Recueil de textes du P. Placide Tempels O.F.M.,
préparés par A.J. SMET C.P., © 2000
Le
nom de Placide Tempels évoque, en quelque sorte, toute la problématique
de l'existence d'une philosophie africaine. Pour les intellectuels
africains, ce nom est devenu presque l'équivalent d'une certaine
philosophie bantu [1].
Durant
plus de trente ans, on trouve rarement un écrit sur la philosophie
africaine qui ne se réfère pas à La philosophie bantoue de Tempels. On
lui attribue "l'honneur d'avoir le premier fait surgir le problème de la
philosophie 'bantu'" [2]. On reproche à son livre son titre "téméraire" [3], qui "repose sur une confusion du vécu et du réflexif, si l'on veut, du sens vulgaire et du sens informé du mot 'philosophie'" [4], confusion qu'il aurait voulue [5].
Parler
du Père Tempels, c'est encore, pour un grand nombre de gens du Congo
(ex-Zaïre), se référer à la Jamaa. Ici, son nom est lié à un essai
d'adaptation de l'expression de la doctrine chrétienne à la mentalité
africaine. Une fois de plus, les commentateurs se séparent en
admirateurs fervents et critiques acharnés [6].
On
peut toutefois constater que la plupart des auteurs qui se réfèrent au
de Tempels ne savent pas que ce modeste opuscule n'est qu'une partie
relativement restreinte de son oeuvre, qui, en une bonne parte, est
restée inédite. Elle comprend des enregistrements de chants populaires,
des textes d'ethnologie et de littérature orale (devinettes, énigmes et
proverbes), qui matérialisent les sources de ses connaissances acquises
sur le terrain au cours de dix ans de vie missionnaire au Katanga. Sa
Philosophie bantu et surtout ses écrits de théologie pastorale et
spirituelle y ont puisé leur caractère spécifiquement africain.
Dans le présent recueil nous rassemblons, sous le titre Mélanges de Philosophie Bantu, les textes sur la Vision du monde et les structures de pensée des Bantu [7] qui concrétisent les théories de la Philosophie bantu qui s'y réfère parfois implicitement, parfois même explicitement. Ce sont des ébauches, des illustrations, des applications, ou mêmes des chapitres de celle-ci. Un simple inventaire le montrera sans doute suffisamment.
Dans le présent recueil nous rassemblons, sous le titre Mélanges de Philosophie Bantu, les textes sur la Vision du monde et les structures de pensée des Bantu [7] qui concrétisent les théories de la Philosophie bantu qui s'y réfère parfois implicitement, parfois même explicitement. Ce sont des ébauches, des illustrations, des applications, ou mêmes des chapitres de celle-ci. Un simple inventaire le montrera sans doute suffisamment.
D'abord
deux textes inédits: une ébauche de l'intuition de Tempels et un
premier essai de philosophie bantu, avec des notes et critiques de
plusieurs lecteurs (1 et 2).
Ensuite
cinq articles de journaux publiés en 1944-1945 pendant ou immédiatement
après la publication de Philosophie bantu (3 à 7). Le Père Tempels y
développe divers sujets d'actualité sociale qu'il avait effleurés dans
son livre, comme par exemple Dénatalité, où il prend position contre la
colonisation. Nous ajoutons en annexe deux textes à ce sujet, que
l'auteur de Dettes de guerre (Elisabethville, 1945) avait ajouté en note
aux extraits de l'article de Tempels(Cfr Annexes). Suivent deux textes
inédits de 1945, et un autre publié en 1948, qui pourraient être des
parties inachevées de chapitres (8 à 10), suivis d'un article
d'encyclopédie et de Lettres de Noirs évolués (11-12) [8].
1. L'idée fondamentale de l'ontologie bantu,
Het ideaal van de Zwarte, extraits d'une Lettre à E. Possoz, 8 novembre 1943; cfr HANSEN, a.c., p.182-183; traduction de Fr. BONTINCK, Aux origines de La philosophie bantoue, Kinshasa, FTC, 1985, p.165-166.
Het ideaal van de Zwarte, extraits d'une Lettre à E. Possoz, 8 novembre 1943; cfr HANSEN, a.c., p.182-183; traduction de Fr. BONTINCK, Aux origines de La philosophie bantoue, Kinshasa, FTC, 1985, p.165-166.
2. Le concept fondamental de l'ontologie bantu,
Het grondbegrip der bantu-ontologie, avant ou au début 1944, inédit. Texte dactylographié, 8 + 10 p., + notes marginales, (archives, Franciscains, Sint-Truiden); Traduit par A.J. SMET, dans Mélanges de philosophie africaine, (RPA, 3). Kinshasa, FTC, 1978, p.149-180.
3. La philosophie de la rébellion,
in L'Essor du Congo (Elisabethville), 31 août 1944, p.1, col.4-5 et p.2, col.1-2 Extraits dans Dettes de guerre, Elisabethville, Lovania, 1945, p.17-23). Repris dans Textes, I, p.81-85 et dans Placide TEMPELS, Ecrits polémiques et politiques, Kinshasa, 1978, p.3-6 [9].
Het grondbegrip der bantu-ontologie, avant ou au début 1944, inédit. Texte dactylographié, 8 + 10 p., + notes marginales, (archives, Franciscains, Sint-Truiden); Traduit par A.J. SMET, dans Mélanges de philosophie africaine, (RPA, 3). Kinshasa, FTC, 1978, p.149-180.
3. La philosophie de la rébellion,
in L'Essor du Congo (Elisabethville), 31 août 1944, p.1, col.4-5 et p.2, col.1-2 Extraits dans Dettes de guerre, Elisabethville, Lovania, 1945, p.17-23). Repris dans Textes, I, p.81-85 et dans Placide TEMPELS, Ecrits polémiques et politiques, Kinshasa, 1978, p.3-6 [9].
4. Dénatalité,
in L'Essor du Congo, 14 octobre 1944, Tribune libre, p.3, col.3-4, non signé, mais signalé dans la lettre de Tempels à Possoz du 18.10.1944 (cfr HANSEN, a.c., 1984, 1, p.14 et Bontinck, Tempelsiana, dans RAT 7 (1984), n.15, p.72-73); Extraits dans Dettes de guerre, o.c., p.151-156; l'éditeur des Extraits a ajouté deux notes que nous reproduisons comme Annexes à la fin de ce volume.
5. Le travail des prolétaires,in L'Essor du Congo (Elisabethille), 7 février 1945, p.1, col.4-5 et p.2, col.1-2 Signé: P.T.
in L'Essor du Congo, 14 octobre 1944, Tribune libre, p.3, col.3-4, non signé, mais signalé dans la lettre de Tempels à Possoz du 18.10.1944 (cfr HANSEN, a.c., 1984, 1, p.14 et Bontinck, Tempelsiana, dans RAT 7 (1984), n.15, p.72-73); Extraits dans Dettes de guerre, o.c., p.151-156; l'éditeur des Extraits a ajouté deux notes que nous reproduisons comme Annexes à la fin de ce volume.
5. Le travail des prolétaires,in L'Essor du Congo (Elisabethille), 7 février 1945, p.1, col.4-5 et p.2, col.1-2 Signé: P.T.
6. L'administration des indigènes: un administrateur dans chaque territoire, in L'Essor du Congo,
17 févr., 1945, p.1, col. 4-5 et p.2, col. 1-2; extraits:
L'organisation administrative, dans Dettes de guerre, o.c., p.181-183).
Repris dans Ecrits polémiques..., p.10-13.
7. Le mariage indigène et la loi,
in Kongo-Overzee 10-11 (1944-1945), p.265-282; texte corrigé, publié d'abord sous le titre A propos des mariages indigènes (dans L'Essor du Congo, 1er septembre 1945, p.3, col.1-4) et Pour la protection légale du mariage de nos indigènes (ibidem, 3 novembre 1945, p.3, col.1-5); repris dans Ecrits polémiques..., p.14-17.
in Kongo-Overzee 10-11 (1944-1945), p.265-282; texte corrigé, publié d'abord sous le titre A propos des mariages indigènes (dans L'Essor du Congo, 1er septembre 1945, p.3, col.1-4) et Pour la protection légale du mariage de nos indigènes (ibidem, 3 novembre 1945, p.3, col.1-5); repris dans Ecrits polémiques..., p.14-17.
8. La décence chez les "non-civilisés",
Zedigheid bij "onbeschaafden", 5 p. dact., Lupulu (Kamina) 26-2-45, inédit, traduit par A.J. Smet: dans Plaidoyer pour la philosophie bantu, Kinshasa, FTC, 1982, p.35-45.
Zedigheid bij "onbeschaafden", 5 p. dact., Lupulu (Kamina) 26-2-45, inédit, traduit par A.J. Smet: dans Plaidoyer pour la philosophie bantu, Kinshasa, FTC, 1982, p.35-45.
9. Science comparée des religions... ou science comparée des philosophies? Vergelijke godsdienstwetenschap... of vergelijkende wetenschap der filosofieën, Nsungu (Kamina), 5.5.1945, 6 p. dact., inédit, traduit par A.J. SMET, dans Plaidoyer..., p.46-56.
10. L'étude des langues bantu à la lumière de la philosophie bantu,
De studie van de bantoe-talen in het licht der bantoe-filosofie, in Kongo-Overzee 12-13 (1946-47), p.225-233, traduction dans Présence africaine (1948) n.5, p.755-760, revue par A.J. Smet, dans Plaidoyer..., p.87-99. (Un autre texte perdu était peut-être une première rédaction de cette étude: De sprekende muntu eerste taalregel van bantu-spraken, refusé, en 1945, par Aequatoria, présenté à un "Filologencongres"; cfr L. HANSEN, a.c., dans Franciscana 39 (1984), p.14).
De studie van de bantoe-talen in het licht der bantoe-filosofie, in Kongo-Overzee 12-13 (1946-47), p.225-233, traduction dans Présence africaine (1948) n.5, p.755-760, revue par A.J. Smet, dans Plaidoyer..., p.87-99. (Un autre texte perdu était peut-être une première rédaction de cette étude: De sprekende muntu eerste taalregel van bantu-spraken, refusé, en 1945, par Aequatoria, présenté à un "Filologencongres"; cfr L. HANSEN, a.c., dans Franciscana 39 (1984), p.14).
11. "Philosophie bantu" art. Bantoe-filosofie, dans Winkler-Prins, 6e éd. Vol.3, 1948, p.215-216.
12. Au Congo: Lettres de Noirs évolués,
in La Revue nouvelle 5 (1949) t.9, p.410-418. Ces lettres, publiées et introduites par Tempels, sont toutes de E. Ngandu, nom qui devait rester secret; cfr lettres du 1.5.49 et du 3.9.46, citées par L. HANSEN, o.c., dans Franciscana 39 (1984), p.3 et 38, note 105 [10].
in La Revue nouvelle 5 (1949) t.9, p.410-418. Ces lettres, publiées et introduites par Tempels, sont toutes de E. Ngandu, nom qui devait rester secret; cfr lettres du 1.5.49 et du 3.9.46, citées par L. HANSEN, o.c., dans Franciscana 39 (1984), p.3 et 38, note 105 [10].
L'idéal du Noir, le but de toutes ses aspirations, c'est la bumi,
la vie. Renforcer la vie, la sauvegarder, la sauver, c'est kupanda. La
diminution de la vie, c'est kufwa et encore pire, quand on est
entièrement mort (kufwididila, kujimina). Toutes les expériences
de la vie sont ramenées à cette notion. Comme vous le dites vous-même,
pour le Noir la vie est un habitus d'intensité variable.
Lorsque
quelqu'un doit, selon la loi, céder certains biens (comme indemnisation
ou pour n'importe quelle autre raison légale), il dira: bandila mambo; on me mange pour une palabre (à cause d'une palabre).
Lorsque
quelqu'un est illégalement spolié de ses biens (par tromperie ou par
violence), il dira: bantapa bitu: on me tue (sans raison légitime). Il
se rend chez le devin ou kilumbu (féticheur ou mieux: médecin magique) pour obtenir des twa bumi, des choses de vie, en guise de protection contre les choses de mort et de destruction.
Les
bons morts nous sauvent, nous protègent, ou nous suivent pour renaître,
pour continuer notre vie. La grande crainte consiste en ceci: que la
vie de la famille et du clan, que leur "nom de naissance", ou mieux,
leur "nom de vie" ne soit anéanti et ne se perde.
La
grande crainte qui écarte les païens du christianisme, c'est la crainte
de kujimina, de mourir ou de périr, si on abandonne les conservateurs
de la vie (les esprits, les morts et les manga). Les mauvais morts, les bafu ba kizwa, décrits comme batu ba nshikani, de mauvaise volonté, de néfaste volonté, n'ont qu'un seul but: nous tuer, betwipaya.
Des
enfants sans père sont des bana ba mufu, des enfants d'un mort et
eux-mêmes sont à plaindre; des enfants qui ont encore un appui auprès de
leur père en vie, sont des bana ba mumu, des enfants d'un vivant; les
premiers sont comme morts dans la société vivante; les derniers ont une
vie pleine, socialement, légalement.
Est
nommé mufu, mort, celui qui, dans le domaine sexuel, n'est pas fort
(selon la mentalité luba pervertie); de même celui qui craint de se
joindre au groupe et qui évite des "abus" (selon la loi de Dieu). La
paternité constitue l'épanouissement de la vie et une assurance de
survie dans sa descendance. Tout échec, douleur ou souffrance sont
kufwa, mourir.
Tout
semble aspirer au renforcement, à l'épanouissement de la vie. La
nourriture, la richesse, la prospérité, le bonheur, la fertilité, la
paternité et même le paternat et le rang de chef ne sont que des
éléments, des renforcements de la bumi, de la vie, de la vie de
l'individu et, en même temps, de celle du clan. Et selon les conceptions
païennes, la vie vient uniquement de Dieu, non pas des bwanga, des bakisi, des bavidye ou des bafu.
A
mon avis, nous nous trouvons en présence de l'idée païenne la plus
noble, la plus pure, la plus riche, sur laquelle peuvent se construire
la catéchèse, l'ascèse et la mystique catholiques. Pour la bumi,
pour le kupanda (être sauvé), les païens font tout, s'abstiennent de
tout, ne considèrent rien comme trop pénible ou trop difficile. Comme
d'elle-même s'impose ainsi à nous l'unique méthode de conversion qui
pénètre profondément.
Dieu est le mwine bumi,
le Christ est le chemin, la vérité et la vie. Il est le pain de vie, le
sauveur, le rédempteur. Il veut nous kupanda; renforcer notre vie,
l'ennoblir, l'éterniser, etc. En dehors de Dieu, pas de vie mais la
mort; s'insurger contre Dieu, c'est mourir; le péché est la mort de
l'homme.
Si seulement le païen pouvait percevoir que le christianisme est la Vie, la vie pleine, et que le paganisme n'est qu'une vie tronquée et même souvent la mort, la mort éternelle, alors il pourrait et devrait faire son choix; il sentirait alors qu'il s'agit ici de quelque chose de sérieux, non pas de chansonnettes ou d'un jeu d'enfants ou de manières européennes, mais de la réalisation de son idéal païen (pur, orthodoxe).
Si seulement le païen pouvait percevoir que le christianisme est la Vie, la vie pleine, et que le paganisme n'est qu'une vie tronquée et même souvent la mort, la mort éternelle, alors il pourrait et devrait faire son choix; il sentirait alors qu'il s'agit ici de quelque chose de sérieux, non pas de chansonnettes ou d'un jeu d'enfants ou de manières européennes, mais de la réalisation de son idéal païen (pur, orthodoxe).
D'ailleurs
on se rend compte comment, facilement et spontanément, et comme d'une
chose que d'eux-mêmes ils comprennent, les adeptes et les catéchumènes
parlent de la vie d'enfant de Dieu par la grâce, du renforcement de
cette vie de nos âmes par la Communion, du secours pour cette vie obtenu
par les prières, les bonnes oeuvres, etc.
Le christianisme leur apparaîtra ainsi comme le complément naturel de leur pauvre paganisme, comme la réalité claire, haute, riche, comme cette vraie vie et kupanda, à laquelle ils tendent déjà eux-mêmes inconsciemment et laquelle est l'apaisement et le rassasiement le plus riche de leur coeur humain.
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2. LE CONCEPT FONDAMENTAL DE L'ONTOLOGIE BANTU [12]
Le christianisme leur apparaîtra ainsi comme le complément naturel de leur pauvre paganisme, comme la réalité claire, haute, riche, comme cette vraie vie et kupanda, à laquelle ils tendent déjà eux-mêmes inconsciemment et laquelle est l'apaisement et le rassasiement le plus riche de leur coeur humain.
