Évaluation des pertes (1)
1Une semaine
pour un enterrement – nuits comprises. Cela avait signé d’un accord
ferme et définitif l’entrée dans la cour des grands, au rythme incessant
des veuves en pleurs. Jamais vu autant de veuves qu’en 2012, vieilles
empilées, parterre de femmes fripées assises sur des nattes dans la
maison du quartier Batterie 4, masse sonore de pleureuses, prenant en
otage nos battements de cœur – sans percussions. Des veuves jeunes et
vieilles, venues entourer, protéger, surveiller les deux femmes du
Grand-père, celles qui durent vivre les cinquante dernières années à se
livrer bataille, entourées des gardiennes sévères de tous les
protocoles.
Les autres femmes accompagnent ce premier noyau et coupent les oignons, les bananes et le piment, tranchent la viande et le poisson, trempent le manioc et l’atanga, le taro et l’igname, préparent dans d’immenses casseroles de quoi nourrir le millier de personnes qui passerait ici. Partout dans le monde les femmes font ces choses-là, matelassant la mort comme la naissance et restant en retrait : les gestes se répètent, les gestes sont les mêmes, les mains savent palper sans attente d’être touchées, vieillissent dans une même direction.
Les autres femmes accompagnent ce premier noyau et coupent les oignons, les bananes et le piment, tranchent la viande et le poisson, trempent le manioc et l’atanga, le taro et l’igname, préparent dans d’immenses casseroles de quoi nourrir le millier de personnes qui passerait ici. Partout dans le monde les femmes font ces choses-là, matelassant la mort comme la naissance et restant en retrait : les gestes se répètent, les gestes sont les mêmes, les mains savent palper sans attente d’être touchées, vieillissent dans une même direction.
2– Si tu veux parler aux grands-mères, tu donnes la pièce d’abord.
3Nous
observions, sans paroles. Se taire, ne rien dire, écouter. Nous
n’avions pas appris l’alphabet des tabous d’ici. Nous avions voulu
prendre Mamie V. dans nos bras et glisser un mot à Ma’Marie, avant de se
faire écraser de regards.
4–
Tu ne dois surtout pas toucher les veuves, toi aussi ! Et, normalement,
tu devrais mettre le pagne adéquat et venir t’asseoir avec nous.
5-À
nous de sentir où est notre place. Le corps du Vieux avait été lavé,
habillé par la famille, ses vêtements triés par des mains multipliées.
Ici, on répond au vide par un regard frontal sur l’œil terne. Le corps
est posé au centre d’une pièce au centre de la maison où il vécut si
longtemps ; il n’est pas écarté de notre vue. Autres veuves, autour –
protections, protocoles. Les connaissances qui viennent et partent,
incessamment, pendant trois jours. Les femmes qui chantent, les veuves
qui pleurent encore. Nuits blanches, veillées, fleurs partout, des gens
passent sans cesse, cousins, amis du quartier – un jour –, amis des
études en France, collègues des mille métiers – deux jours –, frères,
représentants des absents, amis des enfants, enfants adoptifs – trois
jours –, frères politiques, ministres issus du même village qui
apportent une valise. On passe, on reste avec le corps, ce corps en
plastique, coquille déjà asséchée par le rien, on salue les veuves, on
laisse un petit quelque chose. On nourrit le souvenir encore chaud, on
remplit la disparition par une invasion.
6Quatrième
jour. Cérémonie à l’église : on prie le prophète de Bethléem et la
Vierge. Ni les deux épouses, ni les trente-quatre enfants ne sont
évoqués par la bouche du prêtre, parenthèse religieuse où la polygamie
retourne sous le tapis. Mais la route ne se fait pas seulement dans
l’homélie d’un prêtre (en France, la porte scellée de l’église et celle
de la tombe nous laissent seuls, avec rien, rien que les mots des
apôtres à mâchouiller et les entrailles des cadavres – et il faudrait
alors rentrer chez soi, revenir au monde urbain des entrailles plein les
bras)…
7Cinquième
jour, aller jusqu’à Moabi – 500 kilomètres – pour le dernier chapitre,
traverser tout le pays sur ces nouvelles routes construites par les
ouvriers venus de Chine pour le rapatriement de leur part de bois
d’okoumé. Et longer la forêt, rouler en brousse. Arrêt à Lambaréné pour
manger un bout de carpe – tous les commerçants, en voyant notre
vêtement, le même tissu pour toute la famille, souhaitent les
condoléances pour le Vieux. Rouler sans béton au bord de falaises
instables et entendre, au loin, au bout du chemin, les veuves, les
vieilles mères du village de Moabi. D’abord un son sourd et rythmé de
pieds qui cognent le sol. Puis les femmes apparaissent, alignées au bord
de la route ; femmes à la peau de cuir argenté, regards fondus de noirs
tapant sur deux bâtons de bois. Des chants tatouages, imprimés de voix
cousues à la chair de ces femmes, porteuses des enfants comme des lois
familiales et de ces vieilles mains qui réparent. Une litanie. Ce sol
rouge, toujours, comme le gosier des poules qu’on mange ici – la tête la
première, me racontait une tante pour clôturer l’initiation au Bwiti [1][1]Rituel initiatique pratiqué au centre du Gabon, incluant….
Le rituel qui nous attend n’a rien à voir. Il est la fin d’un cycle, le
chant d’un départ, la voie que dessinent forcément ceux qui partent
pour toujours dans le cœur de tous ceux qui n’ont pas de départ. Le
défunt chemine symboliquement et réellement sur la route de chacun.
C’est une temporalité qui fait sens. Le corps du Vieux posé là, au
centre, dans le village de sa naissance, plus sec et cireux que la
veille. Son existence est répartie dans le regard des gens présents :
une goutte pour chacun. Le reste de l’espace, il faut faire à manger,
nourrir, accueillir.
