Paroles, gestes et symboles

Le continent africain est riche en moyens de compter très variésAu cours des âges, les peuples de l’Afrique subsaharienne ont inventé, par centaines, des systèmes cohérents de numération. Comme dans le reste du monde, ils ont découvert qu’il est extrêmement difficile de compter et de calculer si l’on utilise un mot, ou un symbole, complètement différent pour chaque quantité, c’est-à-dire pour chaque nombre. Ces systèmes divers se divisent en trois catégories : systèmes parlés, systèmes gestuels et systèmes symboliques utilisant des parties du corps ou des objets pour désigner les nombres. Au lieu d’inventer un mot pour chaque nombre, on compose le plus souvent de nouveaux mots à partir de ceux désignant les nombres de base, en utilisant leurs relations arithmétiques. Il existe de nombreux exemples de ce procédé dans les systèmes africains parlés de numération. Dans la langue makhuwa du nord du Mozambique, ce sont les mots « thanu » (5) et « nloko » (10) qui constituent la base du système de numération. Ainsi le 6 se dit « thanu na moza » (5 plus un) et 7 « thanu na pili » (5 plus deux). 20 se dit « miloko mili » (dix fois deux) et 30 « miloko miraru » (dix fois trois). Les bases de numération les plus communes sont 10, 5 et 20, combinés ou séparément. Une autre langue du Mozambique, le nyungwe, n’utilise que la base 10, alors que le balante de Guinée-Bissau ne connaît que les bases 5 et 20. La langue bété de Côte-d’Ivoire utilise les trois bases 5, 10 et 20. Cela donne, pour dire 56, par exemple, « golosso-ya-kogbo-gbeplo », soit, « 20 fois 2 plus 10 (et) 5 (et) 1 ». Les Bambara du Mali et de la Guinée ont un système fondé sur le 10 et le 20 dans lequel le mot vingt, « mugan », signifie « une personne » et le mot quarante, « debé », désigne aussi la natte sur laquelle dorment mari et femme, qui possèdent chacun dix doigts et dix orteils. Les Boulanda d’Afrique de l’Ouest ont un système à base 6, si bien que 7 se dit 6 + 1 ; 8, 6 + 2, etc. Le système des Adeles est un peu plus compliqué : 6 se dit « koro » ; 7 « koroke » (6 + 1 = 7) ; 8 « nye » et 9 « nyeki » (8 + 1 = 9). Chez les Houkou d’Ouganda, on forme les mots correspondant à 13, 14, 15, en ajoutant 1, 2, 3 à la base 12 : ainsi « bakumba igimo » (13), signifie en fait 12 plus un. Mais on peut utiliser aussi la base décimale, 10 + 3, 4, 5, etc. L’avantage d’utiliser une base aussi petite que 5 est que cela facilite le calcul oral ou mental. Par exemple, 7 + 8 équivaut dans ce système à (5 + 2) plus (5 + 3). Comme 2 + 3 = 5, on arrive facilement à trouver comme équivalent 5 + 5 +5, soit 10 + 5 ou encore 3 fois 5. Le principe de duplication Un cas particulier de numération par addition est celui où l’on est en présence de deux nombres égaux ou de deux nombres égaux à l’unité prés. Par exemple, les Mbai comptent de 6 à 9 de la manière suivante : « mutu muta » (3 + 3), « sa do muta » (4 + 3), 2soso » (4 + 4) et « sa dio mi » (4 + 5). Chez les Sango du nord du Congo, 7 se dit « na na-thatu » (4 + 3), « mnana » (4 + 4) et 9 « sano na-na » (5 + 4). L’utilisation du principe duplicateur pour former les nombres de 6 `9 pourrait s’expliquer par le souci de faciliter le calcul mental, et en particulier la multiplication par deux. Par exemple, si l’on ignore le réponse, deux fois sept équivaut à 4 + 3, mais comme 4 + 3 + 3 = 10, la réponse peut se dire aussi 10 + 4. Il existe depuis toujours en Afrique subsaharienne une solide tradition de calcul mental, et les opérations de