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2. LE CONCEPT FONDAMENTAL DE L'ONTOLOGIE BANTU [12]
Introduction
1. Plan de l'étude
1. Plan de l'étude
a)
Je voudrais, dans cette étude, indiquer et expliquer aussi clairement
que possible, le concept caractéristique de l'ontologie bantu, peut-être
même LE concept fondamental de leur ontologie. Ce concept fondamental
s'avérera peut-être même être le concept fondamental de l'ontologie de
tous les primitifs [13].
b)
Dans une seconde partie, je voudrais indiquer et clarifier les
applications de ce principe fondamental sur toute la mentalité, la
morale, la théodicée, le droit, les institutions sociales, les us et
coutumes, la façon d'agir, et sur toute la vie des Bantu jusque dans les
moindres détails.
c) En troisième lieu, je voudrais faire ressortir comment ce concept fondamental doit être LA base nécessaire et une base très riche de la catéchèse et de l'évangélisation [14].
c) En troisième lieu, je voudrais faire ressortir comment ce concept fondamental doit être LA base nécessaire et une base très riche de la catéchèse et de l'évangélisation [14].
2. Nécessité de cette étude
Qu'il
est absolument nécessaire de pénétrer jusqu'au concept fondamental,
jusqu'à la synthèse, jusqu'au lien intime entre toutes les conceptions,
les doctrines et les usages [15] bantu,
apparaît per se et en fait par les multiples essais faits dans ce sens,
et les nombreux auteurs qui ont essayé de découvrir l'AME des
primitifs. Cfr L'âme du Murundi; L'âme luba; De Ngbandi [16] naar de ziel geschetst; La religion des Primitifs, et Eléments de droit coutumier indigène... [17]
La
connaissance de la philosophie bantu est nécessaire pour tous ceux qui
veulent comprendre les Bantu, ou qui essayent de le faire, pour tous
ceux qui doivent les fréquenter : les missionnaires, les
administrateurs, les juges, en fait, tous ceux qui vivent parmi les
Bantu et tous ceux qui veulent les étudier de n'importe quel point de
vue: les ethnologues, les juristes, les linguistes, etc. [18] Mon point de départ a été l'évangélisation et la catéchèse.
3. Nécessité pour la catéchèse
Nous devons communiquer une conviction et de l'enthousiasme pour un idéal raisonnable, mais [19] très
élevé, et par notre travail même nous sommes obligés de parler aux
Bantu, d'homme à homme, de nos conceptions respectives, de notre foi, de
nos idéaux. Bien sûr, un Blanc me disait une fois: "la religion est une
question de sentiment", mais nous supposerons tout de même qu'à la base
de la religion, il y a des vérités, de la philosophie, des dogmes,
aussi bien du christianisme que de toute vraie [20] religion, donc aussi de la soi-disant religion païenne, ou de la religion des primitifs [21].
Nos
Bantu sont des hommes qui ont aussi leurs idées, leurs conceptions,
leurs doctrines, leur ontologie, leur théodicée. Nous devons donc savoir
qui sont ces hommes que nous avons devant nous. Les Bantu, que
pensent-ils, quels idéaux suprêmes poursuivent-ils? Le professeur doit
s'adapter à son auditoire, il doit se placer à son niveau, à son point
de vue. Ce n'est pas, comme prétendent certains Blancs, le Noir qui doit
s'adapter à nous. Il n'a pas la prétention de vouloir nous apprendre
quelque chose, nous bien... Nous devons donc en premier lieu nous faire
comprendre par nos élèves [22],
approfondir leurs pensées, utiliser leurs termes, adapter notre
doctrine à leur mentalité. Alors seulement, nous pourrons parler avec
eux. Si j'utilise un mot dans un sens déterminé, le Noir et moi, nous
penserons la même [23] chose,
nous saurons que nous parlons de la même chose, de la vérité. Si je
parle d'un esprit en pensant à un être spirituel, personnel, et si le
Noir, en entendant ce mot, pense à une force ontologique [24] non
rationnelle, nous utilisons un même mot en parlant de choses
différentes. Nous n'entrons même pas en contact, nous ne créons que des
malentendus, nous perdons notre temps, comme deux hommes qui voudraient
se parler, l'un par l'alphabet morse, l'autre par l'alphabet des
sourds-muets.
Supposons
qu'on pourrait affirmer: il est inutile de discuter avec les païens sur
les données de leur système philosophico-religieux; ii suffit d'exposer
positivement notre religion, la seule vraie, universellement humaine,
et l'anima naturaliter christiana du bon païen l'acceptera. Mais la
question se pose: puisque votre explication doit s'exprimer dans des
termes humains d'une langue indigène, quels termes allez-vous utiliser?
Quels termes philosophiques, religieux, compréhensibles ou
incompréhensibles, adéquats ou inadéquats? La question a été escamotée,
non évitée. Ce n'est pas un texte du catéchisme qui peut convertir
quelqu'un, mais un dialogue d'homme à homme, d'âme à âme [25].
Nous devons donc savoir quelle sorte de paganisme nous avons devant nous [26].
Nous devons avoir une meilleure compréhension de leur paganisme
qu'eux-mêmes. Nous devons penser pour eux, avec notre intelligence plus
développée, formée et disciplinée. Nous devons savoir distinguer dans le
chaos [27] de
leurs dires, de leurs façons d'agir et de leurs usages, l'original du
déformé, l'essentiel de l'accessoire, le bien du mal, la bonne semence
des mauvaises herbes [28]. Et le plus beau travail [29] de
notre intelligence supérieure serait de pouvoir indiquer, dans le
paganisme actuel des Bantu, comment certains usages et doctrines, qui
sont pour nous manifestement faux, le sont à partir d'une autre
tradition ou doctrine purement indigène, originelle et antique [30]. Il faut trouver l'argument ad hominem, AMENER le Noir A RECONNAITRE la fausseté de certaines pratiques [31] à partir de ses propres principes exacts.
Afin de ne pas utiliser inconsidérément [32] leurs termes, dans un sens incorrect ou faux, nous devrions savoir clairement si [33] les
Bantu sont des animistes ou des dynamistes, s'ils vénèrent uniquement
les morts ou aussi les esprits. Nous devrions savoir clairement ce que
signifient, pour les Bantu et non pour certains ethnologues, les
fétiches, les amulettes, et surtout ce qu'est, pour eux, le bwanga,
le "médicament magique". Les Bantu sont-ils des idolâtres? Qui est,
suivant eux, le personnage, que divers auteurs nomment : nécromancien,
sorcier ou l'homme de l'art, ou le magicien, etc.
A-t-on
tranché une de ces questions? De tout cela, on devrait pouvoir parler
en connaissance de cause, tout bien et clairement considéré, non dans
des articles ou dans des livres, mais avec les Noirs mêmes; c'est là le
seul contrôle, le seul critère valable, et (humainement parlant) la
conditio sine qua non d'exercer une influence profonde sur l'entendement
et l'esprit des Bantu, afin de les convertir, c'est-à-dire, de les
retourner intérieurement [34].
Parler
au Noir de "sa croyance" sans connaissance de cause et de termes, et
dire uniquement: ceci est mauvais, vous ne pouvez pas faire cela, c'est
le laisser dans sa conviction inchangée et éveiller en lui la réflexion:
"le Blanc ne sait pas bien où en sont les choses; s'il le savait, il
parlerait peut-être autrement".
Si
l'on veut parler de religion avec les Bantu, il me semble y avoir une
conditio sine qua non pour pouvoir d'abord leur dire: "donc, vous,
Bantu, vous dites, vous croyez, vous reconnaissez que..." et que le Noir
lui-même soit surpris d'entendre notre exposé de ses théories, et que
nous les exposions si clairement qu'il n'ait plus d'objections ou de
corrections a faire [35].
4. Méthode de cette étude
On
pourrait commencer par de nombreux dictons divergents, par des façons
d'agir, par des usages, etc. On pourrait chercher une explication pour
chacun de ces détails et monter ainsi vers une idée synthétique qui est
le fondement de toutes ces explications de détail.
En fait, c'est là le chemin qui a conduit à une vue profonde, à la soi-disant idée fondamentale de l'ontologie bantu.
Mais
nous ne devons pas faire ici des recherches. Nous proposerons à celui
qui veut nous suivre dans l'effort d'accéder à une vue plus profonde sur
les primitifs, un essai d'ontologie bantu (première partie), et
ensuite, (dans la seconde partie), mettre á l'épreuve la théorie par
l'application à quelques doctrines et usages très importants des Bantu.
D'ailleurs,
si la doctrine est fidèle, les applications seront innombrables,
puisqu'elles embrassent toute la vie des Bantu; et toutes les
disciplines de l'étude bantu y recevront leur couleur et principe assuré
et définitif.
Première partie : L'idée fondamentale de l'ontologie bantu
A . L'idéal suprême des Bantu nous conduit à leur idée fondamentale ontologique
L'homme
ne tend pas aveuglement (vers un but) sans connaissance; le Nègre bantu
non plus. A ses aspirations, à ses tendances les plus [36] intimes répond un idéal [37], une conception d'une réalité élevée [38].
En effet, quand on demande aux anciens, aux païens
1) ce qui les retient dans le paganisme et
2)
ce qui les éloigne du christianisme, on reçoit, sous plusieurs formes
différentes, une seule réponse: la préservation de notre VlE [39], BUMI.
Pourquoi la divination? pour apprendre des paroles de vie... twa bumi. Pourquoi le bwanga, le soi-disant médicament magique, l'amulette, ou comme l'on veut le nommer? Afin de kushika [40],
de préserver la VlE contre l'influence mauvaise, pernicieuse, afin de
kwipandisya ou kupanda, afin d'être libéré de diminution ou
d'annihilation de notre vie.
Pourquoi se plaindre aux défunts, aux ancêtres ou... aux esprits? Afin que ceux qui connaissent les forces [41] secrètes les fassent connaître [42] pour leur salut - kupanda, pour raffermir leur vie - kukomesya bumi [43], pour recevoir la vie - kumona bumi [44], là où ils sont déjà marqués par la mort. Pourquoi ce désir intense de postérité? Pour propager, faire durer sa propre vie - kutundula bumi, kuvubulula bumi. BUMI, c'est la vie; bukomo,
c'est vivre fort; kufwa, mort ou mourir, c'est toute diminution de vie.
La salutation du Muluba c'est: "wakoma po", "tu es fort"; à celui dont
la vigueur a été amoindrie, on exprime ses condoléances par les mots : "wafwa ko", "tu en meurs".
Pour trouver de la vie - kumona bumi, pour raffermir sa vie - kukomesya bumi, le Muluba est disposé à tout sacrifier: des fusils, des colliers de perles précieuses, des sommes d'argent élevées [45], pour cela il observe toute prescription, il se soumet à tout interdit - bijila [46].
La vie du Muluba, raffermie, sauvée par l'intervention du devin, kilumbu,
le médecin magique et les défunts, court un grand risque s'il abandonne
tous ces aides et moyens, pour devenir chrétien: ce n'est pas la
polygamie, ni le soi-disant conservatisme et leur attachement aux
coutumes anciennes qui est la grande raison pour laquelle les païens
n'osent pas devenir chrétiens, mais c'est la peur de perdre leur vie. La
question est pour eux une question de vie ou de mort [47].
La vie est donc le grand motif de tout agir essentiel des païens [48].
Et, chez les Bantu, ce motif est enraciné dans la connaissance
ontologique des êtres, des vivants, des morts, des êtres de rang
inférieur, de tout l'univers.
On peut bien dire que la vie est le bien suprême de tous les hommes; que ce bumi ou cette théorie de la vie des Bantu les assimile précisément à toute l'humanité. C'est vrai dans un certain sens [49].
1)
Pour autant que les Bantu soient encore plus ou moins des primitifs,
ils sont encore très ouverts et très profondément influencés par les
notions primordiales de vie, mort, paternité, fécondité, postérité [50]; ces réalités profondément humaines [51] sont
encore très fortement ressenties par eux, et sont, heureusement encore,
pour eux, des motifs d'agir. Devant ces réalités ils ne sont pas encore
"évolués, civilisés" [52],
c'est-á-dire, dégénérés ou "déracinés". Et c'est bien là la grande
raison pour laquelle la catéchèse doit chercher à se greffer sur le
contenu valable de ce concept de la vie [53].
2) Mais, chez les Bantu, ce concept de la vie a une signification ontologique propre; c'est peut-être le concept fondamental [54] de
toute leur ontologie, et, si nous voulons utiliser ce concept, si nous
voulons ennoblir et christianiser cet idéal, nous devons d'abord essayer
de rechercher ce que signifie la vie dans l'idée profonde, dans la
philosophie bantu. Voilà pourquoi cet essai d'une philosophie bantu [55].
B. La force de la vie, le concept fondamental de l'ontologie bantu [56]
Limitons-nous aux trois grandes notions: ens - essence [57] - substance.
1.La notion ens (wezen) = être, entité, force?
Dans notre philosophie, le fruit de la toute dernière abstraction est la notion de ens, être [58] (wezen), la notion suprême sous laquelle on classe tout ce qui existe [59]. Suivant Scot, même l'être-créé ou non-créé est abstrait de cette notion; tout ce qui a de la réalité est être, est ens [60], de telle sorte que la notion ens est applicable dans un sens identique [61] à Dieu, la créature, la substance et l'accident.
Saint
Thomas n'arrive pas à une notion universelle pour tous les êtres, Dieu
et les créatures ne sont pas 'être'dans le même sens. Or, je pense que,
comme Saint Thomas relie l'être-créé ou non-créé intrinsèquement à
l'entité même dans l'être existant, ainsi les Bantu relient
intrinsèquement, dans chaque être existant, la notion de FORCE DE LA VlE
à celle de l'entité même. Je penserais [62] presque que, pour les Bantu, la notion de force de la vie remplace et répond à notre notion de l'ens [63]. Chaque être est [64] une
force de la vie, chaque force de la vie est un être, et dans ce
sens-là, la notion de force de la vie serait la notion fondamentale de
l'ontologie bantu, la notion universelle suprême, applicable á tout ce
qui existe réellement: Dieu, les esprits; les défunts, les hommes, les
animaux, les plantes et les êtres matériels. Ens est pour nous une
réalité statique, pour les Noirs c'est de la force, une notion et une
réalité dynamiques [65].
2. Essence
Le Noir n'est pas un panthéiste ni un idolâtre [66]. Il accepte manifestement la différence essentielle [67] entre [68]: Dieu [69], les esprits créés, les hommes (vivants et défunts), les animaux, les plantes, les êtres matériels [70]. Mais dans tous ces êtres il y a de la force de vie. Un Moluba me définissait Dieu comme: mwine bukomo bwandi, celui qui possède la force par lui-même [71]. Nous pourrions difficilement donner une meilleure définition. Les esprits - les morts - et les vivants ont bukomo, force, force de vie, mais une force dépendante, créée. Tous les autres êtres de rang inférieur, même s'ils n'ont pas le bumi des
êtres intelligents, ont toutefois des forces de vie, qui sont en
rapport avec les forces de vie des êtres supérieurs, (ils ont de la
force qui est nommée bulobo), et qui peuvent agir, nous verrons plus
loin comment, sur la force de vie de l'homme vivant; ils peuvent
renforcer ou diminuer sa force de vie, même la détruire [72].
C'est
pourquoi, pour autant que je le comprenne jusqu'à présent, le concept
"force de la vie" ne semble pas indiquer un aspect accidentel de l'être,
une modalité de l'ens, mais une note essentielle, probablement LA note
essentielle de ce que nous appelons ens, et donc pas uniquement un
concept caractéristique, mais le concept fondamental [73] de l'ontologie bantu [74].
3. Substance [75] (et existence?)
Je crois [76] qu'ici, nos pensées et celles des Bantu se séparent le plus.
Notre philosophie dit qu'un être créé, même s'il a une entité créée et donc une existence dépendante de la volonté de Dieu, est pourtant une substance, s'il existe en soi, par soi et non dans un autre être: in se et non in alio. Cette substance [77] implique qu'il existe indépendamment d'un autre (être créé).Or, j'estime [78] que [79] le concept de substance autonome est étranger à l'ontologie bantu, c.-à-d. d'un être qui existe en soi, indépendamment et sans relation intrinsèque, essentielle de [80] dépendance, ou d'influence paternalisante oudominante sur d'autres êtres [81]. Je crois formuler clairement l'ontologie des Bantu en disant que, suivant eux, tous les êtres créés, ou plutôt toutes les forces créées ont des relations réciproques intrinsèques, s'influencent ou peuvent s'influencer. Ici il n'est pas de question d'action physique, thérapeutique, comme d'un médicament sur une plaie ou pour un malade, mais d'une action métaphysique de force de vie sur force de vie, une action ou une influence comme celle de la force créatrice de Dieu sur la créature [82], directement du vivant au vivant ou à l'entité même de l'être créé.