8Dehors
: palabres des familles qui échangent, toute la nuit, les raisons qui
ont mené leur vieux fils à la mort. D’un côté de l’assistance, la
famille maternelle, de l’autre la paternelle – et un intermédiaire au
milieu. Qui a raté quelque chose ? Qui a mal agi ? Qui aurait dû faire
autrement ? La famille du père doit des comptes à celles de la mère (et
de l’argent). On approuve à l’unisson, on conteste à l’unisson. Tout
cela, en langue : on m’en traduit
quelques moments. On évoque les études en France, on évoque sa première
épouse de Normandie, ma grand-mère Claudette, on évoque sa carrière
politique, on évoque la prison par trois fois, on évoque la maladie, on
évoque ses frères, ses femmes, ses parents, ses grands-parents. C’est
comme s’il fallait déjà tout mettre sur table et pendre verbalement des
responsables. Anticiper au plus vite les non-dits à venir. Régler ce qui
fera des nœuds ou ce qui n’était pas dénoué à la surface sociale ; la
place du patriarche dans la cartographie familiale remplace l’homme
qu’il était comme une nouvelle incarcération. Jusqu’au matin. Les mêmes
chants tournent encore. Elles chantent à remplir tout l’air. Pas de
silence depuis près d’une semaine. On est ensemble dans l’empreinte
laissée par le défunt. On ne réfléchit pas, la sensation est plus forte
que le reste, pas de maîtrise, le chant entre et prend tout l’espace,
tout l’espace autour, il propulse le cœur au ciel. Aller voir le mort,
le pleurer, écouter les chants, manger, veiller encore, rire un peu,
boire le café, le thé, les jus. Somnoler.
9Puis
les deux veuves du Vieux, suivies des enfants, hurlent à la fin de la
nuit. Elles savaient, depuis toujours, qu’elles hurleraient ainsi. Lever
du soleil, les femmes cassent les prières et le chant cesse : le
cercueil est scellé. Elles marchent toutes, fredonnant derrière le
corbillard, et tout le monde suit. Une foule de gens, beaucoup venus de
Libreville – l’homme était « d’importance » – marche derrière la
voiture, derrière les femmes sur le chemin. Silence, jusqu’à la forêt
sacrée. Le cercueil est mis en terre puis recouvert des vêtements que
portait le patriarche ; ses vêtements, soigneusement triés, sont
enterrés avec lui. Nous habitons loin. Nous ne venons pas seulement d’ici. On ferme la tombe. Il faut rentrer chez soi.
Un retour
10
– Ces forestiers blancs, me dit-il, ont tous eu la même attitude avec les enfants métis. Le métis à l’époque n’avait pas de nationalité. Tout le monde les rejetait en quelque sorte. La France pensait qu’il fallait sauvegarder la vie de ses enfants. À Libreville, on a créé un internat pour les accueillir. J’y ai habité de 42 à 45. Les filles avaient un internat à part – une clôture nous séparait. C’était, je trouve, une pensée valable pour la France de sauvegarder les enfants métis. Le pays les incluait, peu importe la nationalité de leurs pères. En 1936, un décret a permis que tous ces enfants aient la nationalité française.
11Routes
de terre, sculptées brutes par la pluie lourde ; dans certains
carrefours, des voitures s’enfoncent jusqu’au ventre dans les flaques
larges comme des lacs ! De l’eau s’écrase sur les toits de tôle des
quartiers, rafistolés quarante-trois fois. De la musique ambiancée
s’échappe du tollé de la pluie – du Hilarion Nguema –, d’une bicoque où
l’on boit la bière, la fameuse Régab d’un litre, en faisant vibrer la
fesse, les poings, tout ça les yeux fermés. Ruelles cassées par la
lumière quand le soleil revient, de bric et de broc, mètres carrés
d’épicerie qui vendent quinze produits en quinze exemplaires – Nescafé,
Nido, œufs, pain, jus non frais, piles, sauce Maggi, couches Super
Caline, bonbons –, option brochettes. Libreville, saison des pluies. Je
suis de retour, quatre ans après la mort du Grand-père.
12– Vous êtes gabonaise ?
13Le
chauffeur ne l’est pas, assurément, pour poser cette question. Les
taxis gabonais ne parlent pas, ils préfèrent vous toiser royalement.
14– Oui, mais je vis en France.
15– Je suis ivoirien. Ça fait dix-neuf ans que je suis taxi ici.
16Loin
du centre-ville moderne, des pans entiers de ce qui faisaient alors
office de trottoirs ont été détruits, petits commerces mis en miettes,
cubes rachitiques soumis au bulldozer. Décision filant d’un ministre ou
d’un maire en prévision de travaux futurs – les plans sont là, ils
attendent encore. Restent les débris et des hommes qui vivent au-dessus.
De ces villages dans la ville (qu’on appelle ici « matitis » ou «
mapanes »), où logent des vendeuses du marché, maçons, trafiquants,
tailleurs, électriciens et toute la cour des Gabonais économiquement faibles – dépassent des centaines d’antennes Canal+.
17– Ça ne vous tente pas de retourner y vivre, parfois ?
18– Jamais ! J’y vais à la fin de l’année, pour trois mois. C’est bien assez ! Et toi, tu es mariée à un Blanc là-bas ?
19– Oui.
20–
Ho, mais pourquoi tu n’as pas choisi un mari noir ? Les Blancs nous
volent trop nos femmes ! Il faut repeupler ton pays, vous n’êtes pas
nombreux les Gabonais !
21Le
bâtiment flambant de la présidence est la ruche centrale de la ville.
