers de l’action. Parce qu’ils surestiment la philosophie. Parce qu’ils lui prêtent des vertus qu’elle n’a pas. Parce qu’ils la croient capable de montrer le chemin. Mais le pire, c’est quand le philosophe lui-même se croit investi de cette mission. Il n’a de cesse, alors, qu’il n’ait proposé une nouvelle idéologie. Les inventeurs de systèmes abondent dans nos pays, comme les inventeurs de religions.
Quel rôle peut jouer le philosophe aujourd’hui en Afrique ?
Il y a philosophe et philosophe. Il y a celui qui se prend au sérieux et devient très vite un donneur de leçons grandiloquent et verbeux. Mais le vrai philosophe est forcément plus modeste. Il sait que sa formation de philosophe ne le prépare pas mieux que d’autres à gouverner ou à gérer les affaires de la cité. Il sait qu’il doit d’abord se mettre à l’écoute des classes sociales ou des couches de la population qu’il a décidé de servir, se battre à leur côté, au coude à coude avec tous ceux qui ont fait ce même choix, discuter avec eux d’égal à égal en restant lui-même, sans jamais se renier mais en restant ouvert, en permanence, à des découvertes et à des apprentissages nouveaux. Il sait aussi et surtout que le chemin est long, parfois désespérément long, entre un rêve légitime et sa réalisation, et qu’il doit allier l’exigence la plus haute et la patience historique. Il sait enfin qu’au sein même du mouvement il doit garder intacts son esprit critique et sa liberté de jugement. Je vois mal un philosophe apporter son soutien inconditionnel à un régime, quel qu’il soit. Tout en reconnaissant, le cas échéant, les qualités de ce régime, tout en s’impliquant, au besoin, et en descendant dans l’arène, il doit garder intacte son arrière-boutique et dire courageusement, quand il le faut : sur tel et tel point, nous avons eu tort, et nos adversaires avaient raison. Aucun pouvoir n’aime entendre ce genre de discours. Le philosophe, pour cette raison, sera toujours insupportable.
* Merci à Valérie Marin la Meslée pour ces questions. Elle me les a posées par courriel du 19 décembre 2008, dans le cadre de la préparation d’un numéro hors-série du magazine Le Point sur La pensée noire. L’équipe du Point a bien voulu publier une version abrégée de cet échange dans son numéro 22 d’avril-mai 2009, pp. 82-83. Qu’elle en soit également remerciée.Références
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