Notre philosophie dit qu'un être créé, même s'il a une entité créée et donc une existence dépendante de la volonté de Dieu, est pourtant une substance, s'il existe en soi, par soi et non dans un autre être: in se et non in alio. Cette substance [77] implique qu'il existe indépendamment d'un autre (être créé).Or, j'estime [78] que [79] le concept de substance autonome est étranger à l'ontologie bantu, c.-à-d. d'un être qui existe en soi, indépendamment et sans relation intrinsèque, essentielle de [80] dépendance, ou d'influence paternalisante oudominante sur d'autres êtres [81]. Je crois formuler clairement l'ontologie des Bantu en disant que, suivant eux, tous les êtres créés, ou plutôt toutes les forces créées ont des relations réciproques intrinsèques, s'influencent ou peuvent s'influencer. Ici il n'est pas de question d'action physique, thérapeutique, comme d'un médicament sur une plaie ou pour un malade, mais d'une action métaphysique de force de vie sur force de vie, une action ou une influence comme celle de la force créatrice de Dieu sur la créature [82], directement du vivant au vivant ou à l'entité même de l'être créé.
4. L'homme
L'homme, animal [83] rationnel, a comme force de vie : BUMI (la vie); bukomo, vivre fort [84], est l'idéal vers lequel il tend.
On doit parler ici d'une notion très caractéristique, qui est essentiellement reliée, par les Bantu, à la notion même de bumi. La vie, la force de vie [85] humaine,
est, comme l'exprime parfaitement M. Possoz, essentiellement
d'intensité variable. La force de la vie humaine et même les forces de
vie inférieures [86],
sont par essence intérieurement susceptibles de raffermissement,
d'augmentation, d'épanouissement, et d'amoindrissement essentiel,
intérieur, d'affaiblissement et de dégénérescence. On ne vise pas ici un
raffermissement des facultés ou de leurs fonctions, mais le
raffermissement ou l'affaiblissement de la VlE [87] considérée en elle-même.
Un
raffermissement de la vie consiste par exemple en ceci: de connaître
d'autres forces de vie, suivant leur nature et leurs propriétés,
c'est-à-dire: les essences, et ensuite, naturellement de pouvoir
s'emparer de ces forces de vie ou de les "paternaliser" pour
l'affermissement de sa propre vie, de pouvoir les faire agir [88].
5.Les lois ontologiques, universelles, pratiques
Les
lois ontologiques, universelles, pratiques, suivantes peuvent être
tirées des deux réflexions précédentes, c.-à-d. concernant les relations
intrinsèques essentielles entre toutes les forces de vie et concernant
la susceptibilité interne au raffermissement et à l'affaiblissement de
la force de la vie.
1) La force de la vie d'un vivant peut agir métaphysiquement sur la force de la vie d'un autre vivant.
2)
La force de la vie d'un vivant peut, de la même manière, agir sur les
forces de vie inférieures (des animaux, des plantes et des êtres
matériels).
3)
La force de la vie de (l'homme) vivant peut agir indirectement, par le
truchement des forces de vie inférieures (des animaux, des plantes et
des êtres matériels), sur la force de la vie d'un autre vivant [89].
Cette influence de vie d'un vivant sur d'autres forces de vie peut être consciente, et selon moi, même inconsciente [90], parce qu'il s'agit ici d'influences de vie ontologiques [91].
C'est là, me semble-t-il, le fondement [92] de
l'ontologie bantu. Cette explication, aussi élémentaire qu'elle soit,
est-elle quand même définitive et suffisante? Les termes sont-ils
exacts? L'étude future d'autres chercheurs, la collaboration et la
discussion le démontreront [93]. Dans la deuxième partie de cet essai je mettrai la théorie à l'épreuve des faits. C'est le seul critère valable.
Mais
avant de terminer cette première partie, je veux faire remarquer que je
n'invente pas une nouvelle théorie. Beaucoup d'autres ont soupçonné,
cherché et décrit, chez les Bantu et peut-être même chez d'autres
primitifs, la même ontologie..., peut-être dans des expressions plus ou
moins claires ou en d'autres termes, mais, pour le fond de la question,
nous sommes d'accord avec eux.
Dans
La religion des primitifs, Mgr Le Roy écrit: "Chacun... a sa "manière"
et son sexe: - Sa "manière", c'est-à-dire sa nature propre et
distinctive, déterminée en chacun des êtres constituant l'espèce par...
une certaine âme, - âme inerte dans les choses inanimées, âme vivante
déjà dans la plante, âme sensible dans l'animal, âme raisonnante dans
l'homme, âme phénoménale - je m'excuse toujours des termes - dans les
éléments cosmiques, âme terrestre dans la terre, céleste dans le ciel,
universelle dans l'univers. - Son sexe, c'est-à-dire sa faculté de
produire par suite de la coopération, ici active, et là passive, de deux
éléments, l'un mâle, l'autre femelle... C'est ainsi qu'au Loango,
l'Océan est considéré comme un principe [94] actif
et mâle, car c'est de lui que sort la pluie qui tombe sur la Terre,
principe passif et femelle, et qui la rend féconde" (p.83).
Je lisais quelque part [95] que Frobenius aurait écrit: "le sentiment VlE domine toute l'Afrique..." [96].
Le
Roy écrit: "Le Primitif, après avoir remarqué l'action des forces
immanentes de la Nature, et se sentant vis-à-vis d'elles dans une
situation variable qui fait de lui [97] tantôt un vainqueur et tantôt un vaincu, le Primitif a cru pouvoir les tourner á son profit..." (p.73).
Dans
ses Eléments de droit coutumier nègre, M.E. Possoz dit: "Il (ce traité)
explique par les notions d'"espèce" c'est-á-dire substance
personnellement commune à des êtres humains et à d'autres êtres et de
"communauté d'espèce" ces faits qu'un Lévy-Bruhl étudie dans son essai
sur "L'âme primitive"..." (p.13). -"L'existence est pour le Nègre chose
d'intensité variable: tout se passe comme si, pour lui, est plus vivant,
qui est plus légitime. Droit et ontologie ne font qu'un pour lui..."
(p.27). - "Le père des êtres a fondé le droit. Droit et religion, droit
et morale ne font qu'un; LA VlE est leur seul but" (p.30). "Le droit...
est une cause de renforcement de l'être" (p.33). "La communauté d'espèce
agit en deux sens opposés: elle renforce l'existence ou elle
l'annihile" (p.40). "L'espèce est dans la terminologie ici employée une
substance, qui peut être commune à plusieurs individus hétéroclites tels
qu'homme, et végétal; animal, être invisible..." (p.32). Il n'est guère
utile de discuter sur l'exactitude [98] des
termes dans les textes cités; il importe de montrer que d'autres
auteurs ont entrevu la même réalité, qu'ils appelant, eux: âmes,
substance commune, ou espèce [99], mais pour laquelle je préfère [100], jusqu'à présent, force de la vie.
Deuxième partie : Application de la notion ontologique force de la vie
1. Croissance et amoindrissement de la vie
Dans
ses "Eléments de droit coutumier nègre" Possoz écrit: "l'existence est
chose d'intensité variable". Les Bantu pensent-ils que notre existence,
ou bien notre force même de la vie, c'est-à-dire, suivant eux, je pense,
notre entité même, est susceptible d'accroissement, de renforcement ou
d'amoindrissement? J'estime que, comme nous disons dans la théologie
catholique, la vie de la grâce peut s'accroître, que notre participation
à la nature divine [101] et
à la vie divine peut se raffermir et augmenter. Ainsi les Bantu sont
persuadés que notre vie même, notre force de la vie, notre entité même
peut se raffermir ou... s'amoindrir ontologiquement.
On dit aussi bien du bonheur intérieur de l'âme que de la prospérité matérielle que ce sont des renforcements de la vie même [102] ; tout cela est: kumona bumi, trouver la vie; kukomesya bumi, raffermir la vie; kupanda [103] , être sauvé.
Toute adversité, aussi bien dans les choses matérielles que dans les intérêts [104] supérieurs,
est toujours "bangipaya", être tué, kufwa, mourir. Le motif principal
de tout agir spécifiquement bantu, ce n'est pas, suivant leur propre
expression, l'existence, mais la vie, et les Bantu ne craignent qu'un
malheur par dessus tout, la mort, mourir, l'amoindrissement ou
l'annihilation de la vie.
2. La morale bantu
Cette
croissance essentielle intérieure ou cet amoindrissement de la force de
la vie est bien un accroissement ou un amoindrissement ontologique [105]. Or ces changements ontologiques se font, comme Dieu l'a voulu, suivant la nature interne des choses créées [106] ,
ou bien ils sont une perversion de la nature interne des choses. Les
Bantu n'excluent pas du tout le créateur de leur système ontologique; il
est mentionné explicitement comme le seigneur et le maître, le
gouverneur du créé [107]. Toutes les forces de vie viennent du mwine bukomo bwandi,
qui a la force par lui-même. Annihiler la force de la vie s'oppose
directement à l'ordre de la création, à la loi interne de la nature.
L'accroissement de la force de vie est ontologiquement bon, donc
moralement bon, puisque Dieu a donné aux choses leur nature et leur
être [108] , et est donc aussi juridiquement bon. L'annihilation de la force de vie est ontologiquement mauvaise [109] ,
moralement mauvaise et donc aussi juridiquement mauvaise. Car, les
Bantu ne sont pas encore si "civilisés" et "évolués" et donc pas encore
aussi illogiques que les païens blancs modernes; l'ontologie originelle
primitive, leur morale, leur droit, forment un tout logique; ils
n'essayent pas encore de définir le BIEN et le MAL sans ontologie, sans
Dieu. Dans l'ordre principal, antique et logique, dans l'ordre de la
nature, le bien et le mal sont, suivant les Bantu, d'abord
ontologiquement, ensuite et pour cela, moralement et juridiquement bon
et mauvais. Pratiquement, parce que reposant sur les mêmes principes, le
mal ontologique, le mal moral et le mal juridique ne font qu'un. Dans
ce sens Possoz pouvait écrire: "Droit et religion, droit et morale ne
font qu'un" (Eléments de droit coutumier nègre, p. 30).
3. Le bien et le mal
Ainsi, la question souvent posée de savoir si le Noir a une morale [110] , est résolue. Il a une conscience très profonde du bien et du mal; il a une morale immanente [111] , ontologique, fondée sur la nature ontologique des êtres: des forces de vie. Sa morale est droit naturel pur [112]. Nous laissons ici hors considération, ce qui chez les primitifs, devrait être attribué à la révélation originelle [113].
Plus d'une fois [114] j'ai
constaté chez les Noirs, avec grand étonnement, cette aversion
intérieure profonde et cette condamnation du mal ontologique: amoindrir
la vie, le don de Dieu, dans d'autres vivants, en tuant sans raison,
c'est pour eux le grand mal, nommé par eux-mêmes: kwipaya bavidye, tuer les vivants de Dieu. De là l'aversion [115] véhémente profondément enracinée pour les bafwishi, qui amoindrissent ou annihilent la force de vie d'autrui par des manga "mauvais", "manga abi"
- le terme vient d'eux -, c'est-à-dire indirectement par des forces de
vie inférieures. (Voir plus loin). Le mensonge, le vol, l'adultère sont
ressentis par eux, non surtout comme un mal [116] social,
mais comme un mal essentiel, ontologique. De ces actes les Bantu
peuvent dire: "c'est mauvais", avec une conviction philosophique plus
profonde que beaucoup de nos "civilisés" dont l'intellect suprême est
lamentablement dégénéré [117].
Nous
parlons ici de la théorie, des principes des Bantu, non pas de la
dégénérescence de ces principes et de leur comportement
pratique.D'ailleurs, d'un autre côté, les Bantu sont persuadés, avec
toute la force de leur ontologie primitive originelle, de la bonté
ontologique, donc morale et juridique des bavidye, des ancêtres spiritualisés des clans, des morts (en règle générale), des bons morts [118] , du devin, des bons manga, ces forces de vie utilisées au renforcement de notre force de vie, et de l'homme des "manga" ou soi-disant sorcier. Originairement, en principe, per se,
ce sont tous des aides et des moyens de raffermissement de notre force
de vie. S'il n'en est pas ainsi, nous sommes devant des abus, qui sont
également des abus suivant le système ontologique propre des Bantu.
4. lnfluences de vie inconscientes?
Si
nous acceptons que, suivant les Bantu, LE BIEN et LE MAL existent,
c'est-à-dire le bien et le mal ontologique, qui sont en même temps bien
et mal moraux et juridiques, est-ce que cela veut dire que les bonnes et
mauvaises influences de vie supposent toujours la conscience ?
A partir de leurs expressions, comme par exemple: kupya mambo, kupya mpekato, kupya luba, kupya luvimbo [119] ,
on a l'impression que, suivant les Bantu, la faute juridique, le
péché... sont attrapés de la même manière qu'une maladie, comme un
animal est attrapé dans le piège.
On lit par-ci par-là qu'il y a des Noirs qui ont été accusés d'être des sorciers dans le vrai sens du mot [120] , donc de jeter le mauvais sort, ou plus précisément de donner à d'autres hommes la maladie ou la mort par des moyens de manga et
l'on ajoute que les accusés ne protestent pas, bien que, parfois, ils
ne semblent pas conscients de l'influence néfaste qui sortait d'eux; ils
se soumettent à la peine, se suicident... tout en acceptant qu'ils
sont, inconsciemment, une source de malheur pour la société.
La force de vie de l'homme est d'ailleurs suivant les Bantu eux-mêmes "un secret inscrutable": le munda mwa mukwenu umwela [121] kuboko, nansya ulala nandi butanda bumo?
Qui connaît l'intérieur de son prochain, même s'il dort avec lui dans
le même lit?Est-il possible que notre propre force de vie par elle-même,
ou par l'utilisation des êtres créés, de forces de vie, agisse
ontologiquement mal, sans que nous en soyons clairement conscients, sans
faute subjective ou mauvaise intention, sans volonté perverse ou
nsikani? Un Noir peut-il perturber l'ordre ontologique, donc l'ordre
moral et juridique, comme on use mal d'un mécanisme, d'une machine, d'un
fusil ou d'un outil, de sorte qu'il est abîmé et déréglé sans mauvaise
intention de notre part [122]? Y aurait-il alors uniquement un manque de savoir?
Dans notre société moderne nous sommes obligés de connaître les lois écrites; une infraction involontaire [123] par
manque de connaissance, reste passible. Existerait-il quelque chose de
ce genre chez les Noirs? Ou supposent-ils que, partout où l'on constate
une mauvaise influence, il doit y avoir également, d'une façon ou d'une
autre, une intention [124] ontologique, subjectivement mauvaise [125]?
En tout cas, l'influence de vie néfaste est coupable [126] devant la loi et elle est punie dans l'au-delà; les bafwishi ne vont pas au kalunga nyembo, le réceptacle de tous les défunts dans le monde souterrain, mais ils vont au lieu de la mort ontologique totale [127], c'est-à-dire au kalunga ka musono, d'où tout rapport avec le royaume des vivants sur terre devient impossible.
5. La causalité et la responsabilité
A
partir des considérations précédentes on peut tirer une conclusion
vraiment, spécifiquement bantu, concernant la causalité et la
responsabilité.
On
peut causer du bien et du mal à d'autres vivants, sans poser des actes
extérieurs, sans utiliser des moyens extérieurs visibles. Un vivant peut
avoir une influence de vie néfaste sur un autre et causer son
malheur.Les Baluba disent chaque jour: les batémoins, c'est une invention importée par les Blancs.
Pour
les Blancs: ce qu'on a vu de ses yeux compte uniquement; du reste, on
ne tient pas compte. C'est là un coup mortel, droit au coeur, porté par
le droit européen à l'essence même du droit bantu, au droit ontologique,
au droit des forces de la vie.En 1944, un "homme aux manga" a
été appelé à Kavukwa chez un enfant malade. On apprend, par la
divination, que les défunts de la famille de l'enfant le rendent malade.