Des églises – catholiques, évangélistes – à intervalles réguliers. Des
vendeurs de feuilles et de fleurs de forêt décorent le bord de route,
panoplie de la végétation qu’extirpe la terre d’ici. La pluie a cessé.
Pays d’eau, de sable et de terre rouge : l’humidité du sol monte au nez,
les plantes poussent au faciès. Terre rouge, écrasée, arrière odeur de
béton dans l’air – j’avais oublié. Peau d’argile rouge, où tout pousse
rouge, poussières rouges qui couvrent toutes les têtes : les quartiers
rouges changent en même temps que les rides, mais les hommes aux yeux
rouges demeurent à leur place : au pouvoir.
RDBBK : « République démocratique Battu Ba Kamba »
22
– Mon père est parti en 1939, me dit-il, appelé sous les drapeaux pour aller lutter contre les nazis, et il n’est plus jamais revenu. Il est mort à la guerre. Quand je suis sorti de l’internat pour métis, je suis venu en France, j’ai fouillé tous les cimetières de Paris. Montparnasse, le Père-Lachaise, et même celui en périphérie, vers l’aéroport d’Orly. Je ne l’ai pas trouvé. Voilà ! Il s’appelait Mavert. Henri Mavert.
– Pourquoi ne portez-vous pas le même nom que lui ?
– Les Français n’ont pas voulu car je n’étais pas reconnu. J’ai donc dû réinventer le nom : Mavihot. J’ai créé mon nom, comme beaucoup de métis qui n’ont pas été reconnus par leur père. Je suis devenu français en 1936, après le décret.
23Le pouvoir, mon Grand-père se l’est pris en pleine face en sa qualité d’indépendantiste et d’ancien opposant… devenu ministre d’Omar Bongo. « République démocratique Battu Ba Kamba
», c’est ainsi qu’il parlait de la prison où il séjourna plusieurs
mois, par trois fois. « RDBBK », date et signature, peut-on lire en bas
de son carnet écrit de sa cellule de Grosbouquet, en 1989. Le Grand-père
parti, cela tendait toutes les chaînes de la généalogie, de l’histoire
et de l’enfance. La généalogie des bâtards sacralise encore davantage
ces moments de deuil, condamnés que nous sommes au labyrinthe des
sans-terre : ce qui vient nourrir l’origine est minéral, ayant été
formés à être des chercheurs d’or creusant les pères et les mères de nos
pères pour alimenter notre patrie de papier. Le vieux Mavihot que
j’irai visiter, métis né en 1928 des mains du grand docteur Schweitzer,
me le formulera avec ses mots.
24Ce
n’est pas rien, de revenir à la maison de Batterie 4 pour visiter les
deux fidèles épouses de l’infidèle époux, fidèles à son souvenir même
quatre ans après. Les deux veuves ont pris la place que le Grand-père
occupait sur ses vieux jours, assis sous le patio à l’entrée de sa
maison. Elles sont sur leur trône comme une déesse à deux têtes,
attendant l’heure de la messe et le passage de leurs petits-enfants.
Llyod, le plus grand, est là ; il est rentré du Maroc au terme d’une
année d’études et s’occupe beaucoup d’elles. Ma’Marie & Ma’Valentine
me confient : « Ma fille, on est là. Seules, maintenant. Chacune tire
l’autre dans sa conversation. » Plus de pleureuses assises sur leurs
nattes pour leur servir d’armure : à présent la maison semble vide. Ces
deux-là ne peuvent plus se quitter, la jalousie de leurs jeunes années
ne les nourrit même plus. Le mari est mort avec ses amantes d’autres
couches. Plus de cuisine à gérer pour tous ceux qui passaient
constamment à la maison, en plus des enfants à nourrir. La maison est
sans odeurs : je ne l’ai jamais vue ainsi. Des centaines de bouteilles
pleines d’eau s’accumulent dans tous les recoins à cause des coupures.
Elles me préparent à manger, chacune dans sa cuisine : l’une cuit le riz
dans sa petite casserole, l’autre les bananes dans sa poêle.
25Libreville
change. Naviguer entre mes deux pays d’origine aiguise ma citoyenneté
sans cesse mise à mal dans cette petite monarchie équatoriale, figée
dans sa politique comme une hibernation sans printemps : dans
l’immobilisme politique ambiant m’apparaissent les secousses du reste du
monde dans tout leur éclat et leur violence. J’ai quitté une France en
plein état d’urgence pour trouver un Gabon qui regarde ses voisins en
chien de faïence. Une partie du Congo se dissout dans une guerre
nocturne et, deux frontières plus loin, Boko Haram et ses milices
shootées au Tramadol cognent aux portes du Cameroun. Mais par ici, c’est
bientôt les élections ; les cartes électorales sont prêtes, et la
jeunesse connectée compte bien renverser la donne. Je ne peux pourtant
m’empêcher de regarder le paysage politique gabonais avec un certain
détachement, obligeant, dans ce chapitre, à taire tout lyrisme. La
famille Bongo qui gouverne la nation et l’économie depuis quarante-neuf
ans a totalement verrouillé l’horizon. La politique est un combat de
coqs gras, confisquée à sa jeunesse depuis la création de l’État déclaré
« indépendant » en 1960, dans la foulée du Cameroun et du Congo
Brazzaville (Léon M’ba, premier président de la jeune République,
protégé des Français, eût préféré que le territoire fût
départementalisé). La volonté d’indépendance vue comme rupture avec le
fonctionnement colonial – c’est-à-dire l’influence de l’époque des
lobbies miniers et forestiers français – fut néanmoins portée par
quelques hommes dont il est rare de croiser les patronymes, les archives
étant sous clé : Paul-René Soussate et Jean-Jacques Boucavel créèrent
en 1958 le PUNGA, Parti de l’unité nationale gabonaise : seul parti qui
exigea une sortie « immédiate » du giron colonial français. On les
éloigna bien vite. Et c’est une autre forme de colonisation qui se mit
en place sans trop de difficultés, dans un pays ou la citoyenneté était
en apprentissage. Après avoir essuyé d’un revers de main, avec l’aide de
la France, un coup d’État militaire pour maintenir Léon M’ba au
pouvoir, celui qui s’appelait encore Albert Bernard Bongo se faufila
jusqu’au trône quand ce dernier tomba malade. La logique imposée depuis
1967 du « système Bongo » – mariage arrangé entre l’ancien empire et son
ancienne colonie, à l’ère où l’or noir gabonais commençait à être tiré
de terre – est un coup de maître de Jacques Foccart, secrétaire général
des Affaires africaines du gouvernement de Gaulle. « El hadj
» Omar Bongo a si fortement cadenassé la Constitution et les rouages de
l’administration qu’aucun projet de société ne se dessine, autre que de
simples améliorations hiérarchiques, souvent consanguines. Le PDG [2][2]Parti démocratique gabonais.