multiplication orale et mentale étaient souvent (et sont encore dans certains cas) fondés sur la duplication à répétition. D’autres langues africaines n’utilisent pas seulement l’addition et a multiplication, mais aussi la soustraction pour former les noms de nombres. Ainsi les Yorouba du Nigéria utilisent pour dire 16 l’expression « eerin din logun », qui signifie « quatre avant vingt », alors que chez les Louba-Hemba du Congo sept se dit « habulwa mwanda » (« un avant huit ») et neuf « habulwa likuni » (« un avant huit »). Les systèmes oraux de numération peuvent varier considérablement à l’intérieur d’un espace géographique très restreint. En Guinée-Bissau, le système décimal des Bijago côtoie celui à base 5 et 20 des Balante ; les Manjaco utilisent un système décimal comportant exceptionnellement des mots composés comme 6 + 1 pour 7 et 8 + 1 pour 9 ; quant aux Feloup, ils emploient un système à bases 10 et 20 qui sert également du principe duplicateur dans des formes comme 4 + 3 pour 7 ou 4 + 4 pour 8. Les mots désignant les nombres peuvent être des adjectifs ou des substantifs, si bien que les structures verbales désignant les nombres sont parfois des formes composites qui incluent plusieurs opérations arithmétiques. Ainsi dans la langue Tswa du centre du Mozambique, 60 se dit « thlanu wa maluma ni ginwe », ce qui signifie « cinq fois dix (multiplication) plus une fois (dix) (addition) ». Pour les nombres les plus importants, on a fréquemment recours soit à des mots entièrement nouveaux, soit à des termes plus ou moins dérivés de la base de numération. Ainsi les Bangongo du Congo disent « kama » (100), « lobombo » (1000), « njuku » (10 000), « lukuli » (100 000), alors que les Ziba de la République-Unie de Tanzanie emploient pour les mêmes nombres les mots « tsi-kumi », « lukumi » et « kukumi », qui sont évidemment tous composés à partir de « kumi » (10). Compter par gestes Beaucoup d’Africains comptent par gestes. Les Yao du Malawi et du Mozambique désignent du pouce de la main droite 1, 2, 3 ou 4 doigts tendus de la main gauche pour représenter les nombres correspondants. Le poing fermé représente le nombre 5 auquel on ajoute un, deux, trois, quatre doigts de la main droite pour exprimer 6, 7, 8 et 9. Dix est représenté par les doigts des deux mains jointes (Figure 7.1).
Paulus Gerdes 132 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Le comptage Yao Figure 7.1 En revanche chez les Makondé du nord du Mozambique, on compte sur les doigts de la main droite avec l’index de la main gauche pour les nombres 1 à 4, le poing fermé signifiant 5. On procède de façon symétrique, en inversant le rôle des mains, pour les nombres de 6 à 9, les deux poings fermés signifiant 10 (Figure 7.2). L’ethnomathématique en Afrique 133 1 2 3 4 5 6 7 8 9 10 Le comptage makondé Figure 7.2 Les Chambaa de la République-Unie de Tanzanie et du Kenya utilisent le principe duplicateur pour compter par gestes, c’est-à-dire Paulus Gerdes 134 qu’ils utilisent les deux mains à la fois : deux fois 3 doigts tendus pour 6 ; 4 et 3 pour 7 ; 4 et 4 pour 8 (Figure 7.3). 