L'enfant guérit, mais l'homme aux manga devient malade et il meurt. La famille de l'homme aux manga donne comme cause de la mort que "les défunts de la famille de l'enfant ont épargné l'enfant et se sont jetés sur l'homme aux manga, et ont été plus forts que lui malgré ses manga. Il a succombé! Et, bien sûr, l'amende pour la mort a été payée [128].
Il ne s'agit pas ici d'un accident de travail, mais d'influences de vie, pour lesquelles ceux qui ont appelé l'homme aux manga sont
considérés comme responsables; comment faire appel ici à des "témoins";
qui peut être "témoin" de l'action de ces influences de vie [129]?
Supposons qu'un ami vous accompagne à la chasse [130],
ou que vous lui demandiez d'aller à la chasse pour vous. Vous, vivant,
vous avez par là assujetti ontologiquement et juridiquement à votre
force de vie, une autre force de vie (d'un autre vivant). Ce chasseur se
soûle d'abord, et il a ensuite un accident de chasse par sa propre
bêtise [131].
Du point de vue européen, ce n'est plus là un accident de travail, le
chasseur est responsable, lui-même, de son accident. Suivant l'ontologie
bantu et donc suivant le droit bantu, c'est vous qui restez le
responsable. En prouvant irréfutablement que l'accident était une suite
de la stupidité, de l'imprudence de l'accidenté, on n'inverse pas le
système ontologique du Noir. Il vous demandera: - votre force de vie
avait asservi celle de l'autre (c'est une relation ontologique) - or,
pourquoi l'accidenté a-t-il agi d'une façon si insensée? D'où vient
cette circonstance spéciale de cette chasse que vous avez voulue?
Ontologiquement, votre influence de vie n'était pas bonne, mais
mauvaise, il n'y a pas d'autre explication possible. Ou bien, le Noir
devrait changer ou renoncer à toute sa pensée ontologique.
Dans ces considérations, les juges européens chez les Bantu, peuvent trouver quelques points à méditer [132].
6. La force de la vie peut-elle être raffermie?
Dans
quel sens, la force de vie peut-elle, suivant les Bantu, être
raffermie? Existe-t-il une possibilité de raffermir positivement la
force de la vie? Existe-t-il une bénédiction positive? Les Bantu
connaissent-ils seulement un raffermissement négatif, en protégeant
contre les influences de vie mauvaises? A part ce raffermissement
négatif, existe-t-il uniquement un affaiblissement intrinsèque?
Il existe des termes positifs qui signifient: "raffermir la vie" kukomesya bumi. On dit des défunts, surtout des pères de clan spiritualisés, des bavidye, qu'ils "protègent, sauvegardent" les vivants bafu betunama. On dit de Dieu, d'un vidye ou d'un défunt ordinaire vidye bampe, mfumwami ampe, Dieu, ou notre esprit, mon défunt, me donnait ceci ou cela, m'accordait positivement l'un ou l'autre bonheur...
Il y a des manga pour avoir de la chance, dyese, maese..., pour la fécondité, pour la chasse, etc.
La
négligence, l'abandon des défunts, des ancêtres, des esprits, apporte
nécessairement du malheur. Si les vivants ne posent pas d'obstacle
(ontologique, moral, juridique), les êtres invisibles sont, per se, des
aides, des protecteurs et soutiens de la force de vie des vivants.
Dieu,
l'ancêtre défunt, le chef de clan vivant, le père, ont une influence
ontologique protectrice sur leurs subordonnés. Le seul fait de se
séparer d'eux, d'être répudié par eux, est déjà un malheur, un
amoindrissement de vie et expose à d'autres malheurs secondaires [133]. L'union est donc une conditio sine qua non,
est déjà vivre vigoureusement. J'estime donc pouvoir conclure que la
notion de raffermissement positif de la vie existe chez les Bantu.
Mais, d'autre part, je crois qu'en fait on parle surtout d'un renforcement négatif [134], de vivre, ontologiquement, en droite et bonne relation [135] avec les forces de vie supérieures, avec les ancêtres, les pères de clans, son propre père, de vivre ontologiquement pur [136] ,
pour être vigoureux contre les influences de vie néfastes; de fortifier
tellement sa propre vie, par l'usage correct des forces de vie
inférieures et par des manga, qu'elle soit résistante [137] contre des forces de vie néfastes, qui pourraient dominer ou amoindrir cette vie.
Des parents qui, dans un moment de colère, ont maudit leur enfant ou prononcé des imprécations, révoquent [138] vite
cette malédiction en disant les raisons et les circonstances qui les
ont portés à un tel "langage ontologiquement mauvais" [139].
Ils éloignent ainsi de leur coeur et de leur force de vie toute
mauvaise influence possible, afin que l'enfant reste "vigoureux " et ne
subisse pas un amoindrissement direct par suite de l'influence de vie
mauvaise des parents et d'autres influences néfastes extérieures qui
pourraient avoir une prise sur l'enfant, qui a été mis dans [140] un état amoindri de vie par la malédiction.
Si
quelqu'un par exemple, a subi des torts pendant la chasse et s'il a
juré ses grands dieux de ne plus aller à la chasse de son village, il
doit, avant d'aller à la chasse suivante, pour ainsi dire kwifyakula
mwifyaku, épancher sa bile devant l'esprit au moment où l'on dit en
commun à l'esprit de la chasse ce qu'on attend de lui; il doit dire
pourquoi il a parlé de la sorte et éloigner ainsi le mal de son coeur,
de sa force de vie. C'est alors seulement que la chasse peut avoir lieu
et qu'il peut y participer sans être cause ou occasion de grands
malheurs pendant celle-ci par de possibles et néfastes influences de
vie.
La
soi-disant confessio parturientis est également une application de la
théorie ontologique de la vie. Une femme qui a des difficultés à
l'accouchement [141] doit
purifier ontologiquement sa vie, de sorte que sa force de vie, souillée
ontologiquement et donc moralement et juridiquement, n'exerce pas [142] d'influence néfaste sur la nouvelle vie à naître.
Y a-t-il une bénédiction positive?
Il y a, chez les Baluba, une sorte de bénédiction avec de la salive: kupela mata.
Au
moment de la révocation d'une malédiction, on crache par terre...
pendant qu'on dit comment et pourquoi on a parlé ainsi, ce qui signifie,
suivant les Baluba, kutalula bubi, éloigner de soi le mal, la mauvaise
influence de vie.
Deux
personnes qui se sont disputées, cracheront toutes deux sur le sol, au
moment de la réconciliation solennelle..., pour éloigner d'elles la
mauvaise influence de vie, ou plutôt pour en poser un signe extérieur [143].
Chez
les Baluba, quand un enfant s'éloigne pour longtemps de la maison
paternelle, le père lui donnera un peu de salive sur une feuille, pour
qu'il puisse rester vigoureux pendant le voyage [144].
J'ai vu déjà que, quand un inférieur vient dire quelque chose au chef, celui-ci crache [145] sur le sol en disant... eh bien, va et que tout aille bien pour toi.
Je
pense que, chez les Baluba, la soi-disant bénédiction a ce sens: pour
autant qu'il dépend de moi, reste vigoureux; moi, de mon côté, je n'ai
pas d'intentions de vie néfastes, je ne veux pas être cause ou occasion
de malheurs éventuels.
Je ne connais pas, en kiluba, un terme qui signifie: "bénir positivement" [146].
Tous
ceux qui connaissent les Noirs, ne fut ce que très superficiellement,
savent qu'il y a positivement des influences de vie mauvaises. Mais ces
influences de vie mauvaises sont des influences de vie ontologiquement
mauvaises, de force de vie à force de vie. Un monstre qui naît, homme ou
animal, a en lui bya malwa, c'est-à-dire une influence de vie néfaste,
qui peut amoindrir ou annihiler la vie des autres vivants; kumwesya bya
malwa, c'est causer du malheur. Etre avec bya malwa veut dire: porter en
soi un principe de dégénérescence de la vie.
On
dit qu'on doit craindre les malédictions de certains hommes, mais pas
celles des autres; les premiers "ont une langue amère, balula ludimi",
leurs malédictions ont toujours un effet, celles des autres non. Cette
force se trouve dans leur être le plus intime, ils ont une force de vie
plus vigoureuse que les autres, mais cette fois en un sens pervers. La
vie du père est per se plus vigoureuse que celle de l'enfant; ce dernier
est en relation de subordination intrinsèque vis-á-vis de la force de
vie de son père. Mais, certains enfants ont une force de vie
extraordinaire, hors du cours normal des choses, une force qui ne vient
pas du père [147] ,
et donc qui n'est pas (ontologiquement) subordonnée à celle du père; et
si un enfant pareil maudit son père, il entame la force de vie de son
propre père, ce qui, en circonstances normales, est impossible, per se,
ontologiquement.
Le
père et la mère évitent de louer, de vanter leur enfant kwanisya, les
assistants pourraient concevoir dans leur coeur de l'envie, ou de la
jalousie, et cette influence de vie mauvaise, kwikala na mbavi [148] munda, est déjà un bufwishi, et peut entamer l'enfant, etc.
L'influence ontologique mauvaise existe donc; nous y reviendrons plus tard.
7. Théodicée bantu et hiérarchie des êtres
Après avoir défini le concept ontologique de force de vie et de son élément caractéristique [149] ,
c'est-à-dire sa croissance possible, et finalement de l'action de la
force de vie sur une autre force de vie, nous devons parler des
différentes forces de vie [150] , ou, si l'on veut, de la cosmographie [151] et de la théodicée bantu.
La force de vie indépendante, existant par soi, c'est Dieu seul, le Dieu unique, Nkungwa Banze, Kaleba, Vidye Mukulu, Leza, Syakapanga, etc.
Tout ce qui existe en dehors de lui est créé. J'estime que, suivant les Baluba, il y a des "esprits" [152], des êtres immatériels raisonnables, personnels. Mais nous en parlerons plus spécialement dans la troisième partie [153] de notre étude, quand nous traiterons de la catéchèse.
Il
y a, en relation étroite, très étroite avec les vivants, les fondateurs
et ancêtres des clans. Ces ancêtres sont hissés jusqu'à un rang
supérieur; ils sont spiritualisés et ne sont plus considérés comme des
défunts ordinaires, ils ne sont même plus appelés "des morts", ils sont
des vrais "bavidye" [154].
Ensuite
viennent les défunts ordinaires, les morts, les bafu du monde
souterrain, qui sont aussi en relation ontologique continuelle avec les
vivants, ici, sur terre. Y font exception, les morts qui, à cause de la
perversité ontologique de leur force de vie, - à cause du bufwishi, du
vol, du mensonge et de l'adultère, sont renvoyés au kalunga [155] ka musono, qui n'ont plus de rapports avec les vivants.
Viennent
ensuite les vivants ici sur terre. Ce monde-ci est pour les Bantu le
centre de toute la création, et sur cette terre, les (hommes) vivants
sont les rois de la création, toutes les autres forces de vie ont été
placées par Dieu à leur disposition, aussi bien les morts que les forces
inférieures [156] de l'animal, de la plante, de l'être matériel. Le bumi et le bukomo est le don sublime de Dieu aux vivants ici sur terre.
La
vie des défunts n'est pas du tout enviable, et le plus grand malheur du
mort, la plus intime et la plus profonde dégénérescence de sa force de
vie, c'est de ne plus pouvoir entrer en relation avec les vivants, et de
ne plus survivre, d'une certaine façon, sur terre [157].
Les
forces de vie inférieures existent donc indépendamment des esprits, des
ancêtres ou des défunts? Ces êtres inférieurs, l'animal, la plante, la
matière, sont des forces de vie, indépendamment des êtres supérieurs;
ils sont créés par Dieu avec leur force de vie, bien qu'inférieure,
comme des moyens pour les hommes [158]. Il s'en suit que, logiquement parlant, le bwanga, le soi-disant médicament magique, ne reçoit pas sa force des esprits ou des morts.
Ainsi, nous éliminons l'opinion de ceux qui affirment que le médicament magique, le bwanga, reçoit sa force des esprits et des morts. La force ontologique y est présente par la nature même de l'être [159], par la création; un être EST FORCE ou ce n'est pas un être.
Quel est le rôle de bavidye?
Voici comment parlent les Bantu. Les bijimba, l'élément constitutif, spécifique du bwanga, existent, mais sans les bavidye nous ne les connaîtrons pas [160].
Ils nous font connaître, directement ou indirectement par la divination
(nous en parlerons plus tard), les forces de vie qui ont une bonne ou
mauvaise influence sur nous, et le kilumbu, "l'homme auxmanga ou
des sciences", possède la force de vie plus vigoureuse à kupaka, à
enfermer dans un cornet, etc. la force de vie adaptée à notre
raffermissement, et à la faire agir sur notre force de vie [161].
Comment
la raison humaine ordinaire pourrait-elle connaître la force de vie
ontologique, cachée sous l'enveloppe visible des êtres, ou plutôt,
qu'est ce que nous pouvons faire personnellement pour apprendre une
science ontologique pareille? Cela ne dépend pas de nous. C'est pourquoi
nous dirons un mot sur la sagesse ou la science des Bantu.
8. La sagesse ou la science bantu.
Celui qui sait, c'est Dieu. Il sait pourquoi nous sommes malades, et même pourquoi nous ne recevons pas de renforcement par le bwanga: Vidye uyukile [162].
Il connaît la cause de tout ce qui arrive parmi les hommes; il sait
que, dans son coeur, un homme est innocent, même quand tous les hommes
le considèrent comme coupable. Dans ces circonstances, le dernier mot de
l'accusé est: Vidye uyukile.
Les
aînés aussi "savent", dans le vrai sens du terme. Seuls les aînés ont
la connaissance supérieure, plus profonde, de chaque palabre, de chaque
usage, de chaque vérité. Le savoir des enfants, des jeunes, n'est qu'un
savoir communiqué et essentiellement subordonné, comme leur force de vie
même. Sans les aînés, les enfants ne pourraient même pas savoir: la
sagesse et la science doivent venir d'une vie et d'une sagesse
supérieures. Dans ce domaine on n'atteint rien par l'étude personnelle.
On peut apprendre à écrire, à lire, à travailler le bois, à conduire une
voiture, mais, ce n'est pas là une sagesse.
La sagesse, c'est l'intelligence de la nature ontologique des êtres [163].
Pour atteindre celle-ci, une force de vie supérieure doit intervenir.
C'est ce qu'on a appelé jusqu'à présent "initiation". Mais j'estime [164] que,
chez les Bantu, il n'est pas du tout question d'initiation, mais d'une
infusion de force de vie supérieure, de savoir supérieur. Un homme au bwanga peut enseigner à son enfant (nous disons: son "disciple", les Bantu disent: "son enfant au bwanga")
des trucs et lui donner des conseils; il peut l'orienter vers la vie
supérieure nouvelle, et au savoir, mais le savoir même, la sagesse,
n'entre dans le soi-disant initié qu'au moment où il perd conscience, où
il entre en transe ou extase. N'est-ce pas un phénomène ordinaire chez
les Bantu, qu'à l'occasion de la soi-disant initiation, le nouvel homme
au bwanga a toujours besoin d'entrer en extase? C'est à ce moment
que lui sont communiquées cette sagesse ontologique supérieure,
l'intelligence du monde des forces de vie ainsi que la force de vie
supérieure qui fait agir ces forces de vie sur les autres vivants [165]. Je crois que la vraie définition du bwanga,
c'est l'art de pouvoir mettre en relation, de pouvoir faire
s'influencer des forces de vie invisibles. Un Noir, me disait: c'est le
génie de pouvoir RELIER [166] entre
elles les choses non vues. Est-ce là la raison pourquoi l'élément
constitutif du moyen protecteur qu'on doit porter est appelé kijimba [167], noeud, parce qu'il noue [168] la force de vie ontologique à la vôtre en vue de son renforcement ? Le moyen même qu'on porte est aussi appelé bwanga, manga; c'est le lien réalisé entre deux forces de vie.
Même
la connaissance des herbes ordinaires, des feuilles, des racines, avec
leur force intérieure n'est pas une connaissance expérimentale. Ce sont
les sages qui doivent la communiquer, et la force de ces herbes n'agit
même pas exclusivement d'une manière physique [169];
ces forces des herbes doivent être éveillées par des sages et des
puissants spéciaux, kulangwila miji, pour agir sur notre vie.