est un parti unique et corrosif (le passage au « multipartisme » de
1990 ne changea guère la donne). Le tout emmailloté dans une logique de
clan « à l’ancienne », qui continue de montrer l’exemple. « On mange la
Paix ! » disait un slogan du président il y a vingt ans. Une paix
respectée par le reste du continent, qui s’imagine le Gabon comme une
terre riche et prospère. Mais une paix menaçante. En d’autres termes, si
tu n’acceptes pas que Bongo soit réélu, tu vas manger la guerre.
26Il
faut imaginer que ceux qui avaient dix ans en 1967, lors de son arrivée
à la tête de l’État, en avaient cinquante-deux lorsqu’il mourut ! Six
présidents eurent le temps de défiler en France. Gregory Ngbwa Mintsa,
militant actif dans la dénonciation des affaires de biens mal acquis,
tenait à l’appellation de crime patrimonicide,
et interrogeait en 2010 : « Quelle différence y a-t-il entre celui qui
est poursuivi pour crime contre l’humanité pour avoir décimé un village
par le feu et celui à qui l’on déroule le tapis rouge, alors qu’il s’est
approprié le patrimoine qui aurait dû permettre à des gens de naître,
de grandir, de se nourrir, de s’éduquer, de se soigner […] ? » La mort,
un an plus tôt, du plus ancien président d’Afrique émut toutefois le
reste du continent. Omar Bongo était perçu comme un patriarche et un
homme de paix dans des pays marqués par les guerres civiles. J’étais au
Burundi lorsque l’on annonça son décès ; je me souviens de cette phrase,
sur toutes les bouches d’une bourgade du nom de Kayanza : « Il a su
maintenir la paix dans son pays ! Un grand homme ! » Comment leur dire,
alors, que même le Burundi terrassé par plus de treize années de guerre
entre Tutsis et Hutus a des infrastructures plus développées que le
Gabon, pays où le pétrole arrosait tout le beau monde ? L’universitaire
Marc Mvé Bekale parle, lui, de « faute originelle », « laquelle réside
dans l’esprit même des institutions politiques postcoloniales jamais
soumises à une lecture critique. Le vers qui ronge le corps
sociopolitique du Gabon n’est donc pas la création du seul Ali Ben
Bongo. Il a été fabriqué dans les éprouvettes de l’État-PDG avec la
complicité des opposants actuels ». Mais l’Histoire, celle qui permet
aux citoyens de cheminer, est la discipline la moins bien transmise sur
l’Équateur.
27D’Ali
Bongo Ondimba il n’y aura rien à dire de plus. À Libreville, tout le
monde se lève et se couche avec le fils d’un monarque au pouvoir : un
ministre de la Défense qui succède à son père président n’inspire pas de
bien grands développements. J’avais d’ailleurs eu l’occasion de me
retrouver dans son bureau du service de sécurité de la Présidence, lors
de la visite de Nicolas Sarkozy, en 2007, après avoir eu l’outrecuidance
de prendre en photo le palais fraîchement rénové aux frais de la
population : l’absurdité de la réponse (confiscation de l’appareil et
menaces, interrogatoire par quatre bureaucrates et par le ministre en
personne) m’avait mise hors de moi. Mon passeport français m’avait
épargné plus d’embêtements. Bongo fils succéda au pouvoir d’un État qui
épuise ses dernières ressources en pétrole, jetant le pays dans un
chômage sans précédent. L’homme n’a pour lui que la jeunesse : ses
principaux opposants – de la génération de son père – ont tous engraissé
leurs forces au cœur même du pouvoir en place. Les Jean Ping (ancien
ministre des Affaires étrangères – favori de ces élections, le candidat a
saisi l’enjeu des médias et de la communication), Guy Nzouba Ndama
(ancien ministre de l’Éducation nationale) et Casimir Oye Mba (ancien
Premier ministre) sont les candidats d’une opposition peinant à faire
front commun. De plus petits candidats proposeront d’autres formats de
société, opposants au système tout entier et non seulement au roi dudit
système. Ceux-là ont peu de moyens et aucun lieu d’expression publique
ne leur sera accordé. La priorité collective est de faire sauter la tête
de l’État. Channel, une jeune mère qui fait des ménages le jour et
étudie le soir pour devenir électricienne (« Je veux savoir totalement
construire et réparer une maison, sans demander d’aide. »), me dira
refuser d’aller voter, non par inconscience civique mais par dégoût, ne
percevant aucune réelle alternative à la vieille classe politique.
