Dec 27, 2022

Oralité et Création : Le Dynamisme De La Palabre Traditionnelle Chez Les Punu du Gabon

Par : Ginette Flore Mackossot

Introduction

L’Afrique en général, le Gabon en particulier, connait des bouleversements socioculturels rapides dont les manifestations apparaissent au niveau des pratiques culturelles, religieuses ou dans la façon de concevoir le monde. En Afrique, la littérature orale même dans son pendant moderne est d’abord et avant tout partage, car toute la communauté participe aux différentes manifestations culturelles. C’est la culture dansson entièreté, les us et coutumes, toutes les pratiques traditionnelles étant en effet le socle qui fonde la littérature populaire.

Or, dans un contexte historique marqué par de profondes ruptures et mutations, les gabonais se retrouvent aujourd’hui écartelés entre deux mondes et produisent par conséquent des discours, des textes qui sont à cheval entre tradition et modernité. L’oralité connait donc maintenant quelques changements liés à la fois à l’évolution temps et aux nouvelles pratiques en vigueur.En prenant comme référence l’époque dite purement traditionnelle, notre réflexion s’attachera à identifier et à analyser les nouvelles formes de l’oralité à travers des pratiques urbaines et contemporaines. Nous partirons du postulat selon lequel, en milieu urbain, des nouvelles tendances sont observables dans les pratiques traditionnelles. Cette étude portera sur la palabre en tant que composante importante de la littérature orale et en tant que pratique sociale qui s’inscrit dans une situation de  communication qui impose un enjeu, des contraintes aux différents acteurs sociaux qui échangent des paroles dans un cadre bien précis. Ce cadre est celui de la communication garantissant la cohésion et l’harmonie du groupe dans un contexte de mort ou de mariage à la coutume.Il s’agit donc de voir comment les acteurs de la palabre, les lieux,les discours, les symboles et les pratiques elles-mêmes ont évolué. En d’autres termes,nous voulons cerner les lieux de production des discours oraux actuels en interrogeant les dynamiques sociales et culturelles qui maintenant les portent. Le choix de la palabre nous permet situer, d’indiquer sa place dans la vie moderne. Ainsi, les extraits de textes que nous allons analyser seront vus sous l’angle de leur actualisation renouvelée par des acteurs qui s’expriment soit parce qu’ils ont le droit de dire » qui leur est conféré par la société, soit parce qu’ils sont inspirés ou influencés par les réalités actuelles. Cette réflexion sera abordée dans un contexte sociologique de l’ethnie punu du Gabon.Le développement des villes, la mobilité ainsi que le croisement des populations ayant entrainé un nouveau mode de vie, il s’agira de savoir et d’interroger les changements qu’on note aujourd’hui dans les rites funéraires, au mariage coutumier quant aux usages anciens.Notre analyse s’appuiera sur un ensemble de faits sociaux et quelques extraits de textes collectés lors d’un travail d’enquête menée lors de nos différentes recherches en pays punu. Cette démarche a pour avantage de prendre en compte tout le contexte de production des discours pour en saisir correctement la portée. Pour cette étude, nous retenons deux articulations principales, à savoir : La palabre traditionnelle punu : de la tradition à la modernité ; De la performance dans la palabre traditionnelle punu.