Disons
en passant que, s'il existe, concernant les herbes ordinaires, une
certaine notion d'action directe, physique sur la plaie ou sur la
maladie, puisqu'elles sont appliquées à la plaie ou puisqu'elles sont
avalées, ce n'est certainement pas le cas du bwanga, qui contient le kijimba [170]. Bwanga, c'est de la force de vie qui agit directement sur notre force de vie, non sur une plaie ou sur une maladie; d'ailleurs un bwanga n'est jamais avalé ni appliqué à une plaie, mais il est porté. Un bwanga doit être traité avec respect, il doit être "invoqué"; kusanza, c.-à-d. on dit au bwanga ce qu'on en attend; le bwanga est saint, parce que toute force de vie vient de Dieu, est digne de respect.
9. Bumi, bukomo, vivre fort, but suprême
Le bumi, le bukomo, vivre fort, le but suprême auquel le Noir aspire, qu'est-ce qu'il comprend?
Comme
je l'ai dit, la vie terrestre, le royaume des vivants ici sur terre,
est le point central de la création. Je ne connais pas une conception
bantu qui parlerait d'une récompense éternelle pour le bien qui est en
nous [171],
ou d'un bonheur éternel dans l'au-delà. Les Juifs, qu'en savaient-ils
avant le temps des Macchabées, donc relativement proche de l'avènement
du Christ? Leur "shéol" était aussi plutôt un lieu de désolation pour
les morts.
Les
Bantu aspirent donc avant tout à la vie vigoureuse ici sur terre, à
tout ce qui peut raffermir cette vie terrestre. Ils sont certainement
très terrestres et matérialistes dans leurs aspirations, mais dire
qu'ils désirent exclusivement le matériel comme constituant leur
bonheur, c'est rester en-dessous de la réalité objective. Suivant eux,
ce qui raffermit la vie, c'est la richesse terrestre, matérielle, le
succès à la chasse, les champs abondants, de la chance [172] dans
toute entreprise, mais aussi la joie de l'âme, les contentements
supérieures du coeur, la fécondité, la paternité, être libre de
souffrances et de soucis, la dignité, l'influence et l'autorité, être
chef, et certainement kutundula bumi, se survivre en ce monde
dans sa postérité, dans ses descendants; encore, avoir dyese, une
prospérité qui est inhérente à notre force de vie même, donc à l'homme
intérieur même, par laquelle nous avons continuellement de la chance,
par laquelle tout réussit, par laquelle nous sommes aimés des autres et
considérés comme des hommes sociaux, partout demandés à table, toujours
entourés d'amis pendant les repas.
Par
contre, tout ce qui nous diminue matériellement, moralement,
spirituellement ou ontologiquement, est un amoindrissement de la force
de vie intérieure, parce que le vivant a une influence de vie sur tout
ce qui lui appartient [173] , et toute atteinte à ce qui lui appartient est un affaiblissement de lui-même, de sa vie et de sa force de vie.
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Le
Noir considère le Blanc comme possédant une vie plus élevée que la
sienne. Il le considère comme possédant une vie qu'il lui communique,
qu'il "paternise". Il n'est pas seulement loyal envers le Blanc qui a
fait preuve de force et de pouvoir, de puissance mystérieuse et
extérieure, mais il estime chez nous la capacité intime de l'être, le
degré d'existence majeur, la qualité ontologique même. Il s'exprime en
disant naïvement, selon la logique de sa pensée ancienne, que le Blanc
est son père, et sa mère.
Quand
les Noirs ont vu pour la première fois des Blancs, ils ont cru qu'il
s'agissait de morts revenant, pareils à des cadavres de Noirs qui, ayant
séjourné un temps dans l'eau, ont blanchi. Ils ont pensé que les Blancs
possédaient donc aussi le savoir des êtres invisibles et la science de
la nature intime des êtres. Les capacités techniques et mécaniques de
Blancs leur ont fait conclure à une vraie sagesse, à une connaissance
très élevée de l'univers visible et invisible, à une science et à une
puissance relatives à la nature des choses, à la substance et à
l'énergie développée par les êtres.
Ils ont constaté en outre que leurs "bwanga",
leurs instruments et ingrédients magiques n'avaient pas prise sur les
Blancs. Ceux-ci n'en tenaient surtout pas compte; non seulement ceux-ci
ne leur attachaient pas de valeur théorique mais ils se montraient
supérieurs en degré d'existence, en rangs de dignité parmi les êtres et
les hommes, dans l'ordre des forces vitales ('ngudi', en kikongo).
Comme
les Blancs ne commençaient pas à exterminer tous les Noirs, ni même par
les attaquer et les prendre en ennemis, il était évident que les
puissances vitales des Blancs n'étaient pas nocives pour les Noirs,
qu'il pouvait y avoir communication entre leurs substances, qu'elles ne
s'entre-détruisaient pas, que les puissances vitales des Blancs se
trouvaient non seulement dans une position d'amitié avec celles des
Noirs mais même dans une position protectrice, sinon "paternisante",
pouvaient vraiment être appelées "mères" ou "pères", en métaphysique et
en rang social. Et lorsqu'un Noir individuel entrait en relation avec un
particulier Blanc, en recevait quelque chose sans qu'il lui en coûte ou
que cela lui nuise matériellement, en était traité de manière amicale,
en était pris et compté comme familier, comme "siens", il concluait tout
naturellement que sa propre essence consistait à être "enfant" de ce
Blanc, qu'il avait en ce Blanc un père et une mère, dans le sens
philosophique que les peuples claniques donnent à ces termes.
Il
considérait les biens de ce Blancs comme ceux de son père propre et en
usait ainsi lui-même. Ce n'était donc pas "voler" ni faire un usage
abusif.
D'autre
part, il acceptait de ce père Blanc, remontrances, corrections,
observations, réprimandes, comme conformes à son essence, lorsqu'elles
étaient dûment méritées dans l'esprit de ce Père, sans que cela
contredise absolument son propre esprit clanique.
A
l'égard des autres Noirs, il se considérait comme Blanc, comme ayant
acquis, fictivement, l'essence blanche et tout au moins la qualité de
citoyen Blanc, le droit des Blancs, puisqu'il se trouvait maintenant
sous l'influence vitale de ce Blanc.
Les
anciens, dans les villages de l'intérieur, ont toujours continué à
avoir une certaine méfiance à l'égard des Blancs. Ils ne pouvaient voir
la possibilité ontologique ni pratique d'une paternité réelle du Blanc;
dans ces villages, le droit du sol n'était pas devenu blanc; là ils se
sentaient encore étrangers et donc tout s'y passait comme si à tout
moment le règne de la violence pouvait se faire jour; il n'y était pas
démontré par des faits et par des actes que le Blanc possédait
réellement une paternité de leur être propre.
Eux,
plus que les jeunes, les moins cultivés, les moins initiés dans les
secrets de la métaphysique, voyaient combien la présence de Blancs
commençait à nuire à le communauté indigène et à leurs antiques
institutions, dûment éprouvées par les siècles et répandues par toute la
terre habitée, basées sur une commune philosophie, cosmologie et
théodicée.
Aussi s'opposèrent-ils toujours plus ou moins à ce que leurs enfants s'en allaient chez ces Blancs.
Aujourd'hui,
bien plus qu'alors, l'idée des anciens est celle-ci: "Vous, Blancs,
vous n'êtes pas notre souche humaine, notre origine, nos aînés
peut-être, mais vous êtes venus émietter, désorganiser, détruire notre
profonde communauté, notre existence organique. Vous vous manifestez
comme destructeurs et donc comme ennemis de notre être profond.
Métaphysiquement nous nous entre-détruisons".
Les
vieux sages n'ont donc encore jusqu'ici aucune désillusion quand aux
Blancs. Ils se sont simplement soumis au plus forts. Leur premier doute
s'est tourné en certitude. Leur crainte est devenu un désespoir, leur
méfiance, un ressentiment. Il n'y a pas eu de changement essentiel dans
leur attitude, partie d'une incertitude et d'une position d'attente,
d'expectative. Ils ne se sont jamais ralliés aux Blancs; ils se sont
seulement inclinés provisoirement devant la force. Ils ne se sont jamais
sentis, de manière bien démontrée, les enfants des Blancs. Leur
attitude actuelle est restée la même: soumissions sans ralliement. Ils
ne se révolteront pas, ils ne se sont pas révoltés et n'ont pas incité à
la révolte. Ils se sentent faibles devant le plus fort. Mais ils
conservent l'idée que le Blanc a nui à leur groupe physique et à leur
morale: il ne leur a plus permis de punir ni la femme infidèle ni le
voleur, comme ils le firent jadis, de manière exemplaire. La
malhonnêteté est protégée par les puissants de l'heure.
Mais
ceux qui ont réellement subi la désillusion ce sont les jeunes. Ils ont
rejeté les conseils de leurs anciens. Ils se sont ralliés aux Blancs,
qui leur sont devenus père et mère. Ils ont pensé pouvoir, sous
l'influence des Blancs, et avec toute certitude et assurance, se passer
des institutions claniques, rejeter leur antique ontologie que nous
appelons magie, et devenir participants de la puissance vitale du Blanc.
Cependant,
leur religion réelle ne fut pas basée du tout sur cette antique
métaphysique, dont leur esprit ne pouvait en rien se défaire, faute
d'avoir trouvé une métaphysique nouvelle et clairement enseignée par le
Blanc. Leur religion nouvelle ne forma pas une réponse satisfaisante au
besoin incompréhensible de leur esprit; sa réponse, au lieu d'être
présentée avec toute l'ampleur du thomisme, leur fut souvent donnée par
des Européens qui s'ignorent, par des esprits superficiels ou mesquins,
ou encore par ceux qui font profession de rejeter toutes les bases
profondes de la civilisation européenne et classique; sa réponse se
présentant en sens divers et souvent opposés, ne peut les satisfaire
faute de cet exposé complet, nécessaire pour combattre les antiques
réponses aux questions vitales de l'esprit. On a cru suffisant par
exemple un enseignement populaire de la religion, là où, pour fonder un
monde nouveau, il fallait une philosophie de base nouvelle; on a cru
pouvoir réformer une théodicée sans base ontologique nouvelle.
Le
Bula-Matari, qui aux yeux de ces jeunes, de ceux de la première
occupation, semblait encore s'occuper de ce qui les concernait
personnellement, - tant d'interventions, qui furent bien intentionnées
mais ne furent qu'intempestives, ont passé pour le sommet de la
civilisation aux yeux de ces jeunes indigènes - ne semble plus s'occuper
aujourd'hui que de gros sous, coton, caoutchouc, cuivre, or, étain,
huile, se désintéressant ouvertement de ce qui désormais touche ou ne
touche pas le Noir. Il ne dirige plus le Noir. Il l'abandonne à lui-même
pour les idées, pour tout l'immense travail d'adaptation de sa
civilisation antique à notre civilisation moderne. Ce travail
d'évolution si complexe, si difficile qu'aucun Blanc ne parvient même à
l'écrire, moins encore à le vivre, est exigé impérieusement de cette
société indigène nouvelle. Jadis, il y eu un semblant de direction de la
vie indigène par l'Etat et l'ensemble des Blancs; maintenant, l'évolué
voit que ce travail de direction n'est pas continué; sa pensée est à
l'abandon; son coeur ne reçoit plus sa nourriture; il sera bétail, alors
qu'il se croyait jadis homme libre, pensant, organisé claniquement,
savant même d'une métaphysique, possédant une volonté de prospérité, de
fécondité, de progrès clanique. Il voit aujourd'hui combien
l'opportunisme gouvernemental a manqué d'un principe de politique
indigène. Il voit qu'il y a lieu pour nous de le ravaler comme une masse
au lieu de l'élever par une pensée et une élite.
Ce
droit indigène est décapité depuis que ses chefs de famille, de clan,
de royaume ont perdu leur souveraineté; les fondements métaphysiques
s'en sont évanouis; il ne possède plus ni tête, ni force obligatoire, ni
force coercitive. Aux juges indigènes, les jeunes eux-mêmes ne cessent
de répéter qu'ils appliquent mal les principes claniques, qu'ils
solutionnent les procès de manière aussi peu satisfaisante pour les
Blancs que pour les Noirs, là où jadis les arbitres les conciliaient à
la satisfaction générale de l'opinion publique. Puis l'on voit qu'un
Blanc le veut ainsi et qu'un autre le veut autrement, sans que le juge
indigène n'y voit un pourquoi ontologique et sûr. Celui-ci voit son
droit coutumier actuel plein de contradictions mais il justifie cela en
pensant: c'est du 'kizungu', c'est l'affaire du Blanc, c'est là bien la
mentalité européenne que nous appliquons ainsi; elle est plus savante,
plus forte, donc plus juridique, c'est là la bonne manière qui donne
tant de qualités, tant d'avance sur nous aux Blancs. Et comme la manière
des Blancs se montre diverse, arbitraire, versatile, ainsi en va-t-il
aussi de la leur, dans l'anarchie actuelle des esprits nouveaux. La
porte aux abus baille de partout, dans tous les tribunaux indigènes, et
cela d'une manière inattaquable: ces juges se disent investis par
l'Etat, patronnés dans leur manière, confirmés qu'ils y sont par une
absence quasi totale de contrôle de leur régression ou de leur anarchie
juridique.
Ce
patronage des tribunaux indigènes par les Blancs, les forts de l'heure,
constitue leur force. Il y a entre ces tribunaux, tels qu'ils sévissent
actuellement, et les populations indigènes un état de guère non déclaré
mais latent.
Les
employeurs, d'autre part, disent ouvertement et brutalement à leurs
travailleurs que leurs palabres ne les intéressent pas, ne leur donnent
aucun loisir pour les faire trancher, et ajoutent même: "J'ignore vos
intérêts, je ne connais pas vos droits, je ne pense qu'à une chose: si
ce soir il y a ici 300 briques, je vous donne 2 frcs; il n'y a rien
d'autre entre nous. Pour le reste vous êtes un étranger pour moi".
Là
est le comble du désappointement indigène. Il s'est rallié à nous pour
devenir l'un des nôtres; au lieu d'être pris pour un fils de famille, il
ne devient que salarié. Il se sait maintenant définitivement rejeté,
renié comme fils, classé comme non incorporable. Rendre étranger un
indigène, c'est aussi le mettre en état de guerre, c'est prévoir le
moment où l'on va la déclarer.
Et
ainsi partout, au lieu d'une franche adaptation, d'une assimilation des
cours et des idées, d'une acquisition de la citoyenneté et du droit, de
la communauté de patrie et de nationalité, et de cette plus profonde
communauté que l'indigène place dans le domaine métaphysique, il n'y a
plus d'autre lien pour lui que le paiement, les gros sous, sinon les
tout petits, ceux qu'il apprend successivement à rejeter lui-même, de
dévaluation en dévaluation.
Au
lieu de la paternité il trouve un faux-semblant, une autorité abstraite
et plus ou moins négative ou oppressive; il ne s'inquiète pas encore
des subtiles et vaines distinctions de nos esprits européens; il ne
saisira rien à nos divisions en partis politiques, ni en écoles de
théologie; il saisit les choses en bien plus gros, en bien plus solide,
en bien plus éternellement humain. Au lieu de rapports amicaux, on lui
offre moyennant les don de tout lui-même et des siens, une maîtrise
nouvelle et plus dure que celle que connurent ses ancêtres. On proclame
de plus en plus clairement, on claironne, on montre chaque jour que l'on
refuse de se conduire avec une bienveillante paternité, que l'on n'a
que faire de voir prospérer le Noir grâce à de paternels comportements,
mais que l'on entend seulement le dominer, qu'il est le grand vaincu, le
petit esclave de l'ordre nouveau, l'ennemi racial du Blanc supérieur.
On
s'adresse ainsi à ceux qui ont eux-mêmes eu le tort de renier leurs
pères naturels, à ceux qui ont cru, qui ont espéré trouver mieux, des
pères et des mères, dans les civilisés, en se plaçant sous leur
influence vitale, sous cette puissance qui agrandit l'homme et le rend
maître du monde.
De
là cette désillusion amère, cette criante déception de nos évolués,
d'autant plus pénible que ceux qui travaillaient pour nous ont pensé se
trouver près de nous. Déjà ils nous ressemblaient extérieurement par les
vêtements, ils entendaient que dans notre langage nous les appelions
évolués, civilisés et ils avaient eux-mêmes fourni des années d'efforts
en ce sens.
S'être
éloigné de leurs "pères" pour s'entendre ensuite traiter par leurs
nouveaux pères comme des étrangers, des vaincus, des esclaves, des
ennemis, puisqu'ils ne veulent pas du tout se déclarer pères, aussi
"père" que l'entendait la mentalité clanique; voilà la douleur actuelle
de nos Civilisés.