L’unique horizon est le déverrouillage de la Constitution et la reprise
des portefeuilles ministériels tenus en laisse par la présidence. Si un
parti de cette opposition gagnait les élections – celle de ces hommes à
la peau épaisse et au pli de la nuque bien huilé –, je peine à percevoir
à quel moment cela améliorerait réellement la vie quotidienne du peuple
gabonais, habitué à s’épanouir essentiellement dans le cadre familial.
La famille est une zone de solidarité centrale, mettant à l’épreuve des
valeurs qui explosent quand on se tourne vers le politique.
La stratégie actuelle des « opposants » – Jean Ping en tête – est celle
qui remet en cause l’état civil du président au pouvoir. Ali Ben Bongo
est-il vraiment le fils naturel d’Omar Bongo et de sa jeune épouse de
l’époque ? Est-il un enfant adopté lors de la guerre du Biafra ? Tous
les politiques attendent de faire absoudre le prince par son acte de
naissance, bien prompts à le renvoyer par vol direct d’où il vient – des
cuisses d’une mère qui n’aurait donc pas le sang certifié local…
Nicolas, étudiant en droit, essaiera de me convaincre : « C’est bien
parce que c’est l’un des rares ressorts constitutionnels que nous ayons
pour le faire tomber qu’on s’acharne sur son acte de naissance. » Dans
la mesure où le PDG, le Parti démocrate gabonais, tient tous les canaux
du pouvoir, de l’Assemblée nationale, du Sénat, de la Cour
constitutionnelle comme des médias, son discours n’est pas si absurde :
ce serait la faille. Mais non la faillite ! La jeunesse est déterminée à
faire tomber le Roi. D’évidence, le choix de ce cheval de bataille par
ces pères du peuple est symboliquement désespérant pour faire chuter une
dictature vieille de cinquante ans, dans un pays déjà bien trop divisé
par la logique clanique. Mais rien de xénophobe, jurent-ils. « Soyons
clairs, écrit-il, Obama est noir aux États-Unis. En Afrique, il est
mulâtre. Si Obama était africain, on lui jetterait sa race au visage [en
Afrique] », a lancé l’écrivain Mia Couto lors des dernières élections
américaines qui avaient ému tout le continent noir. Dans le mille.
Okoumea Klaineana Gabonensis
– Quand j’écris, me dit-il, parfois je consulte mon épouse. Car elle connaît nos traditions mieux que moi. Je n’ai pas vécu longtemps au village, mais ça a marqué mon imaginaire. J’avais parfois la difficulté de trouver des gens valables. Les vieux, si tu veux qu’ils te donnent des informations, il faut leur donner à boire. C’est un échange. Tu leur apportes la bouteille de rhum, et parfois ils te diront des bobards.
29Il est 17 heures.
30– Mont Bouët, petit Paris, 500 francs CFA !
31– Petit Paris à gauche ou à droite ?
32– À droite, chez les tailleurs.
33Ali
Ben prince « SPF » – Sans papiers fixes – rentre de Port-Gentil, où le
nouvel aéroport international et son pavillon présidentiel se
construisent. Infrastructure qui portera son nom. Le court chemin qu’il
doit parcourir jusque sa résidence de Libreville fige la circulation
dans toute la ville. Notre voiture est arrêtée par un policier de petite
taille, aux traits épais, la peau imprégnée de vin de palme. Contrôle
du véhicule ; une rayure sur le pare-brise : 5 000 francs CFA à verser
en cash.
34–
Ha ! Ils sont bouillants en ce moment avec les élections qui se
préparent. Tu sais pourquoi ils ont retiré les grands panneaux
publicitaires ?
35– Non ?
36–
Ali Ben avait peur que des opposants armés lui tirent dessus, cachés
derrière. Mais ça lui servira sûrement de les ressortir pour lui seul,
au moment des élections…
3717h30,
la nuit se faufile sans calmer la chaleur. Elle coule tiède, rouge,
lente. Néons, sang nocturne. C’est l’heure où les vivants, ayant fui le
soleil, retournent faire trembler le sol.
38–
Changement de plan, il est trop tard pour les tailleurs et ça ne roule
pas avec tous les flics autour, retournons vers Angondjè s’il vous plaît
mon ami ! J’ajoute 200 francs CFA.
39Litanie
des quartiers que les taxis gouvernent aux heures de pointe, roulant
devant des dizaines de bras levés. Ici, les numéros de rue sont une
foutaise, obsolètes. On circule par quartiers jetés à la criée –
Cocotiers avant la poubelle ! Cocotiers après la poubelle ! Derrière la
prison ! Pont d’Akébé ! Akébé poteaux ! Glass ! Akourmam ! Grosbouquet !
Alibendeng ! Bellevue 1 ! Rio ! Centre ville ! Cité des Ailes !
Ancienne sobraga côté université ! Lalala droite ! Lalala gauche ! Nzeng
ayong ! La Sablière ! Nyali ! N’quembo ! Ça m’étonne ! Bikélé ! Gare
routière ! St Germain ! Dragon ! Venez-voir ! London ! Montagne Sainte !
Charbonnage !
40Angondjè
est un quartier neuf de la banlieue de Libreville. Quand j’étais
enfant, il n’y avait ici que de la forêt vierge. Lors de mon dernier
passage elle était encore épilée grossièrement, des petits pavillons
s’étalaient à perte de vue – maisons lisses, petits chalets des Alpes
posés sur un sol encore tuméfié de forêt équatoriale : la classe moyenne
gabonaise était prête à prendre place mais l’électricité manquait. Un
paysage de Monopoly. Les plages non loin restent couvertes de billes de
bois flottant, échouées avant d’arriver à bon port. L’eau de mer se
teinte parfois d’une fine couche de ce qui ressemble à de l’essence, les
plateformes offshore n’étant guère
loin. Les arbres poussent par milliers, puissants, dans cette terre qui
ne sait qu’expulser sa végétation. Les plantes sont précipitées dans la
vie par cet excès d’humidité et de soleil propre à l’Équateur. Tout
pousse partout, tout le temps, et rapidement, mais rien ne prend le
temps de mûrir. Pour mûrir il faudrait que le sol ait la patience d’une
terre volcanique ou montagneuse, comme c’est le cas dans le Cameroun
limitrophe. Il faut donc importer ses légumes et certains fruits. Terre
impatiente : pays en crise.