1. La palabre traditionnelle punu : de la tradition à la modernité

La palabre traditionnelle est une pratique qui consiste à réunir les membres d’une communauté dans le but d’échanger, et donc de communiquer, suivant des procédures éthiquement bien définies aux fins de rétablir un ordre momentanément perturbé. Elleest une manifestation culturelle qui fait appel à l’usage de la parole en tant qu’objet esthétique. Elle est aussi une mise en scène codifiée qui obéit à un mode dereprésentation dont la compréhension n’est possible qu’à travers le système social qui la produit ; elle est «la réduction d’un conflit par le langage, la violence prise humainement dans la discussion du verbe, un dialogue s’achevant par la communion» (B. Atangana, 1964, p. 461).La palabre se caractérise par la production d’un discours global qui s’organisetravers trois grandes phases. Il y a d’abord la phase introductive qui se traduit par undiscours bref et concis, une formule rituelle énoncée par un acteur dont le statut estdéterminé par la coutume ou dont la légitimité relève de l’identité sociale. Au cours de cette étape les phrases ci-après sont prononcées :« Bigulu mambwé matudjilimba(que ceux qui écoutent les problèmes prêtent attention) na kodu na kodu bunzombwé(silence de tous les côtés » l’assistance répond en chœur« limba/ yékè ». Celles-ci signifient « à votre attention s’il vous plaît » et ont pour rôle de solliciter et capter l’attention de l’auditoire qui répond «oui/silence ». Dans une sorte de simulacre, dans le cas du mariage, les parents de la jeune fille feignent d’ignorer ceux du prétendant. Dans ledeuxième cas, c’est-à-dire celui de la palabre autour des rites funéraires, ce sont les parents maternels qui font semblant d’ignorer le but de la rencontre. Des questions telles que« fikefikenane vo dimbu diami nane diambu yi »« puel batu nanyangu vave diambu yi?» sont posées.Ces paroles qui traduisent l’étonnement et qui signifient« pourquoi il y a autant de monde aujourd’hui ici» marquent le début de la palabre. Bien plus, elles invitent l’échange, la communication quant à la présence inhabituelle de tant des présences.Ensuite, qu’il s’agisse de la palabre de mort ou de mariage, il y a le débat qui se caractérise d’une part, par unréquisitoire accablant et un plaidoyer solide d’autre part.

Le principe dans cette phase consiste pour les uns à attaquer, et pour les autres à contre- attaquer. La discussion très vive, repose surpposition Plaignant / accusé, toi/moi, vous / nous et s’articule autour d’un rapport de force qui amène chaque partie à défendre sa position grâce à un argumentaire cohérent nourri de proverbes, de jeux de mots, des techniques oratoires qui font la richesse du verbe chez les punu.Dans le cadre d’une palabre de mort, l’oncle maternel (ou son représentant) du disparu affronte verbalement le père du défunt à qui il demande d’élucider les causesde la mort de leur fils. Lorsque la personne disparue est une femme mariée, c’est-à-dire celle dont les parents ont reçu matériellement la dot, la responsabilité de donner les causes de la mort incombe au mari de cette dernière.Egalement, à l’inverse la femme mariée sera tenue de donner les raisons du décès de son époux. S’agissant du mariage traditionnel, un porte-parole du prétendant (son père, le neveu du père ou un représentant) se retrouve face à celui de la future épouse (voir le cas du prétendant).L’objectif visé au cours de cette étape estla recherche objective d’une résolution du problème posé. Enfin, le dénouement est la dernière phase, celle des décisions finales. Le débat est alors une quête vers un dénouement favorable pour tous, un compromis ou un consensus après une grande négociation qui, elle, procède du respect du « code des usages ».En réalité, la production littéraire orale punu s’inscrit avant tout dans la tradition dans ce cadre, la place des acteurs, les actions, les lieux sont connus et assumés. Il existe des critères de sélection (âge, sexe, statut social) qui fixent le rôle de chaque membre dans l’organisation de la palabre. La catégorie sociale qui a le pouvoir et la direction de celle-ci est constituée du père, de l’oncle maternel, du médiateur (en cas de blocage). Le public est un acteur incontournable de la palabre car il est formé d’une communautédes corps qui constituent l’auditoire. Toutefois, il joue à la fois le rôle de récepteur et d’émetteur, dans la mesure où il est souvent interpellé par les acteurs principauxqu’il peut approuver, désapprouver et même censurer quand c’est nécessaire. Comme l’affirme P.Ngandu Nkashama (1993, p.247), le public est donc un «auditoire susceptible de rentabiliser la parole, le discours de la palabre, la conscience sociale immédiate». En effet, tout propos n’est valable que lorsqu’il a reçu la caution du groupe.