Dans
la rébellion, on a donc entendu le slogan: "Les Blancs veulent nous
tuer, nous détruire". Ils n'ont pas pensé: ils veulent nous fusiller,
nous empoisonner, nous égorger, etc. Non; ils ont simplement dit: "Ils
ont envers nous une attitude destructrice, une influence anéantissante,
une intention vitale hostile". Et l'on a vu pas mal de Blancs expliquer
assez naïvement aux Noirs: Nous n'avons pas l'intention de vous tirer
dessus, de vous tuer.
De
là, alors, 1° Réaction psychologique: nous devons nous défendre. C'est
ainsi qu'en certains lieux, en voulant enlever divers objets des mains
indigènes, on a donné confirmation à l'idée que l'on voulait diminuer
leur être. Et, ils ont alors logiquement refusé de restituer les objets
qu'on voulait leur enlever.
2°
Plus l'indigène est évolué, plus il a été déçu et se rend compte que,
plus il se considère l'aîné des pupilles de l'Européen, plus il lui
revient de défendre les siens contre toute destruction ontologique.
Hélas!
On trouvera toujours assez d'Européens assez mal avisés pour sourire de
tout cela et pour ne jamais vouloir tenir compte que ce que les
indigènes pensent eux-mêmes. Peut-être ne pensent-ils même pas en
Européens se connaissant eux-mêmes, grâce à quelque culture européenne
classique. La cause de la rébellion indigène sera toujours dans
l'incompréhension et le manque de bienveillance et surtout dans
l'absence de bonne volonté de ces Blancs.
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4. DENATALITE [175]
Le fait:
M. Borlée [176] constate le fait: Le chiffre de la population du Congo Belge ne s'est maintenu que par l'appoint de quelques tribus encore prolifiques. Mais, depuis la guerre, la population congolaise diminue de manière terrible et tous les jours on doit reconnaître, de toujours plus de régions et de tribus, qu'elles sont condamnées à disparaître dans un délai déjà prévisible. L'auteur propose même comme moyen de sauver certaines tribus, cette mesure de désespoir qui consisterait à ne plus recruter, mais alors jusqu'au dernier homme, les groupes qui se meurent déjà. Leur disparition prématurée laisserait peut-être à d'autres le temps de se ressaisir.
Le fait:
M. Borlée [176] constate le fait: Le chiffre de la population du Congo Belge ne s'est maintenu que par l'appoint de quelques tribus encore prolifiques. Mais, depuis la guerre, la population congolaise diminue de manière terrible et tous les jours on doit reconnaître, de toujours plus de régions et de tribus, qu'elles sont condamnées à disparaître dans un délai déjà prévisible. L'auteur propose même comme moyen de sauver certaines tribus, cette mesure de désespoir qui consisterait à ne plus recruter, mais alors jusqu'au dernier homme, les groupes qui se meurent déjà. Leur disparition prématurée laisserait peut-être à d'autres le temps de se ressaisir.
Les motifs:
L'auteur a recherché les causes de la dépopulation, aussi bien dans le population de l'intérieur que dans les camps et dans les villes. Il parle d'immoralité, de pauvreté, de désorganisation des milieux indigènes, d'hygiène insuffisante, de maladies, d'éducation déficiente, etc.
L'auteur a recherché les causes de la dépopulation, aussi bien dans le population de l'intérieur que dans les camps et dans les villes. Il parle d'immoralité, de pauvreté, de désorganisation des milieux indigènes, d'hygiène insuffisante, de maladies, d'éducation déficiente, etc.
Il parle aussi de recrutements exagérés de jeunes, d'éléments sains et forts dans les milieux coutumiers [177].
Mais
toutes ces raisons, ne pourraient-elles pas, ou presque toutes, être
rangées sous cette seule grande: les exigences économiques de la
colonisation européenne?
Les remèdes:
L'auteur, avec les meilleures intentions, propose quelques remèdes: de meilleurs camps, une meilleure éducation, plus d'hygiène, le respect de la vie de famille, etc. etc.
L'auteur, avec les meilleures intentions, propose quelques remèdes: de meilleurs camps, une meilleure éducation, plus d'hygiène, le respect de la vie de famille, etc. etc.
Mais les charges de ces remèdes nouveaux seraient en partie supportées par les Noirs eux-mêmes. Des taxes et encore des taxes.
Cela
rend la mentalité de ce paysan dont la seule pauvre vache ne peut plus
se tenir sur les pattes d'inanition et qui, pour la guérir, la trait
encore un peu plus, pour pouvoir, avec ce bénéfice, subsister lui-même
et garder un surplus pour acheter des médicaments...
La seule condition:
Voulons-nous, ou l'Etat veut-il, sauver la population noire?
Qui est l'Etat? L'Etat est-il quelqu'un ou personne?
Voulons-nous, ou l'Etat veut-il, sauver la population noire?
Qui est l'Etat? L'Etat est-il quelqu'un ou personne?
Et
qu'est-ce l'Etat? Une entreprise commerciale? Ou le serviteur de la
finance, de l'industrie et du commerce européens? Ou une administration
plus haute, représentative de civilisation, et qui ose encore ou veut
admettre une hiérarchie des valeurs: morales, humaines, intellectuelles,
économiques, matérielles?
L'Etat, le Gouvernement, ont-ils encore une conscience morale ou ne sont-ils plus que gens d'affaires?
Le seul ennemi:
L'économie européenne, avec ses intérêts [178].
L'économie européenne, avec ses intérêts [178].
Cette
économie est amorale. Elle ne connaît d'autres lois que les
économiques. Mais l'économie ne guérira pas l'économie. Si notre
colonisation ou plutôt exploitation européenne était assurée que le
Congo pouvait être épuisé économiquement avant que ou juste au moment où
le dernier Nègre s'éteindrait, alors notre économie croirait ne devoir
avoir aucun souci. Elle ne se souciera de l'existence du Noir que pour
autant qu'il reste nécessaire à l'exploitation du Congo. L'économie ne
va donc pas nous apprendre la morale ni nous guérir moralement. C'est la
morale qui va guérir notre économie car notre esprit économique
européen est malade [179].
Le seul principe:
L'auteur donne lui-même le seul principe d'action. C'est celui adopté à Brazzaville: "La primauté de l'homme sur les soi-disant nécessités économiques". Ce n'est pas là un principe économique, c'est un principe moral.
L'auteur donne lui-même le seul principe d'action. C'est celui adopté à Brazzaville: "La primauté de l'homme sur les soi-disant nécessités économiques". Ce n'est pas là un principe économique, c'est un principe moral.
Ce
ne sera que si l'on veut, ici aussi, reconnaître ce principe, et que
l'on veuille, le tenir à l'encontre des exigences économiques, que l'on
trouvera et que l'on pourra appliquer des remèdes.
Le seul contribuable:
Qui doit être sacrifié: l'économie européenne à la communauté indigène? ou la communauté indigène à l'économie européenne?
Qui doit être sacrifié: l'économie européenne à la communauté indigène? ou la communauté indigène à l'économie européenne?
Ceci est une question de principe.
Et
maintenant une question pratique: qui, actuellement est sacrifié? Les
exigences économiques le cèdent-elles aux exigences humaines de la
communauté noire? Ou est-ce la communauté noire qui est sacrifiée aux
exigences économiques?
Mais pourquoi écrire la réponse?
Qui profite ici du Congo? Le Noir, de l'exploitation européenne, ou l'exploitation européenne, du Noir et de son pays?
Peut-être
le Noir profite-t-il en vêtements, en bien-être? Mais les faits
démontrent que nous l'enterrons dans son beau costume. Triste profit!
Que
l'on impose la communauté indigène pour certains soins qui ne sont pas
nécessaires pour se protéger des désavantages qui naissent de
l'occupation européenne, soit! Mais que l'on impose encore le Noir pour
qu'il se guérisse de l'anémie que lui cause l'exploitation européenne!
Quel crime!
Que
l'économie européenne, qui encaisse tous les profits, porte seule
toutes les charges utiles au bien-être et au maintien de la population
indigène et n'aille pas plus loin qu'il ne s'accorde avec la
conservation de l'humanité noire.
Alors on ne devra pas nous dire que nous avons été les meurtriers de la race nègre.
Ces
charges seraient-elles trop lourdes pour nos finances et nos
colonisateurs? La colonisation serait-elle devenue ainsi impossible?
Mais alors elle n'est pas licite non plus. Elle serait immorale.
Une
colonisation qui n'est possible financièrement que moyennant la
négligence et la mortalité du Noir, qui en serait la conséquence
inévitable, n'est qu'un crime.
Les sauveteurs:
Ce ne sera pas l'Etat qui va prendre l'initiative. L'économique ne va pas commencer de prêches moraux. Seul un "homme", un Multatuli peut émouvoir l'opinion mondiale, et obliger le Gouvernement aux réformes.
Ce ne sera pas l'Etat qui va prendre l'initiative. L'économique ne va pas commencer de prêches moraux. Seul un "homme", un Multatuli peut émouvoir l'opinion mondiale, et obliger le Gouvernement aux réformes.
Au
Congo, les "hommes" - et non les économistes - mais alors tous les
hommes de bonne volonté, qui sont assez indépendants pour pouvoir et
vouloir dire leur mot, pour entrer en contact, une association de
"gardes-forestiers" pour la protection, le sauvetage de ce spécimen en
disparition de notre Parc National: l'Homme Noir.
Une
association africaine contre l'esclavagisme moderne - peut-être même
soutenue financièrement par l'Etat - qui donne la possibilité d'échanges
de vues, d'études dans une Revue existante ou à créer; une Commission
de prospection du Gouvernement, du moins si le gouvernement a encore le
désir tardif de sauver la race noire?
Qui remportera cette palme? Et à qui la honte de n'avoir pas su prendre ses responsabilités?
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Essayons de donner en bref ce que pensent ou écrivent même de nombreux contemporains, de nombreux Congolais.
1. Le mal social
Les situations sociales actuelles sont impossibles à vivre. Il faut que cela change. La civilisation moderne présente l'image d'une déchéance totale. Dans ce déclin d'une civilisation, on remarque surtout l'insécurité sociale, le manque d'organisation du travail, l'absence d'équilibre économique, de telle sorte que le monde moderne ne présente plus qu'une formidable crise, au lieu d'un ordre social bien établi, avec comme conséquence un mécontentement universel.
Les situations sociales actuelles sont impossibles à vivre. Il faut que cela change. La civilisation moderne présente l'image d'une déchéance totale. Dans ce déclin d'une civilisation, on remarque surtout l'insécurité sociale, le manque d'organisation du travail, l'absence d'équilibre économique, de telle sorte que le monde moderne ne présente plus qu'une formidable crise, au lieu d'un ordre social bien établi, avec comme conséquence un mécontentement universel.
2. La fauteUne
grande majorité de blancs civilisés se rangent à l'opinion que les
fautifs sont: la finance, qui s'est rendue maître de la machine, la
grosse industrie à bases financières et le fait que l'économique s'est
emparé du travail manuel et mécanique, à son seul profit. Mais chacun ne
prend pas pour ennemi n°1 ni la banque d'affaires, ni l'industrie à
cartel, ni l'absolue exploitation du travail par le capital aveugle: les
avis sont divisés, et surtout infiniment nuancés. On ne s'accorde pas
sur la mesure où l'intérêt devient injuste, moins encore sur celle où
tel slogan vous trompe ou vous scandalise.
3. Le remèdeLa
grande majorité de cette humanité blanche, tout le prolétariat, déclare
que 'le' remède se trouve dans la définition économiquement juste du
travail, dans l'estimation de la valeur réelle du travail dans
l'économie générale, ou par rapport au bien commun.
Et
l'organisation, la syndicalisation, le groupement du prolétariat doit
exiger, doit obtenir cette juste estimation des valeurs efficientes du
bien commun, de la vie économique totale.
S'il
se peut, on l'obtiendra par des délégations paritaires et des accords
mutuels, ou, s'il le faut, par la dictature du prolétariat et du
travail.
4. Le but
On réalisera le bien-être économique de la masse en place du luxe économique exagéré de cette partie de l'humanité qui ne "travaille" pas, les financiers et les magnats industriels.
On réalisera le bien-être économique de la masse en place du luxe économique exagéré de cette partie de l'humanité qui ne "travaille" pas, les financiers et les magnats industriels.
Ce
tableau, que l'on peut varier à loisir, contient toujours une somme
d'erreurs très fatales, sur tous les points. Erreurs de fait, erreurs de
personnes, erreurs de valeurs, erreurs de causes et d'effets.
Mais autour de ces pensées tournent les paroles, les écrits, les luttes d'une grande partie de la population blanche actuelle.
La
majorité, celle qui ne travaille pas pour son propre compte, mais pour
le compte d'autrui, et que l'on nomme alors prolétariat et qui grandit
chaque jour, avec la concentration des affaires et avec la socialisation
des Etats, avec l'écrasement de plus en plus serrée de l'artisan libre,
du colon indépendant, du fermier ou du commerçant, se tourne vers les
dirigeants principaux et leur impute toute faute, dans un immense
mécontentement; mais ces dirigeants ne le voient pas, ne veulent pas le
voir ou le trouvent simplement sans raison, injustifié de tous points. A
cet égard, il est frappant de lire le N°4 de Lovania qui vient de
paraître: Pas un mot de ce qu'on eut attendu du financier ni du
directeur d'industrie. Leurs soucis sont dans les affaires, pas dans le
peuple.
On
dit: danser sur un volcan; eux ils "travaillent" sur un volcan. Pie XI a
dit que le plus grand scandale du XIXe siècle a été que l'Eglise a
perdu le contact avec la classe ouvrière; on peut dire qu'il en est un
autre: les employeurs ont perdu la notion du coeur de leurs employés et
salariés. Ils ont pourtant le souci de ce qu'on appelle les "oeuvres
sociales". Au Congo, il y a partout des camps de travailleurs, des
dispensaires pour Noirs, et bien des choses qui n'existent pas en
Afrique du Sud.
Le
but qui consisterait dans le bien-être de la masse, au lieu de
l'excessive concentration des richesses aux mains de quelques-uns, est
beau, humanitaire, l'on voudrait qu'il se réalise. Mais les gens qui
savent, savent aussi que contre la concentration des affaires, dans le
monde moderne, le remède n'est pas trouvé et que l'Etatisme, à l'instar
de celui de l'U.R.S.S., est la plus forte concentration d'affaires
connue jusqu'ici: là, l'individu ne compte plus; il est gavé d'espoirs
collectifs, qui ne seront pas réalisés pour lui, mais plus tard...
Cela
fait peine à voir comment la partie encore saine de notre race blanche
en décomposition, la masse populaire encore plein de vie et d'énergie
vraiment humaine, est égarée par des espoirs sans raison; il est tout
aussi écoeurant de la voir, au milieu de l'espoir d'un renouveau total,
encore possible et même en voie de réalisation, trompée par des meneurs
criminels, et de la voir arrêtée à mi-chemin de la côte qu'elle gravit
vers ce renouveau.
Cela
fait de la peine de voir, dans tant d'imprimés de pure propagande, sans
grand fond ni raison, journaux et discours, parlottes et plaintes,
diminuer une si belle cause, l'amoindrir jusqu'à des basses querelles ou
de sottes dialectiques, d'entendre employer tant d'arguments qui
rendent la cause indéfendable, qui font dévier, parfois sur des
questions de forme plus encore que de fond, affaiblir, avorter, ne pas
réussir les plus justes thèses.
Quelle
lourde responsabilité, quelle faute immense pour ces meneurs, pour ceux
qui ont charge de conduire le prolétariat et qui lui donnent le coup de
grâce, dans son ascension vers plus d'humanité. Car là est le vrai but:
plus d'humanité, plus de primauté pour la personne humaine, quelle
soit. Qu'elle soit la norme des organisations. Et que ce ne soit pas
telle abstraction, telle idée divinisée, ni celle de l'Etat, ni celle de
l'argent, ni celle de la science, ni celle du progrès, ni aucune idée
humaine de ce genre, à laquelle la personne humaine serait asservie.
Il
faut qu'il y ait groupement. Il faut qu'il y ait lutte. Il faut que
l'on obtienne la victoire. Il faut même toujours du dynamisme, quel
qu'il soit. Il faut un ordre nouveau. Mais que ce soit de cette sorte
qui s'adapte à la personne humaine et pas de celle qui la dépasse et
serait faite pour des animaux, des esclaves, de la masse grégaire, ou
pour, si l'on veut, des dieux. Une organisation à notre mesure humaine.