41– Atsibitsoss, 700 francs CFA !
42– Ajoute encore.
43– Hè ! Mais c’est déjà le prix de Blanc que je te fais là.
44Je
retrouve une amie et quelques-uns de ses collègues qui m’offrent une
Régab. Tous sont gardes-forestiers dans l’arboretum Raponda Walker tout
juste ouvert au public ; seulement deux d’entre eux ont étudié dans ce
domaine. Ghislaine est diplômée en littérature (elle envisageait une
carrière de journaliste), et ne connaissait rien à la forêt avant
qu’elle ne devienne son quotidien. C’est la nécessité de l’emploi qui
lui fit accepter ce travail. Sans regrets. Car si le secteur privé se
développe, la jeunesse gabonaise est asséchée. Elle me raconte avoir
appris à profondément aimer et respecter l’immense forêt gabonaise en
enchaînant les semaines comme garde forestier, après avoir grandi dans
l’ignorance et la peur, depuis l’enfance, des fauves, des éléphants et
des serpents. « Je croyais qu’il y avait des lions qui vivaient dans la
forêt ! » : clichés internationaux de l’Afrique, même ici.
45L’exploitation
du bois est, avec le pétrole, ce qui permet la création d’emplois et
remplit les caisses de l’État ; on dresse la jungle comme on dresserait
un animal sauvage. Pour le peuple, la forêt est une protubérance de
mythes et de croyances qui structurent inconsciemment toute la société.
Les citadins semblent l’intégrer comme purement utilitaire et l’État la
brade aux plus offrants, souvent originaires d’Asie – et tant pis si
cela terrasse des zones agricoles. Des entreprises y extirpent des
grumes destinées à l’exportation vers la Chine et l’Europe. Ibubu (autre
petit nom d’Ali Bongo) a imposé, depuis 2010, qu’une large partie du
bois soit transformée localement afin d’en augmenter la valeur et
d’accroître les emplois. Mais le bois à transformer s’accumule, sûrement
par manque d’infrastructures adaptées. Longtemps, il n’y avait pas de
réelle conscience du poids écologique de la forêt ; certains s’y
attellent néanmoins, à rude épreuve, comme le fondateur de
l’organisation de défense de l’environnement Brainforest, Marc Ona
Essangui, qui se fait objecteur de conscience. On désouche donc l’Ozigo,
le Padouk, l’Iroko, l’Azobe, le Movingui et, devant tous les autres, le
bois rose de l’okoumé – cet arbre de la forêt secondaire, pouvant
atteindre 50 mètres de haut et 1,80 mètre de diamètre.
46L’histoire
des coupeurs de bois permettrait de réécrire un versant important de la
colonisation française au Gabon. Il faudra l’écrire, cette histoire,
encore et encore. Il faudra parler des forestiers qui troquaient leur
main-d’œuvre contre de la viande d’éléphant et de buffle, il faudra
parler des kroomens de Côte d’Ivoire,
ces dockers emmenés par bateaux qui avaient pour mission plus que
délicate de ramener les billes de bois des berges houleuses, aux navires
européens ; il faudra parler de ceux qui déplaçaient les tonnes de
grumes dans la forêt. « Suivant la taille de l’arbre, on mettait au
moins deux abatteurs avec leur hache car tout se faisait à la main. Ils
étaient les seuls du chantier à avoir une tâche précise pour la journée,
car les arbres devaient tomber avant que le vent ne se lève vers
11 heures ou midi. Ils abattaient juste au-dessus des contreforts, en
montant sur des échafaudages légers qu’ils avaient fabriqués. Les
abatteurs étaient un peu les seigneurs de la main-d’œuvre », peut-on
lire dans les Mémoires des années 1950 de Jacques de Hillerin. Il faudra
parler de ces forestiers qui ne revinrent pas en France pendant toute
la Seconde Guerre, et qui en devinrent fous. Il faudra cerner les
empreintes laissées par cette histoire-là.
Empreinte maudite
– En 64, après le Coup d’État, me dit-il, j’ai commencé à écrire. J’avais un ami, qui s’appelait Maurice. Il me chahutait toujours. « Mais les Adyumba, il n’en reste plus que 33 ! », me répétait-il ! Je me posais la question : pourquoi il dit ça ? Je me suis mis alors à écrire sur le groupe ethnique de ma mère. J’ai commencé à écrire en me demandant pourquoi mon ami Maurice me chahutait. J’ai été aidé par mon oncle adyumba. Il était presque illettré, avec des moyens intellectuels très limités. Mais il avait un sens de la vie très valable.
48Nuit
noire, sincèrement noire. Mémoires déshydratées, pays placenta. Petit
poumon de l’Afrique qui ne connaît pas la neige. Des sacrifiés-rituels
se décomposent derrière les herbes hautes – peut-être une jeune femme ou
un enfant, une tête ou un organe en moins qui serait dans la poche d’un
candidat aux élections : la presse des matitis
nous le dira demain et accusera les sociétés secrètes ou la
franc-maçonnerie au pouvoir, cette religion des bien lotis. Les
élections du mois d’août aiguisent les bouches et les crimes de
sorcellerie se multiplient. La quarantaine de langues du pays
s’emballent. Chaque langue avec sa réalité, son sens de la vie, sa
manière de parler du passé, du futur et d’Ali Bongo.