2. Les pratiques traditionnelles et les changements sociaux

L’homme punu se conçoit en même temps comme entité autonome et comme collectivité vivante, c’est-à-dire qu’il a un esprit communautaire. Sa vie sociale, les pratiques quotidiennes qui la sous-tendent, procèdent donc du respect et de la soumission totale aux pratiques socioculturelles en vigueur. Il est un élément d’untout intimement lié et relié par des considérations endogènes de type magique, spirituel :En Afrique noire, l’art n’est pas une activité séparée, en soi pour soi. Elle est uneactivité sociale, une technique de vie et, pour tout dire, un artisanat. Mais il est question d’une activité majeure qui accomplit toute autre, comme la prière au Moyen-Age chrétien (...), il s’agit d’intégrer toutes les activités humaines jusqu’au moindre acte quotidien dans le jeu harmonieux en subordonnant les forces inférieures-minérales, végétales, animales, au jeu de l’existant humain etles forces de la société humaine au jeu de l’être divin par la médiation des états ancestraux (L.-S. Senghor1967, p. 37).Afin de perpétuer son identité, défendre son passé et revivre avec ce passé,l’hommepunu se réfère à l’univers ancestral pré-structuré, aux coutumes qui confèrent au groupe son identité et qui rappellent à la mémoire collective les comportements à observer devant tel ou tel événement de la vie sociale. Les coutumes sont « les traditionsqui englobent l’ensemble des valeurs, des symboles, des idées et descontraintes qui déterminent l’adhésion à un ordre social et culturel justifié par la référence au passé » (G. Balandier, 1963). Les traditions sont la pratique sociale par laquelle sont régulées les conduites ; elles suscitent la conformité. Elles fixent les règles et déterminent les systèmes de relations au sein de la communauté. Au contact d’autres cultures, certaines pratiques subissent malheureusement des changements qui induisent de nouvelles manières de faire, une nouvelle vision du monde. Nous pouvons ainsi nous demander comment se déroulaient le mariage coutumier dans l’optique de la palabre traditionnelle? Qu’en est-il, aujourd’hui, de ce mariage et des rituels qui lui sont liés corrélativement à la palabre traditionnelle?


Le mariage traditionnel chez les punu se faisait en trois étapes. La première consistait pour un jeune homme et ses parents à proférer des paroles et à poser des gestes en guise de promesse de mariage. Ses paroles et gestes matérialisés par un acte symbolique de grande importance, «ukummudjèb» (réserver/ fiancer sa future femme) symbolisaient un consentement mutuel entre deux familles qui devraient marier leurs enfants. Un don symbolique « ibaanz» ou «mukumunu-munu», (mariage verbal → promesse de 9mariage) était offert par le jeune homme et sa famille à celle de la jeune fille. Dès lors, la future épouse était rattachée à la famille de son mari et devrait être digne de cette dernière, mais également, honorer sa propre famille en affichant un comportement exemplaire «ubokbunumb c’est-à-dire, «tuer l’étatde vie de jeune fille ».Il faut noter que le mariage était d’abord une affaire des deux familles, la jeune fille n’avait souvent pas d’avis à donner sur le choix de son fiancé car sa volonté n’était pasprise en compte : « L’individu n’a pas de place —seul la Tribu ou le clan occupe une place prépondérante dans l’univers culturel. L’important n’est donc pas leconsentement des époux pris isolement mais l’accord des groupes constitués» (G. Balandier, 1963). Aujourd’hui, les nouvelles générations pratiquent ce que les punuappellent « nimadilemughatsi - nimadilemulumi » qui peut se traduire dans le contexte actuel par « j’ai trouvé une femmej’ai trouvé un mari ». Cette formule traduit les nouvelles mentalités des jeunes qui, pour plusieurs raisons, excluent les parents du choix de leurs conjoints. Elle exprime à la fois la déception et la nostalgie de l’anciennegénération qui a du mal à se départir des pratiques du passé.

La deuxième étape, « diwèl /le mariage » était consacré au versement de « tsombu/la dot » qui n’était composée que des éléments symboliques. Lorsque les composantes de la dot étaient réunies, les deux familles fixaient de commun accord, le jour du mariage de leurs enfants. Les parents du jeune homme se rendaient chez ceux de la jeune fille. Une rencontre restreinte à laquelle prenaient part des parents proches était organisée. Si à l’époque purement traditionnelle, la composition de la dot varie quelque peu selon nos recherches et nos informateurs, il est cependant certain que des éléments tels que le sel, l’enclume, la machette, la hache, la lime, le chapeau (pour le père de la fiancée), la calebasse, la tête de tabac, le foulard (pour la mère de la fiancée), la marmite en terre cuite, le vin de palme, restaient incontournables.