Et telle sera la société chrétienne; tel est le sens profond de
l'Emmanuel.
Le but juste, les arguments corrects
Ce
sont de faux prophètes qui trompent le peuple avec des slogans sur la
valeur économique du travail, qui leur inventent des châteaux en Espagne
sous forme de progrès économique de la masse. Car il est inévitable
qu'un amoindrissement du but amène aussi l'amoindrissement des arguments
qui y tendent.
Le travail, crie-t-on, écrit-on, dit-on, est un facteur économique important dans la structure économique et dans la société.
Le
travail possède une valeur élevée, à côté du capital et de la machine,
dit-on. C'est le travailleur qui rend la production possible, c'est
l'ouvrier qui produit les objets manufacturés, les marchandises
commerciales, c'est lui qui rend possible l'armement et la juste guerre.
Et en fait c'est l'ouvrier qui gagne et qui livre cette guerre. Dans le
monde à venir c'est donc aussi à lui que revient la place qu'il a
méritée, celle où il serait évalué selon la valeur économique de son
travail. Le travail exige ses droits, des droits à une compensation
économique juste.
Mais
hélas! Lorsque les meneurs du prolétariat prêchent ainsi et ramènent le
travail humain à une simple valeur économique, ils le rabaissent
singulièrement et ils prêchent du même coup la déchéance du prolétariat,
ils condamnent leur propre mouvement, leur propre organisation à
l'insuccès.
Laissez
agir les valeurs économiques et vous verrez! Organisez-les, et vous
verrez! C'est alors elles qui passent au premier plan et les hommes ne
comptent plus, les individus ne comptent plus pour ce qu'ils sont, ce ne
sont plus que des numéros interchangeables, de la menue monnaie,
fongible.
C'est
alors une lutte au moyen des armes avec lesquelles la grosse finance,
la grosse concentration des affaires ou de l'Etat, luttent et gagnent
elles-mêmes. Et avec des arguments purement économiques, où les valeurs
humaines n'entrent pas en ligne de compte, ne sont jamais additionnées.
Si
chacun veut obtenir par sa force l'enjeu de cette lutte, s'ils veulent
tous deux rabaisser leur but jusqu'à ces valeurs économiques ou
atteindre par là seulement l'amélioration économique du sort de la
classe ouvrière, alors finance ou pouvoir et prolétariat sont comme deux
chiens qui se battent pour le même os.
Alors
ils se battent pour cette richesse, pour cet argent, pour cette
production, pour cette valeur de pure économie, qui leur fait tant de
torts, comme si elle formait une quantité si petite, si mesurée, si
certaine, si déterminée à l'avance, que nul ne peut la recevoir quand un
autre y participe déjà.
Mais,
alors surtout, ils luttent pour cette pure valeur qu'ils ont tout
d'abord honnie, détestée; ils désintéressent aussi de leur combat ceux
qu'ils avaient d'abord entraînés, les esprits plus pénétrants, pour qui
cette lutte perd alors tout attrait et tout intérêt.
Car
si votre travail n'est plus qu'une valeur économique, il ne faut plus
en attendre rien d'autre que sa valeur en argent ou en production
quelconque, interchangeable, fongible, sans plus. Le plus que vous
pourrez exiger, c'est la même quantité de n'importe quoi. De toute façon
vous ne pourrez exiger que ce qui se défend économiquement. Ce qui est
humain y sera toujours étranger.
Et
alors aussi, par votre argumentation, ou par vos accords, vous
n'obtiendrez pas davantage. Vous obtiendrez seulement que l'on respecte
l'ouvrier pour sa valeur économique, comme tout instrument de travail
économique, et on le soignera peur-être bien, mais seulement comme tel,
ou même on le cajolera, ou on l'habituera à son sort. Tout comme ici
nous voyons soigner le matériel humain indigène par pur calcul
économique, parce que la main d'oeuvre est rare. Ecoles, politique
familiale, hygiène, services médicaux, beaux camps, tout cela y sera
pour autant que ce soit requis par le service financier ou industriel,
mais seulement dans cette minime mesure, et aussi longtemps.
Ces
faux meneurs donnent par leur propagande déficitaire soit au capital
soit à l'Etat, l'arme en main pour exécuter le travailleur. Car le jour
où le travail n'a plus cette raison économique, n'a plus cette même
valeur, le travailleur ne reçoit de même plus cette considération, ce
respect économique.
Et
cela est d'autant plus regrettable, que chacun sait bien que la masse
saine de la population ouvrière, ne raisonne pas aussi platement, n'est
pas aussi asservie à la matière, ne finance pas ainsi tout ce qui
existe, et surtout pas ne se finance pas elle-même, ne se vend pas
ainsi. Elle voit mieux, aspire à plus haut, connaît plus juste, et sait
davantage.
Cette
masse sait qu'elle a une valeur humaine plus profonde, qui dépasse de
loin toute cette vie économique, elle sait qu'elle a à défendre une
noble cause, celle qui est basée sur son humanité même.
Et
ce sont bien bas meneurs qui conduisent ainsi la masse prolétarienne à
un ravalement de toutes choses pour un productivisme ou une économie qui
absorbent tout.
Leurs
slogans purement économiques, matérialistes, terre à terre,
n'intéressent à vrai dire pas cette masse, qui n'y voit qu'un moyen pour
dépasser ce stade économique de la pensée et des aspirations. Et il est
risible de voir combien ces faux apôtres s'indignent lorsqu'ils
constatent que leur troupe devient apathique, et s'endort sous leur
verbiage, ou lorsque celle-ci a obtenu le premier avantage pour lequel
elle s'est mise en lice, mais qu'eux-mêmes avaient mis en avant comme
but extrême.
A
chaque pas, la faute en est à la bassesse de vue des dirigeants, qui
avaient envisagé un but purement matériel, alors que l'homme est vivant
et que la vie seule importe.
A
chaque coup, cette vue basse des choses humaines avait ravalé la beauté
de la lutte, de la conquête, du triomphe. Tout l'enthousiasme, toute la
beauté de ce magnifique mouvement de prolétaires ont été détruites.
L'idéal à atteindre est rabaissé à mesure qu'on en atteint davantage.
Le
travail n'est pas seulement une valeur économique. Il n'y va pas tant
du travail que du travailleur. Ce n'est pas le travail qui est roi,
c'est le travailleur. Un animal ne vaut sa nourriture que par son
travail, pour autant qu'il est utile. Et il n'en est nullement de même
de l'homme, qui vaut pour lui-même. Cela, le communisme ne peut jamais
comprendre. L'homme est bien autre chose qu'un élément de la richesse
nationale. Il vaut bien plus qu'un élément rudimentaire, qu'un facteur
minime de la situation économique d'une société. Il est homme, sa
dignité humaine en fait un vrai roi de la nature, de la société, de la
vie économique elle-même. Et ce n'est que sur la base de sa dignité
humaine qu'il peut revendiquer pour lui et les siens des droits
imprescriptibles, irremplaçables, comme il est lui-même irremplaçable
comme maître de la terre et de toutes choses. Ce n'est qu'en se basant
sur sa qualité d'homme qu'il peut s'assurer des droits pleins, ceux qui
lui garantiront sa pleine existence d'homme concret. Jadis on a cru
donner en cadeau une humanité abstraite, vague, impersonnelle, égale
pour tous: et cette erreur de 1789, l'abstraction, l'a conduit à cette
autre, en U.R.S.S. qui est l'esclavage étatique et généralisé, en vue de
la seule production.
Et
même le travail n'est pas une valeur économique; il est, avant tout,
travail humain. Il vaut l'homme. Il est à mesurer avec autre chose
qu'avec des valeurs économiques, avec de la productivité. La machine
livre du travail à autant le cheval. La puissance du travail humain à
une valeur d'homme concret.
L'économisme, cette hérésie moderne, porte une grande responsabilité. C'est elle qui "économise" tout, y compris l'homme.
La
tâche du prolétaire, ce n'est pas autant de cubage de maçonnerie, pas
autant de tonnes de charbon, pas autant de kilomètres de transport. Le
prolétaire est un homme. Il met à la disposition de celui à qui il loue
ses services, Etat au établissement économique, sa personne même, qui ne
peut vivre sans cela. Mais aussi faut-il que par là il vive de manière
digne de lui, de sa grandeur humaine.
Ni
la Finance, ni l'Etat ne pourront jamais avoir le droit d'exiger
pareille valeur. Et s'il est un fait qu'ils l'emploient, leur devoir est
d'être complets: il leur faut satisfaire à tous les besoins de l'homme,
non seulement économiques, mais à tous les autres. Celui qui emploie
toute l'activité doit fournir ainsi la contre-valeur économique de tout
ce qu'il faut à la dignité de cette vie. Ce n'est qu'à cette condition
que l'on peut accepter le travail, cette richesse de vie, de vie
humaine, peut-être toujours plus ravalée qu'élevée par le genre
d'activité que l'on offre.
Le mécontentement trouve sa source ici.
Vie
familiale, bien-être, sécurité, vie morale, destinée éternelle et
temporelle, liberté personnelle d'action et de pensée, santé, éducation,
développement personnel, loisir et distraction, tout cela est
incontestablement dû, et non pas en effigie...
Aussi bien le travailleur noir que le blanc peut en exiger autant, ne l'oublions pas.
Ni
le petit patron, ni l'Etat, ni la société industrielle ne possèdent le
droit à la vie, à l'existence, s'ils ne sont pas prêts à remplir tout ce
devoir humain, nullement économique, par nature.
Il est criminel de penser que l'économie doit tout régler.
C'est
l'homme même qui forme la seule forme de l'ordre social. Ce ne sont pas
des valeurs économiques qui ont à régler cet ordre; ces valeurs ne sont
que des instruments et n'ont que valeur d'instruments, de moyens, qui
ont à atteindre leur but, pour ne pas devenir criminels.
C'est l'homme même, concret, qui est le centre du monde, y compris le monde civilisé.
Mais
ceux qui veulent ramener le travail de l'homme à une valeur économique
ne parviennent jamais si loin. Et c'est en quoi ils trompent le peuple.
Ils ne veulent pas qu'il parvienne à ses fins, à sa destinée temporelle
et éternelle.
Jadis,
l'artisan avait la joie de faire une pièce, un chef-d'oeuvre; elle
était déjà sa joie, sa récompense. Si aujourd'hui la puissance de
concentration du travail a rendu possible le travail de l'homme-machine,
c'est cette même organisation du travail qui doit, elle-même, fournir à
l'ouvrier l'antidote, l'agrément qui contrebalance le genre abrutissant
ou autre de ce travail, afin qu'il reste homme.
Le
mouvement du prolétariat ne peut rester un beau mouvement, ou le
devenir, que le jour où il servira des intérêts humains complets, et pas
seulement économiques. Sans cela il ne mérite pas le concours de tous,
des bons, des meilleurs.
Ce
ne seront pas des mesures purement économiques, ce ne sera pas un
communisme purement économique, une nationalisation purement économique,
une démocratie économique, qui vont guérir l'homme moderne de ses maux;
elles les créent. Le but de la civilisation, a dit Alexis Carrel, est
de favoriser l'homme. Et non pas certes de lui faire la vie basse.
Aujourd'hui trop d'employeurs se soucient fort peu de mécontenter et
d'aigrir. Ce sont des tyrans qui s'ignorent; ce sont aussi, humainement
parlant, des criminels, qui ont du mal à posséder bonne conscience.
———————————————————————————————————————————————
Dans
le Congo, on sent que ça marche de travers, que l'on n'a plus les
indigènes en main, qu'il commence à y avoir une faille entre Blancs et
Noirs et qu'on ne voit plus bien où va notre Congo.
L'on
nous dit partout que la vraie cause de la crise actuelle est la
malencontreuse réorganisation administrative et les décrets sur
l'administration indirecte.
On
dit aussi, comme A.R. dans l'Essor, sous ce même titre, que la vieille
hiérarchie indigène doit être mise au rancart parce qu'elle n'est pas
faite pour les exigences d'un autre ordre que nous lui avons posées.
Cependant,
on peut se demander si dans un pays comme le Congo l'insuccès peut
provenir de ce que l'on administre directement ou indirectement.
Administration directe ou indirecte, ne sont ce pas ici, au Congo, deux
noms d'euphémisme pour couvrir une même chose, dans la pleine réalité
objective?
Mettons de côté tout verbiage de papier, tout programme verbal, décrets et règlements non viables.
La
question reste de savoir si sous l'aministration indirecte la
hiérarchie indigène a été supprimée et a été complètement paralysée et
inefficace sur son terrain propre.
On
peut par exemple demander s'il a fallu un jour choisir et investir de
nouveaux chefs de clans, de nouveaux chefs de villages, de nouveaux
chefs de tribus, de nouveaux notables. Ou si, dans sa sphère propre,
l'autorité indigène a plus ou moins à dire dans un système
d'administration directe ou indirecte.
On
peut se demander aussi si la réorganisation des derniers temps a donné à
l'autorité indigène des droits ou des pouvoirs nouveaux, inconnus
jusque là. Ou encore, si elle a été rétablie dans d'anciens droits qui,
dans une administration directe, lui ont été enlevés?
Parlons
de faits et ne parlons pas du revêtement européen donné par les textes
ou les mots. Oublions le vêtement officiel, irréel, que l'on veut pendre
sur des réalités indigènes séculaires, qui, malgré toutes les
méconnaissances et toutes les lois du droit écrit, ont persisté à vivre.
On
peut dire que l'on a enlevé comme droits aux ayants-droit indigènes,
sous prétexte de barbarie, de contraire à la loi naturelle ou à
l'humanité, tout cela leur est déjà enlevé partout dans les Colonies et
depuis longtemps, et que, pour les mêmes raisons qu'au début de la
colonisation, raisons de barbarie supposée et d'incompréhension ou
d'hypocrisie européenne, rien de cela ne leur a été restitué.
La
réorganisation administrative congolaise appelée aussi désorganisation,
a seulement consisté dans l'émincissement des cadres administratifs. Ce
fut une grave conséquence réelle de simples considérations et prémisses
de papier. On prétendait que l'administration de la communauté indigène
prenant une responsabilité partielle dans le cadre européen,
l'administration blanche pourrait s'en alléger d'autant.
A
celà il faut ajouter les nouvelles "occupations" excessives par
lesquelles l'administration actuelle est surchargée. Il en résulte que
de la si belle éthiquette d'administration indirecte on n'a plus retenu
que les manigances indirectes et que, d'administration, il ne reste plus
rien. Administrer l'indigène avait un sens dans les exposés éducatifs
et civilisateurs de jadis; aujourd'hui le seul sens qui en est resté
c'est administrer pour l'administration elle-même.
C'est
le tort de ce qui est insincère ou sans principes d'aboutir toujours au
contraire de ce qui est dit ou mis en avant. Voulant décentraliser, on
centralise; voulant administrer par l'indigène, on administre pour
l'européen, et ainsi de suite. Voulant économiser pour le trésoir, on
vilipende pour la communauté nationale; voulant de l'économie, on
gaspille les valeurs humaines.
La
faute politique ne réside pas dans les erreurs de papier, dans les
différences entre direct et indirect, entre organisation et
désorganisation, mais dans les faits objectifs.
Ce
fut une faute de penser que dans une administration indirecte, il est
possible d'alléger les cadres européens pour d'autant mieux administrer
les indigènes.
Mais a-t-on été jusqu'a couvrir ainsi des fleurs d'une émancipation indigène ce qui ne fut qu'une simple laderie de plus?
En
fait et en droit, le Congo a toujours vécu sous une administration
indirecte des indigènes. Si cela n'avait été, il eu fallu un nombre bien
plus considérable d'agents de toutes sortes. Et on propose aujourd'hui
d'agrandir ce nombre par des préposés indigènes de l'administration
purement européenne. Ce sera un accroissement de sincérité.
Si,
au contraire, on veut augmenter l'administration indirecte, il y a lieu
d'ajoindre aux autorités indigènes un agent européen, lequel aura pour
fonction d'instruire celles-ci du rôle nouveau, hybride, évolutif, qu'on
veut leur confier, du rôle de collaboration, de son sens, de sa
fonction, de ses principes; de ces applications concrètes. La question
reste toujours entière: de quels principes dépend cette action:
européens ou indigènes? Et tout ce que l'on fait pour l'oublier, ne fait
que créer ou augmenter l'insincérité et le malaise, sion le besoin de
révolte, le besoin de vérité.