49La
ville chasse de ses chemins les chiens fauves, bâtards poudrés de rouge
latérite dont l’existence n’émeut personne. Ceux-là voient tout, ils
nous regardent. Chiens qui ne connaissent pas le geste de la caresse,
effrayés d’un rien. Bobby [3][3]Sobriquet donné aux chiens des rues, au Gabon.
des rues qui, de l’entre-deux des voitures, lorgnent les poissons
séchés pendus des marchés ou le gras de la brochette. Les meilleurs
compagnons de mon enfance, les meilleurs amis de l’adulte qui revient.
« Même les cabots ont le poil plus raide que nos cheveux », entendais-je
: voici bien leur seule gloire. Au bout de quelques nuits ici, l’air
chaud bouge déjà nos visages. Par la fenêtre de la voiture clignent
quelques commerces éclairés au néon qui font luire les yeux des bêtes.
Notre voiture s’aventure derrière le logement du Président en bord de
mer ; Ibubu va dormir et la ville, accordée à son rythme, s’assoupit sur
sa surface. Le matin suivant, quand la présidence et sa cour
traverseront la route, toute la capitale en ressentira les répliques, de
l’aéroport au marché de Mont’bouët.
50– Tu ne vas pas aller à la Pointe Denis ?
51– On m’y a justement invitée ; pourquoi ?
52– Parce que la Pointe Denis est maudite pour les Noirs.
53– Comment ça, maudite ?
54–
Il arrive toujours quelque chose aux Noirs qui vont là-bas : ils
disparaissent, ils tombent malades… ou les sirènes les attrapent.
55On
essaiera de me dissuader à plusieurs reprises d’aller à la Pointe,
cette île-paradis au large de Libreville devenue, au fil des ans, le
refuge des expatriés et des riches Gabonais en repos. Maudite pour les
Noirs ! Une tante me raconte : « Il y a dix ans, on avait fini par
accepter d’y passer un dimanche, invités par un ami. Nous y sommes allés
ensemble, nous avons mangé, nous avons fait une sieste sur la plage ;
notre ami est allé se baigner et nous a laissé toutes ses affaires.
Quand on s’est réveillés, il avait disparu. Jusqu’à aujourd’hui ! En
plein jour. On l’a cherché partout, on ne l’a jamais revu, jamais
retrouvé de corps. Jusqu’à aujourd’hui ! On nous a même suspectés de
l’avoir tué ! » Une autre me dire encore : « Je refuse d’y aller. La
dernière fois, nous avons voulu emmener les filles et Sarah a eu une
montée de fièvre à la seconde où on a accosté. On a dû revenir sur
Libreville fissa et la fièvre est redescendue. »
56La
Pointe Denis fut l’île où accostèrent les premiers navigateurs
français. C’est là qu’ils signèrent avec les rois locaux les traités
pour entrer sur le territoire du Gabon. L’île servit d’importante base
arrière aux marins, pendant des décennies. Cent soixante-dix années plus
tard, voici l’empreinte que cette rencontre a laissé : La pointe Denis
est maudite pour les Noirs.
Bâtard
– Nous sommes restés enfermés dans nos traditions et nos croyances, pensant qu’il y a partout de mauvais esprits qui nous veulent du mal. Alors que parfois ce n’est pas vrai ! Le mal est une création d’anges malsains. Mais il y a des anges qui nous accompagnent. Nous nous sommes enfermés dans les traditions de nos groupes ethniques.
58Mavihot a un visage de vieil arbre.
59Grand,
cheveux crépus très blancs, la peau basanée, fine, et des yeux
bleu-pluie derrière une paire de lunettes rondes. Une diction lente,
posée, sans aucun mot lâché à l’emporte-pièce. Les photos de lui à tous
âges triomphent dans sa maison d’Akébé : un bel homme qui porte tout
aussi bien sa vieillesse. Son épouse n’est pas loin et commande ce qui
se déroule en cuisine. Lui reste la plupart de ses journées assis sur sa
terrasse, entouré de notes et de livres, toujours dans la tentation de
l’écriture. Je suis venue le questionner sur son parcours, curieuse de
recueillir les paroles des métis nés durant la colonisation. Ces «
nouveaux humains » qui auguraient l’humanité mélangée du XXe
siècle. Il me répond, de lui-même, en revenant en détail sur l’histoire
coloniale du Gabon et de la France – sans omettre le Portugal qui, le
premier, baptisa le pays. Le vieil homme, croyant et philosophe, a
touché à la politique ; il semble aimer la France sans reproches,
assumant la rencontre. Et ce nouveau départ qu’il estime stimulant pour
l’histoire du pays. De mon côté, j’ai Frantz Fanon, Édouard Glissant et
Miriam Makeba logés comme une balle dans mon esprit et ne peux tout à
fait me retrouver dans l’approche de Mavihot. Je suis là, à la recherche
d’un reflet, mais aucune histoire de métissage n’est similaire, même si
les métis vivent parfois entre eux, comme une caste à part. Pourtant,
toutes ces perceptions à double culture sont des outils, des boulons et
des clous utiles au maintien du fragile pont qui existe entre les
peuples partageant une histoire commune. Il me faudra revenir et cette
fois prendre le temps, chercher d’autres de ces femmes et hommes métis
d’Afrique qui traversèrent le siècle dernier, et m’assoir avec eux.
Évaluation des pertes (2)
60«
La terre se transmet comme la langue », a écrit un poète : nous voici
donc sans langue. Ultime peau cloisonnée dans des représentations –
vieille chauve, corbeaux, œil noir, Dieux immondes – la mort, sans
majuscule. Matière externe. Par strates, nous avons oublié. Et avec ça,
les neuf années d’enfance au Gabon et au Cameroun : mises sous terre.