De nos jours, la dot est une longue liste négociable ou non, qui fait l’objet d’une consignation par écrit, des marchandises périssables et non périssables. Des éléments de la modernité auxquels on ajoute d’importantes sommes d’argent font exploser la composition de la dot (cf. listes en annexe). Un repas pour clôturer cet évènement était partagé à la suite d’un rituel de bénédiction et des conseils à l’endroit des jeunes mariés. Autrefois, le jeune marié pouvait partir avec sa femme qui recevait des présents symboliques au même titre que la dot. Il s’agissait notamment des nattes, des poules et coqs, des chèvres, du panier, du mortier et du pilon, de quelques régimes de bananes. Aujourd’hui, la famille de la jeune fille se mobilise et réunit des moyens importants en vue d’accompagner la jeune mariée dans le clan de son mari. Un trousseau complet est

composé des ustensiles de cuisine, de l’électro-ménager, des matelas ressort, des parures de lit et parfois d’une voiture pour les plus nantis.

D’une manière générale, à propos des coutumes anciennes, lorsque la mort frappait une famille, c’est la communauté toute entière qui se sentait concernéeLes proches, les voisins, les habitants du village étaient confrontés à la crise provoquée par le décès d’un des leurs. Par et pour la mort, tout le village se mobilisait pour organiser les funérailles et surtout circonscrire la mort. Les activités étaient suspendues ou tournaient au ralenti. La tristesse et la désolation se lisaient sur tous les visages ; les femmes portaient un morceau de pagne attaché au niveau de la poitrine, les cheveux ébouriffés et restaient pieds nus. Les branches de palmiers étaient accrochées aux abords du village ainsi qu’à chaque extrémité de la maison mortuaire. Lors de la palabre, la veille de l’enterrement au soir, la famille maternelle à travers son représentant et conformément à la coutume demandait les causes de la mort et exigeait des dommages et intérêts. « ilumbi yi ubèl/ la nouvelle de la mort », « ilumbi yi nfuang/ la nouvelle de la mort », « ikumbu, ikaang na tàb » (des gestes symboliques qui représentent des amendes à payer), étaient accomplis.

Si la palabre lors des cérémonies funéraires est encore et toujours vivace chez les punu, on note cependant que l’idéal commun, par l’effet de la modernité ne répond plus à l’exigence de fidélité aux us et coutumes, mais laisse plutôt place à une évolution  opposée. La modernité agit comme un contrepoids qui déstructure le contenu des valeurs endogènes inhérentes à l’art de la communication autour de la palabre. En effet, aujourd’hui, les relations urbaines dans ses modalités d’être modernes ont chamboulé le tissu social traditionnel. La mort n’est plus par exemple un phénomène qui engage socialement et culturellement les individus. Certaines personnes, concernées par le malheur ont des obligations professionnelles, ne peuvent par conséquent pas y prendre une part active du début jusqu’à la fin du processus. Ce qui implique inéluctablement un changement dans les différentes façons de participer à un deuil.

En outre, au lieu d’être soutenus (moralement, spirituellement ou financièrement), certains endeuillés subissent parfois l’indifférence totale des autres membres de la société, à en juger par l’attitude de ces derniers (ils organisent des fêtes). Ils sont dans des cas extrêmes exploités (ceux qui viennent au deuil exigent à manger et à boire alors que l’enterrement n’a pas encore eu lieu). Par ailleurs, La mort induit un aspect commercial qui prend le dessus sur la coutume proprement dite, car certaines familles font des dépenses disproportionnées et même superflues : confection des tee-shirts, achat des pagnes et confection des tenues extravagantes.

