Le bruit de l'héritage, Jean DIVASSA NYAMA

Apparemment, c'est un roman africain, qui raconte de manière magnifique le drame du déracinement, de la perte des traditions, lorsque la modernité et les valeurs occidentales lancent un appel plus séduisant que celui d'appartenir à une lignée, à une généalogie.



Apparemment, c'est seulement une tragédie africaine, Muile le village où de générations en générations et de récits en récits, dans un bain de paroles allant des Anciens aux plus jeunes, se transmettaient des valeurs, des traditions, tout un travail ancestral pour harmoniser la vie des uns avec les autres, est détruit pour construire un aéroport, et ses habitants sont relogés dans un village de montagne, Loango, dans des maisons neuves, où il s'agira non seulement de transformer leur activité de pêcheurs de la lagune en celle de cultivateurs, mais surtout de faire revenir parmi eux l'esprit des Ancêtres, chose absolument vitale, cela s'entend vivement dans ce roman. Les habitants de Muile, ceux vitalement attachés aux traditions, aux Ancêtres, à l'appartenance à leur lignée, craignent la colère de ces Ancêtres dont le cimetière a été profané, détruit par la construction de la piste de l'aéroport. Dans le nouveau village, Loango, les habitants s'attendent à ce que les Ancêtres, abandonnés, se manifestent, reviennent, fassent du bruit, le bruit de l'héritage. C'est parfaitement clair: ne plus être baigné de traditions, des paroles et récits et contes qui les transmettent, cela a des conséquences terribles, des maladies, des morts, des accidents, des tragédies, des folies. Par exemple, les jeunes qui ont préféré partir à la ville, Botimboure (nom qui signifie "une bonne place", qui est ici ironique étant donné le déracinement que cette ville moderne implique), vont à la dérive, désœuvrés, drogués, délinquants. Dans cette ville, construite de manière anarchique, les catastrophes se succèdent, les nouveaux riches, même s'ils dressent des murs entre leurs richesses et l'extrême misère qui les cernent, ne sont jamais à l'abri des revers. A Loango, le nouveau village, c'est oncle Mâ qui veille, par sa parole, ses histoires, sa vigilance, son intérêt pour les jeunes, à ce que la lignée ne se perde pas. Et autour de lui, les autres habitants.



En réalité, même si en Afrique cela semble se manifester à ciel ouvert, cette crainte permanente d'avoir mécontenté les Ancêtres, cette étonnante sensation de continuité se disant par la croyance à la réincarnation, voire à la métempsychose, partout dans le monde les êtres humains ne sont-ils pas, sous peine de malheur, reliés à quelque chose de collectif qui les précède, qui les constitue, qui forge leur langue, leurs habitudes, leurs normes, leurs idées, qui rend possible leur activité psychique. Il y a tout un trésor collectif, constitué au fil du temps, qui se manifeste et se dépose par exemple comme expériences dans la richesse et les transformations de la langue, qui précède, dépasse l'individu. L'individu, qu'il le veuille ou non, est pris par cette sorte de fleuve véhiculant les trésors des expériences passées, les sagesses et les savoirs des générations passées, il parle sans souvent s'en rendre compte avec une formidable épaisseur d'expériences d'avant véhiculées par la langue. Ceci se dit en Afrique traditionnelle encore à ciel ouvert, avec cette sensation que les Ancêtres se manifestent encore, qu'il est impossible de les renvoyer, qu'il faut les apaiser en acceptant leur sagesse, leur héritage.



En Afrique, mais ailleurs aussi en fait, le malheur, la dérive, la délinquance, l'ennui, la dépression, arrivent lorsque les gens croient, ou la société de consommation leur fait croire, qu'ils ne sont plus constitués par quelque chose qui garde le trésor d'expériences des générations, lorsque leur parole, leur pensée, leurs actes ne se rythment pas avec un paradigme ancien.



En fait, en Afrique et partout ailleurs, le fait que la tradition et la parole des Anciens soient balayées par la folle et si séduisante publicité pour la jouissance tout de suite à portée de mains, cela a des conséquences terribles. Cela revient sous forme de maux que Jean Divassa Nyama nous décrit en Afrique, mais qui sont les mêmes partout ailleurs. Le bruit de l'héritage revient, en Afrique et ailleurs, comme une sorte d'appel à quelque chose à quoi se rattacher, quelque chose de riche et d'impérieux, que le malaise actuel fait revenir en miroir comme l'insistance des Ancêtres à déposer absolument, car c'est vital, leur trésor collectif dans l'appareil psychique de gens dévastés par leur addiction aux différents prêt-à-porter, à-penser, à-consommer qui charpentent si faussement nos vies.



Donc, ce beau et intelligent roman de Jean Divassa Nyama nous donne à entendre pas seulement le bruit de l'héritage en Afrique, où bien sûr c'est beaucoup plus sensible car il reste encore des villages traditionnels et la notion forte de lignée, d'arbre généalogique, la sensation incroyable d'appartenir à un enchaînement qui vient d'avant et se continuera après, mais chez nous aussi. C'est à ce niveau là par exemple, avec cet écrivain francophone de talent, que l'Afrique contribue à nous mettre la puce à l'oreille à propos de quelque chose d'inquiétant dans notre société.



Alice Granger Guitard



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