1 2 3 4 5 6 7 8 9 Le comptage chambaa Figure 7.3 L’ethnomathématique en Afrique 135 Pour les nombres supérieurs à 10, les Sotho du Lesotho utilisent plusieurs personnes pour représenter les centaines, les dizaines et les unités. Pour le nombre 368, par exemple, un premier individu tend 3 doigts de la main gauche pour signifier 300, le deuxième le pouce de sa main droite pour signifier six fois dix, et le troisième 3 doigts de la main gauche, ce qui signifie 8 (Figure 7.4). C’est donc un système de comptage par position puisque chaque personne représente les unités, les centaines, etc., en fonction de la place qu’elle occupe. La représentation de 368 par les Sotho Figure 7.4 La fréquence des bases 5 et 10 est peut-être liée à la pratique du calcul digital. Mais l’existence de bases de calcul permettait aussi de compter plus vite. Ainsi les vanniers makondé comptent par 4 et non 1 par 1 les brins d’osier qui forment le fond de leurs paniers (Figure 7.5). 44444Comptage par groupes de quatre Figure 7.5 Paulus Gerdes 136 Systèmes d’entaille Les systèmes d’entaille sont d’usage courant en Afrique subsaharienne. Au Mozambique, les jeunes Chuabo utilisent le système suivant quand ils jouent au football. Ils ôtent la nervure centrale d’une feuille de cocotier, et chaque équipe reçoit l’une des deux moitiés de la feuille, dites « mulobuó ». Chaque fois qu’une équipe marque un but, elle fait un pli à son « mulobuó » (Figure 7.6). A la fin de la partie, il suffit de compter les plis, ou de comparer la longueur des feuilles, pour savoir qui a gagné. Le « mulobuó » Figure 7.6 Chez les Tswa, toujours au Mozambique, on utilise les arbres pour se remémorer l’âge des enfants. A chaque naissance, on pratique une entaille dans un arbre et une entaille supplémentaire chaque année jusqu’à ce que l’enfant soit assez grand pour savoir compter. On utilise aussi ce système d’encoches sur une tige pour compter les têtes de bétail.


 Écrit sur le sable Certains peuples d’Afrique subsaharienne pratiquent une forme d’ « écriture » des chiffres. Chez les (Bu)Shongo (dans l’est du Congo), on compte simultanément par 3 e par 10. C’est-à-dire qu’on effleurait le sable avec 3 doigts pour indiquer 3 objets. Après avoir ainsi tracé 3 fois 3 bâtons dans le sable, un trait plus long pour l’objet suivant indiquait qu’on était arrivé à 10 (Voir un exemple dans la Figure 7.8). Représentation de 36 objets 

 Figure 7.8

 Les Fulani ou Fulbe (Peul), pasteurs semi-nomades du Niger et du Nigéria septentrional, placent, dans un certain ordre, des bâtons sur le seuil de leur demeure pour indiquer l’importance de leur troupeau. Aux bâtonnets disposés en V équivalent à 100 têtes de bétail, en X à 50 têtes (Figure 7.9). Les bâtonnets verticaux représentent les unités et les bâtonnets horizontaux les dizaines. Le symbole suivant, figurant sur le seuil d’un riche propriétaire, VVVVVVXII, signifie qu’il possède 652 vaches.
Les Makondé, eux, préfèrent faire des nœuds sur des cordelettes (. Un mari qui part en voyage pour onze jours présente à sa femme une cordelette avec 11 nœuds et lui dit : « Ce nœud-là (il le touche), c’est aujourd’hui, et je m’en vais ; demain (il touche le deuxième nœud), je serai en route et j’aurai encore 2 jours de voyage ; mais ce jour-là (il saisit le cinquième nœud) je serai arrivé. Je resterai là-bas le sixième jour, et je m’en retournerai le septième. N’oublie pas, femme, de défaire un nœud chaque jour, car le dixième jour tu auras à préparer le repas pour mon retour le lendemain. » Ce système des nœuds était aussi utilisé par les femmes enceintes qui comptaient ainsi le retour de la pleine lune pour savoir quand elles allaient accoucher, et également pour connaître l’âge des gens. Sur une première cordelette, on faisait un nœud la première nuit de la pleine lune, et lorsqu’on arrivait au douzième nœud, on faisait un nœud sur une deuxième
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