L’Eglise dans la société actuelle a un rôle majeur dans la déstructuration des valeurs sociales traditionnelles ; elle ne croit pas que les rites africains soient porteurs de sens, et les considère au contraire comme des éléments négatifs. Touchant le mariage, elle n’intègre pas les considérations traditionnelles des familles, méprise également le superflu moderne autour de la dot. En d’autres termes, elle situe l’acte de mariage qu’au niveau spirituel quoique consciente, que c’est l’issue de la palabre du mariage coutumier qui accorde le statut d’épouse ou d’époux aux mariés. Elle a par conséquent contribué à instaurer une nouvelle attitude qui s’observe aussi dans les veillées mortuaires. En effet, on note parfois une absence totale de la palabre ; les chorales qui prestent toute la nuit, jouent un rôle de premier plan et se substituent à la palabre. Cette situation a pour conséquence immédiate, l’écrasement, l’étouffement de l’authenticité africaine.

3. De la performance dans la palabre traditionnelle punu

Le terme performance vient de l’ancien français « parformer » qui signifie « accomplir, exécuter ».Il est à l’origine employé dans la critique anglo-saxonne pour désigner l’ensemble des éléments qui concourent à la réalisation d’un énoncé dit ici et maintenant, Okpewho (1979). Dans le contexte des « arts vivants », il renvoie à l’idée de rendement, de résultat, d’exploit. Il est de nos jours couramment utilisé en oralité depuis les travaux de P. Zumthor (1983, p. 36), et peut être assimilé à la prestation d’un acteur au théâtre :

«La performance est un lieu de créativité individuelle (...). Véritable espace d’expression psychologique, esthétique et idéologique, la performance procure un potentiel plus ou moins grand de variabilité à l’énonciateur et devient l’un des facteurs essentiels qui confère leur dimension polysémique aux textes oraux ».

Ici, la performance est prise dans le cadre de l’oralité où la transmission des messages, des savoirs, des informations se fait de bouche à oreille et nécessite la présence d’un énonciateur et d’un destinataire dans un environnement spatio- temporaire bien précis. En réalité, la problématique de la performance est à considérer du point de vue de l’ethnographie de la parole en tant qu’art verbal, c’est-à-dire l’art de créer grâce à un pouvoir de dire et de faire entendre.

3. 1. Palabre traditionnelle et création

La marge de manœuvre créatrice dont dispose le « maître de la parole » est l’occasion où émerge son talent créateur, c’est-à-dire sa marque esthétique sur le patrimoine culturel collectif. Précisément, c’est la part subjective créatrice du sens qui lui est spécifique dans le maniement des éléments du discours. Si la création implique « l’idée d’invention, d’innovation, d’originalité » (B. Ursula, B. et J. Dérive, 2008), créer dans le cadre de la palabre, c’est faire venir quelque chose à l’existence, alors la marque esthétique du « maître de la parole » consiste à rassembler des unités des significations de la langue que sont les mots, paraboles, les dictons ou images en leur donnant une résonnance efficace par laquelle il capte et emporte l’assentiment de son auditoire. En  cela, la déclamation orale est donc le moment où le performateur affirme sa rhétorique.

La rhétorique doit être comprise ici comme un art du bien dire, l’art du discours orné et efficace. Elle porte sur le langage et ne conçoit le discours qu’« en situation », c’est-à-dire qu’en présence d’un émetteur et d’un récepteur, un orateur et un auditoire. C’est en cela que la rhétorique trouve son intérêt dans la réalisation de la performance à travers la palabre, car elle intervient dans le processus de mise en œuvre du discours oral : « la rhétorique est l’art de se défendre, elle implique un savoirfaire spontané et une compétence acquise par l’enseignement ; elle a donc une double orientation : une aptitude à créer, à inventer et, une aptitude à se conformer aux exigences établies » (O. Reboul, 1991). La corrélation entre la rhétorique et l’invention se situe au niveau de la création, de la reconstruction du langage, de l’expressivité, de la détermination et la volonté pour les orateurs de la palabre à se produire eux-mêmes au sens spectaculaire. En effet, détenteurs d’un certain savoir, leur maîtrise de la parole leur confère un statut particulier. Cependant, comment exercent-ils leur talent et leur savoir-faire ? Peut-on affirmer qu’ils sont des artistes à part entière ?