Premier disparu : le rire. Oubli de la position de ses mains tenant la
cigarette, des lignes de ce corps qui nous berça. Oubli de la fréquence
précise de la voix, de son odeur à elle. Oubli des jouets : lézards,
scarabées, méduses et poissons échoués. Oubli de l’accent claquant de
l’Équateur. Oubli de sa colère rentrée, dissimulée, grimée en
auto-dérision. Les souvenirs non mis à jour survivent par des fils de
marionnettistes et des photos immobiles. Nous avons oublié notre Mère.
61Cela
s’est constaté sans tristesse, comme on oublie une chanson – le temps a
même éteint l’intensité superbe de l’angoisse de son absence. La
tristesse était une coulée de pétrole qui nous enveloppait ; on touchait
l’échine des fantômes. Se souvenir était un acte volontaire ! Similaire
à la prise d’une substance qui nous forçait à une lucidité compacte sur
absolument tout le reste de ce que l’humain laisse faire de son siècle.
Siècle d’humains devenus fourmis sur les routes de l’Histoire. Voir
mourir ceux que l’on aime plante la mort dans le regard que l’on plante
dans le monde qui est le nôtre ; en nous, les guerres de clans, de
métastases ou de frontières se confondent comme une seule grande
bataille.
62C’était
la Nakba dans le corps de ma Mère ; c’était la guerre entre les Indiens
et les cowboys qui se jouait sous sa poitrine. C’était Varsovie entre
ses vertèbres. C’était les ténèbres entre chrétiens et musulmans au
Nigeria, les femmes soldats russes attaquées par les nazis ; c’était
Verdun dans ses organes, et Rosa Parks qui se bat plus loin que pour
elle-même ; c’était un pacte mille fois transgressé, l’Europe qui se
mêle de l’Afrique et l’Afrique qui se dilue dans l’Europe. C’était, au
terme de douze années de maladie, Sabra et Chatila qui s’écrasaient une
dernière fois dans son corps. D’ailleurs, le lendemain de sa mort, un
avion s’écrasait au bord des côtes de Libreville.
63En
Europe, les siècles ont dressé des cathédrales géométriques et
silencieuses : les hommes ont tenté de retenir en un seul lieu l’effroi
honnête de l’homme face à la mort de ses amours. Ont tenté de contenir
en un seul lieu l’extinction du vacarme : celui de l’hiver, de la
montagne, celui de la nuit dans la forêt équatoriale. Ont tenté de
contenir l’extinction du vacarme dans la cale des bateaux, et le bruit
que fait la mer quand la solitude est grande. Plus haute encore que les
cathédrales universelles, qui ont conservé dans leurs vieux murs
complots et mensonges propres aux humains qui nient leurs esprits
mammifères et les génèses multiples. Entre notre sauvagerie et notre
esprit, ce n’est pas le temple et ses pilleurs de silence qui devraient
prendre place dans nos crânes. Nous avons choisi la forêt, et tout lieu
où nos poils se dressent : sans évêques et sans dogmes. Nous nous sommes
toujours sentis sur nos gardes dans les églises de tous dieux et avec
ceux qui ne jurent que par elles. Les religieux, de partout, ont la
fâcheuse tendance à déverser du plâtre dans nos âmes pour en figer les
mouvements. La peau des athées est épaisse à force de désillusions. Nous
le mesurons à notre retour sur notre vieille terre de sorciers, bigots
et croyants : les arbres nous traversent de leur présence et des verrous
sautent. C’est sur cette intuition-là, sur ce léger vertige que quelque
chose d’avant les mots existe et prend place – (intuition qui n’est au
fond que le règne de cette lucidité d’enfant, et l’instinct des poètes)
que les religions ont voulu bâtir des murs, des lois et des cantiques.
Athées, nos morts sont aussi nos totems et leur absence est une loi sans
histoire.
64Ici,
dans son pays natal, les pierres transpirent, humides, argile friable ;
l’eau et la glaise forment le poids de l’existence, plus lourd que ce
qu’il reste de notre Mère : une impression, une silhouette recouverte de
kaolin [4][4]Argile blanche utilisée comme pigment sur les masques de…. Entre l’eau et la pierre pousse la forêt. Un métissage d’Afrique inachevé, condamnant à ce mental d’exilé, à ce statut exotique. Nous sommes filles de la fille d’une watara colon et d’un nègre
colonisé. Son départ fît naitre notre mythologie, déforma à jamais
notre regard. Et laissa l’empreinte d’un amour, tatoué à l’os. C’est
ainsi que l’on cesse, peu à peu, de s’attacher aux choses et aux gens
mais seulement à leurs empreintes dans nos mémoires. La pâte à mort.
Athées, nous croyons en son absence, nous l’avons vue, absente, nous
avons vu le vide de près. Nous savons le vide chez les autres désormais.
65*
66Des
années – huit années – de pleureuses, de mémoires à creuser, de chiens
rouges à sauver – et des arrachements : notre Mère, notre Grand-père, et
bien d’autres ailleurs. À l’heure où je termine la réécriture de ces
notes de voyage, le peuple du Gabon rejette, soudé, une nouvelle fraude
électorale par la vieille monarchie au pouvoir – et son monde.Plan
- Évaluation des pertes (1)
- Un retour
- RDBBK : « République démocratique Battu Ba Kamba »
- Okoumea Klaineana Gabonensis
- Empreinte maudite
- Bâtard
- Évaluation des pertes (2)
Maya Mihindou est née au Gabon en 1984. Elle travaille dans un restaurant, et dessine photographie et écrit.
source: Ballat https://www.cairn.info/revue-ballast-2016-2-page-144.htm?contenu=article
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