L’orateur, à chaque prise de parole investit par sa présence, l’espace de la palabre. Il est sur une scène et en cela, il est acteur et maître de son art. Lors d’une veillée mortuaire dans un quartier de Libreville, « Beauséjour », alors que les protagonistes de la palabre inhérente à la mort d’un homme ne s’accordent pas sur les procédures, un homme d’un âge avancé intervient spontanément. Ce dernier, un médiateur auto- désigné, prononce un discours empreint de sagesse. Il justifie sa prise de parole en ces termes; «pababédji bé toghi, mutatuakitatulang» qui se traduit par «quand deux personnes se battent, une troisième vient les séparer ». La maîtrise de la langue chez ce dernier se manifeste par un langage très imagé, par l’expression d’une «nouvelle langue », d’un discours au-delà des paroles habituelles qui ne peuvent s’entendre avec des oreilles habituelles. Car il ajoute : « abavu na matudjidughulua /que ceux qui ont des oreilles entendent ».

Celui-ci s’adresse à ceux qui ont d’autres oreilles pour entendre cette autre langue créée, réinventée, reconstruite par des mots, des images et des expressions d’une autre dimension. En d’autres termes, il convoque à une compréhension esthétique du dire pour poursuivre un horizon d’entente de cohésion et d’accord mutuels des parties, à travers une « parole qui doit, en même temps qu’elle lui parle, créer un interlocuteur capable de l’entendre » (G. Picon, 1953, p. 34). Il met l’accent sur le radical tatu du mot mutatu, qui signifie le troisième, auquel il ajoute le suffixe lang pour former le verbe conjugué utatulang pour non seulement marquer une suite logique des chiffres (babédji = deux / tatu = trois), mais également donner une certaine sonorité à la phrase. Le verbe qui signifie séparer est ugalənə, le médiateur ne lemploie pas. Par ailleurs, dans sa volonté de création, il expose un argument vraisemblable qui sert de prémisse à son raisonnement: « kusu na vanghe djobo ifumbe yi mosi/ le perroquet et le corbeau sont tous de la même famille », pour faire comprendre aux deux protagonistes et à l’assistance que nul n’est parfait. Il met en œuvre une série de stratégies, un jeu de langage impressionnant en codant parfois son discours. En fait, cet éloquent orateur est dans un rapport authentique de médiation avec la tradition au travers duquel, interrogeant la valeur des éléments du langage traditionnel, il se les approprie et les redéploie dans un usage actuel. Ici, la tradition artistique du discours, sinon du langage, « présuppose un rapport dialectique entre le présent et le passé, et donc l’œuvre du passé ne peut nous répondre et « nous dire quelque chose » aujourd’hui que si nous avons posé d’abord la question qui abolira son éloignement » (H. R. Jauss, 1996, p. 69).

3. 2. La palabre en milieu urbain : invention ou recréation ?

L’acteur de la palabre bien que disposant d’un degré de liberté, ne pouvait se permettre de transformer les procédures. Aujourd’hui, en revanche, certains écarts font de la palabre une pratique complètement innovante. De manière générale, les procédures de la palabre subissent une réactualisation importante. Il semble que le rôle, la place des uns et des autres ne respectent plus un certain ordre, le critère âge est par exemple bafoué. On reconnaît désormais l’individu grâce à son statut politique, à sa situation professionnelleLe critère de sélection dans la prise de parole au moment de la palabre est construit de manière subjective et selon une vision de valeurs nouvelles : l’argent, le titre ou la fonction occupée dans l’administration. Le mariage traditionnel est parmi les pratiques culturelles ayant subi des transformations majeures. En effet, si la palabre de mariage se pratique toujours de nos jours, il a toutefois connu de changements profonds qui sont visibles à plusieurs niveaux.

Dans le cadre du mariage traditionnel, il est courant qu’un ami du prétendant prenne la parole en lieu et place du père ou de l’oncle maternel de ce dernier. Les femmes qui étaient exclues du cercle de décision deviennent des grandes oratrices. Les écoles publiques et autres espaces modernes servent de lieux de cérémonie des deux types de palabre (les maisons de pompe funèbre, les salles de cérémonies construites à cet effet). Les mariages mixtes, c’est-à-dire en personnes de souche culturelle distincte, induisent systématiquement l’utilisation abondante de la langue française, qui véhicule une certaine idéologie occidentale donnant ainsi le sentiment d’être « évolué », d’avoir accès à la connaissance universelle.

Le décor du lieu de la palabre, notamment celle de mariage devient un assortiment des matériaux traditionnels et modernes, donnant ainsi une mosaïque de couleurs à l’espace choisi. Il n’est pas rare de voir un tapis rouge déployé pour la circonstance. La prestation des groupes artistiques traditionnels et modernes imprime un caractère nouveau à la manifestation ; la présence d’un D.J et d’un Maître de cérémonie sont des éléments nouveaux introduits dans l’organisation de la palabre de mariage tout comme l’utilisation du micro baladeur (mariage et mort). L’introduction de la musique via les appareils de mixage, témoigne de l’évolution du genre et de son dynamisme en zone urbaine.

Un aspect aussi récurrent dans la palabre de mariage est la demande du « transport, du billet de la future mariée » formulée par l’orateur représentant cette dernière. Le principe consiste pour le représentant du prétendant à donner une somme d’argent en vue, symboliquement, d’aller chercher sa fiancée dans son village natal alors qu’elle est cachée dans une chambre, sur le site même de la cérémonie. La conséquence immédiate liée à cette nouveauté est que la personne désignée pour accomplir cette mission revient en déclarant qu’elle a été braquéel’argent du transport a été volé par des braqueurs. Les barrages sur lesquels sont indiqués des montant allant de cent mille francs CFA à un million, dressés tout au long du chemin qui mène au domicile de la femme à épouser, n’ont aucune référence dans la coutume punuIls sont des éléments d’acquisition provenant du croisement avec d’autres culturesL’achat des pagnes ainsi que des boissons et nourriture pour l’organisation d’un grand repas constituent une grande dépense chez la famille de la jeune fille à marier. Tout porte à croire que la liste kilométrique de la dot, les différents barrages et l’important montant de la dot sont dressés pour compenser les dépenses réalisées en amont par la famille de la fiancée.

Toutefois, si les pratiques funéraires visaient à conjurer le désarroi et à réparer la douleur provoquée par la mort, elles étaient aussi une façon de « la dépasser, somme toute de la nier » pour reprendre L. V. Thomas (1985, p. 120). Dans la consommation en commun de nourriture et de boisson, le groupe éprouvait profondément sa volonté de communier avec les forces de la nature en scellant son unité.

Conclusion

L’ambition de notre étude était de montrer le dynamisme de la palabre traditionnelle punu en milieu urbain. Au sortir de notre réflexion, nous pouvons affirmer que l’évolution de la pratique que nous avons mise en évidence est d’abord tributaire des changements sociaux. Il résulte également que l’exercice de la palabre amène les orateurs à inventer une certaine poétique du langage qui les contraint à déployer une certaine rhétorique, à créer une certaine langue. Créer en oralité, c’est participer au dynamisme de la parole en mutation continue. L’oralité contraint le performateur à inventer une certaine poétique du langage. Dans ce contexte, la parole se déploie dans toute sa splendeur. En d’autres termes, la création en oralité participe d’une certaine manière à une forme de fécondité dans l’univers langagier et culturel traditionnel. C’est ainsi que la nécessité de créer réside dans le désir de revaloriser une pratique, un discours dans la quête d’une performance.Si les mutations de la société ont entraîné des changements dans la pratique de la palabre (mariage/mort), à côté des manières de faire ancestrales, il s’élabore de nouvelles façons de faire et de dire, des nouvelles expressions culturelles qui fondent le dynamisme du genre. Ces nouveautés, ces nouvelles tendances loin de constituer un handicap à la survie de la palabre, traduisent au contraire une réelle volonté de s’arrimer aux réalités actuelles. Elles contribuent à son enrichissement et permettent de renforcer la perception des réalités socioculturelles, d’établir les rapports entre Homme noir et son univers immédiat/Homme noir dans un nouvel environnement. En définitive, les valeurs endogènes au contact de la civilisation moderne suscitent des nouveaux paradigmes. Toutefois, faut-il se départir de ce qui fonde l’authenticité de l’âme africaine ? Comment concilier les aspects de la vie traditionnelle et les réalités de la modernité pour le développement de l’Afrique?

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Numéro : 2 b, décembre 2017

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