Ce
qui advint fut le contraire. On a investi les autorités indigènes de
fonctions de coopération à l'administration européenne et on leur a
enlevé leurs agents d'éducation. Mille fois, il leur a été dit et on
leur a fait comprendre: Tirez votre plan.
On
n'a pas administré pour les indigènes, on n'a pas adminsitré les
indigènes, on a administré pour l'administration européenne en
exploitant les forces et les hommes noirs, avec le faux semblant d'une
philanthropie coloniale.
Et
le mal a empiré, à mesure que, non éducatifs, de plus en plus incompris
ou incompréhensibles, on a fait des administrateurs et agents
territoriaux restants de plus en plus de simples agents agricoles,
cotonniers, pontonniers, routiers, intermédiaires commerciaux, du
caoutchouc, de l'huile, du café, de l'or ou du cuivre. Administrer n'a
plus eu de sens. Le sens purement économique est de tous les sens
politiques le plus bas. C'est lui qui a reçu toutes les préférences. La
politique indigène a de plus en plus dégénéré. L'indice de cette pente
se trouvait déjà dans les déclarations du début de la colonisation. Il a
été visé plus à exploiter qu'à administrer, ou civiliser.
Ceux
d'entre nous qui résident à l'intérieur des milieux indigènes sont les
seuls à s'apercevoir ce qui est resté des grands écriteaux:
Administration des indigènes, politique indigène, juridictions
indigènes.
Sans
parler des titres ou des dénominations, combien de territoires
possèdent encore un vrai administrateur? Depuis longtemps les anciens
disent: Actuellement nous faisons de tout, sauf administrer. C'est cela
le progrès!
Et dans combien de territoires, y a-t-il encore de l'ordre politique indigène, un ordre surveillé et tenu en main?
On
doit se demander combien de tribunaux indigènes, pour ne parler que de
ce qui est écrit, ont été inspectés dans les cinq dernières années et
combien l'ont jamais été avec quelque efficience ou avec quelque
compréhension. En quoi les juges indigènes ont-ils été enseignés, aidés,
guidés, orientés, soutenus, renseignés sur les principes ou sur les
applications? E t en quoi les justiciables ont-ils seulement été amenés à
respecter ou à exécuter les jugements indigènes?
Au
lieu de cela on en est à se demander ce qui, ou même qui, n'a pas aidé,
dans toutes les sphères de son activité propre, ou allouée par des
dispositions généreuses du droit écrit, à briser tous les cadres
théoriques ou organiques des communautés indigènes.
Comment alors veut-on que tout marche encore comme il faut?
Et
que faut-il faire maintenant pour corriger la situation? Terminer par
l'administration directe? Pourquoi le ferait-on? Ce n'est là qu'un mot,
aussi bien ici que dans les Colonies similaires. Partout c'est le Blanc
qui gouverne et administre et nulle part il ne peut administrer sans
participation d'un cadre indigène, sans auxiliaires noirs.
Effacer
simplement toute trace de hiérarchie coutumière et déclarer qu'à elle
incombe la faute de la décadence? Invoquer un nouveau cadre, de goût
européen, formé d'indigènes? Sera-ce mieux que ce que nous avons connu?
Sans doute A.R. dans 'L'Administration des Indigènes' dit-il avec raison
que la hiérarchie traditionnelle n'a jamais eu pour tâche la quantité
de nouvelles exigences qu'on lui a imposées. Parfaitement d'accord aussi
pour dire qu'il n'était pas faite pour cela et ne pouvait pas être à la
hauteur de cette tâche. Du moins y a-t-elle grandement accédé.
Et
c'est là que l'auteur met le doigt sur une plaie énorme: on a posé au
vieux cadre des hiérarchies indigènes de nouvelles exigences
incompatibles avec leur principe. Tout comme on a mis sur les épaules
des administrateurs blancs bien des charges qui ne cadrent ni avec leurs
fonctions, ni avec leurs connaissances et compétences, ni avec leur
raison d'être, les faisant au lieu d'administrateurs non seulement de
simples agents d'exécution, mais encore des experts agricoles ou des
agents commerciaux, de même on a voulu employer l'antique pouvoir
politique et judiciaire, si paternel, des pères de clans indigènes pour
les rabaisser au rôle de capitas agricoles ou de propagandistes
commerciaux. On envoie dans les villages les juges et notables indigènes
à l'usage de la propagande commerciale ou industrielle. Et lorsqu'un
chef ou un juge ou notable échoue dans son nouveau rôle de surveillant
ou de protagoniste, on dit qu'il n'est pas à la hauteur de sa tâche et
on le démet.
Mais
est-ce là la fonction de la hiérarchie traditionnelle? N'a-t-elle donc
durant des siècles pas été à la hauteur de ses fonctions héréditaires?
Celles-ci n'étaient-elles pas uniquement d'ordre politique, juridique,
règlementaire? 'Ne sutor ultra crepidam'. Et que l'on prenne, donc, pour
les tâches nouvelles des capita spécialisés, des instructeurs
industriels, des moniteurs agricoles, des auxiliaires médicaux, et tout
ce qui est indispensable pour l'économie nouvelle.
Et
ainsi, l'économie, la finance, et leur administration, en sont arrivés à
détruire ici l'administration politique elle-même, de façon que dans
bien des territoires, on recherche maintenant l'administrateur
territorial. Cela semble du paradoxe; ce n'est pourtant plus que
l'expression de la vérité toute nue: dans notre administration
congolaise, il n'y a plus place pour des administrateurs.
On
dira aussi que jamais l'administrateur n'a dû être l'éducateur;
pourtant cela semble être, lorsqu'on entend l'Etat déclarer qu'il
civilisera.
Et,
d'autre part, c'est cette même finance, qui prétend si généreusement
oeuvrer dans l'intérêt de la vie économique et de l'essor économique des
indigènes, qui aide à saper les bases de toute communauté indigène bien
organisée.
C'est
ainsi également que l'on entend partout dire et que l'on peut voir que
c'est l'indigène, et surtout celui de la brousse, qui a eu la part du
lion dans l'effort de guerre, si même cette part a été moins efficiente
que celle du travailleur minier ou plus efficiente que celle du soldat.
Et c'est ainsi que l'on a pu aussi parler de la grande pitié du
paysannat indigène.
La
plus belle récompense que l'on pourrait donner à la bête de somme
aujourd'hui exténuée, amoindrie, par trop d'efforts, ce serait de
reconnaître enfin son droit, de le respecter et de le défendre. Il lui
faut encore autre chose que des devoirs et des condamnations ou des
droits précaires ou de style administratif. Faute de tribunaux civil à
leur portée, les indigènes ne possèdent nulle exercice de droits civils
envers les Blancs, moins encore envers la finance.
En
somme, on peut être d'accord, dans le fond, avec l'auteur
d'Administration des Indigènes. Il faut que cela change. Mais que doit
être ce changement?
1°
L'économie doit commencer à s'adapter aux gens de l'intérieur au lieu
que de ne faire que se servir d'eux ou de les mieux asservir et
dominer. Elle doit leur devenir utile et leur servir avec loyauté, avec
sincérité, avec efficience, avec ordre. Elle doit céder là où elle a
été excessive ou intempestive, là où elle a été contre les droits
imprescriptibles de l'homme, contre sa dignité d'homme libre, et
généreux.
2° Pour tout ce qui est activité ou propagande économique, commerciale, industrielle, agricole, on doit former un cadre spécialisé de Noirs et de Blancs, indépendant de l'administration indigène.
2° Pour tout ce qui est activité ou propagande économique, commerciale, industrielle, agricole, on doit former un cadre spécialisé de Noirs et de Blancs, indépendant de l'administration indigène.
3° On
laissera et on confirmera à l'ancienne hiérarchie traditionnelle sa
propre compétence. Qu'on l'aide et la soutienne dans son domaine
juridique propre. Alors seulement on gardera, du moins entre des mains
indigènes, de l'administration proprement dite.
Mais...
Mais en concours avec elle, au-dessus d'elle, que l'on instaure dans chaque territoire un administrateur territorial, un vrai.
Qu'on
le réserve pour l'administration indigène proprement dite. Que son rôle
soit de conduire la communauté indigène, de la laisser évoluer sous ses
directives appropriées. Qu'il y fasse régner, préventivement,
éducativement, et non pas seulement par contrainte et répression, la vie
politique, juridique, l'ordre social, la vie de la pensée et de la
volonté, enfin tout ce qui est indispensable au bien-être temporel, tout
ce qui n'est pas non plus le rôle propre de l'évangélisateur.
On
pourra dire ainsi qu'au Congo, il y a trop ou trop peu de substituts.
Il y en a trop dans les centres; trop peu sont destinés à l'indigène,
sauf encore peut-être pour la répression.
Ce
n'est pas dans les grands centres que nos magistrats européens peuvent
positivement et directement influncer les juges et justiciables
indigènes. Le maintien et le développement du droit indigène, au loin et
post-facto, offrent le plus grand danger, ou la plus grande inutilité.
C'est avec les hommes et non seulement avec les précédents judiciaires
qu'il y a lieu d'agir en une matière aussi vivante, aussi mouvante,
aussi chancelante, aussi délicate. Comme l'a écrit Faustin-Hélie,
pourtant grand criminaliste, ce qui nous manque, ce sont des
institutions juridiques préventives, éducatrices.
Aujourd'hui la décadence juridique congolaise est aussi profonde que celle des moeurs familiales et politiques indigènes.
Il
serait facile du reste aujourd'hui de concevoir que l'administrateur
territorial, affecté au service purement indigène et coutumier, ait des
connaissances juridiques, tout aussi bien que nos auxiliaires médicaux
noirs en auront bientôt de médicales.
Mais
il est indispensable qu'il y ait dans chaque territoire un blanc, ayant
autorité, ayant aussi compétence, et dont la fonction soit éducative.
Il ne suffit pas que les travaux seuls le soient. Sans pensée, l'homme
n'est pas un vivant complet.
L'éducation
politique va de plus en plus s'avérer nécessaire; ce serait un danger
de continuer la politique de l'autruche dans cette éducation, dans ce
devoir éducatif; il serait tout aussi défectueux et dangereux de n'en
faire qu'un instrument de la propagande ou du bourrage de crâne, sans le
sérieux profond d'une éducation vraie, autre encore qu'économique,
tendancieusement politique, ou irrespectueusement négrophile.
Pareil
administrateur de civilisation en aura plein les bras. Sa tâche, pour
circonscrite qu'elle soit, ne sera pas une façon de sinécure, à moins
que lui-même n'ait reçu autorité ou pouvoir ou n'ai aucun goût personnel
pour sa fonction d'initiative.
Et
qu'on lui confie, au besoin, toutes questions foncières, judiciaires
indigènes, civiles et pénales, y compris la juridiction civile entre
races, Blancs et Noirs, le droit successorial, même des immatriculés, et
forcément toutes les questions contractuelles, commerciales
industrielles, y compris aussi les questions de mariage, même pour
immatriculés, les contrats collectifs, comme les entreprises de
chefferie, le contrôle et la surveillance directe, mais non suprême, des
tribunaux, juges, indigènes ou de police, sauf les Parquets
territoriaux aujourd'hui proposés.
Pareilles
fonctions ne tueront pas la soif d'idéal de l'élite fonctionnaire. Au
contraire, elles ne décourageront que si les entraves par les Pouvoirs
Supérieurs deviennent trop mesquines. Le succès sera facilement assuré à
celui qui aura les initiatives appropriées aux gens avec les quels il
aura à faire. Pareil fonctionnaire d'administration sera un Grand Blanc.
Et il le sera aussi aux yeux des Européens bien pensants. Le
civilisateur de l'avenir, ne sera-ce pas lui?
Maintenant que l'on se montre ceux qui remplissent déjà pareille tâche. On parle toujours de civilisateur, mais qui le fait?
Les résultats ne manquent pas de décevoir.
Que
tout ceci soit dit en félicitant nos agents d'exécution et nos
fonctionnaires territoriaux et nos chefs indigènes, bien plus que nos
théoriciens et législateurs.
Qui donc se plaint des activités sordides et mesquines que l'on impose à tous? Qui donc ne voit pas le manque de grandeur?
Actuellement
les indigènes disent l'administration ne sait que: "Kusala ntanda",
comme les poules qui gratent dans les plates bandes bien ordonnées. Car
c'est ainsi que les directives supérieures ont fauché dans la vie
indigène: de là l'abime qui va nous séparer bientôt.
———————————————————————————————————————————————
L'auteur
de ces lignes, dont la collaboration en matière de politique indigène
fut appréciée par nos lecteurs, nous communique ses vues sur le mariage
bantu. Cet exposé vient à son heure, le Gouverneur Général ayant en
effet annoncé dans son discours du 21 juillet la publication imminente
d'une ordonnance protégeant le mariage monogamique indigène [180].
En
politique indigène et en missiologie une question est depuis longtemps
pendante: Comment faire pour que le mariage indigène évolue de manière
favorable?
Nombreux
sont les auteurs qui ont publié leur avis sur ce "comment faire"; le
Conseil Colonial a été saisi à diverses reprises d'un projet de décret
pour le Congo belge sur le mariage indigène; il l'est encore à présent, à
la suite d'une ordonnance du Gouverneur Général, qui a été retirée.
Mais
un courant d'idées s'est fait four en même temps et pose la question
primordiale: Faut-il intervenir législativement dans le mariage
indigène? Citons parmi ceux qui ont répondu: non, Félix Eboué, et plus
récemment MM. les Procureurs Généraux Sohier et Devaux.
Nul
n'a défendu une thèse aussi proche de l'indigène que le R.P. Tempels.
C'est pourquoi nous publions aujourd'hui, à l'usage du public européen,
et belge surtout, les deux articles qui suivent et qui ont paru l'an
dernier dans le journal d'Elisabethville, L'Essor du Congo [181].
I. A propos des mariages indigenes
Beaucoup
de coloniaux de bonne volonté ont fixé leur attention sur les problèmes
indigènes. Ces problèmes essentiels à la vie de la colonie constituent
en effet la question coloniale par excellence.
On
s'est soucié des motifs du mécontentement des Noirs, on a parlé de
l'état des communautés coutumières, on a traité de l'assimilation des
évolués, on s'est préoccupé à rechercher les causes objectives de
l'angoissante dénatalité. Le moment est venu de rechercher les moyens
adéquats à la protection d'une vie matrimoniale normale chez les bantu.
Il
serait impardonnable que ceux qui ont acquis quelque connaissance de
ces questions vitales, qui ont pu dégager et justifier des conclusions,
s'abstiennent de les publier. Il faut que leurs conceptions soient
communiquées au groupe croissant des coloniaux de bonne volonté qui
cherchent une solution aux problèmes indigènes.
Le
mariage indigène est sorti du cadres des études académiques des
ethnologues. C'est un problème de vie ou de mort auquel nul colonial ne
peut demeurer indifférent.
Tout
le monde est aujourd'hui convaincu que la polygamie est l'ennemi n°1 de
la société bantu, que c'est un obstacle à la civilisation, contre
lequel il faut allier toutes les forces saines. Mais il semble qu'on ait
affaire à forte partie, et qu'on ne sait pas par quelles armes on
pourra le réduire... Armement européen ou attirail indigène?
Ces
hésitations et tergiversations permettent toutefois aux agents
destructeurs du mariage de proliférer. N'est-ce pas l'ignorance dans
laquelle on se trouve des forces adverses qui expliquerait le manque de
décision de notre commandement? Notre but est de tenter une
reconnaissance dans les lignes ennemies.
La polygamie existe-t-elle chez les Bantu?
C'est
la question liminaire. La polygamie est-elle une institution juridique
indigène découlant des principes généraux qui dominent le droit
coutumier?
A
mon avis la réponse est obvie: dans la coutume originale, et même dans
le vrai droit bantu actuel, il n'existe point de véritable polygamie. Il
n'existe pas chez les Bantu un contrat de mariage, ou un pacte
matrimonial liant un homme à plusieurs femmes à la fois.
Il
n'y a mariage qu'avec une seule femme, l'épouse, la première femme, et
tout le reste n'est que concubinage. Le droit bantu ne connaît qu'une
épouse; il connaît cependant aussi, la, ou les concubines. Déjà tous les
ethnologues se sont plus à reconnaître le "caractère sacré" de l'union
avec la première femme; disons hardiment que la seule union digne du nom
de mariage est celui qui lie le polygame à la première femme, qui seule
est 'sa' femme, qui seule est son 'épouse'. Des formes juridiques
solennelles consacrent ce caractère d'union de vie du vrai mariage; pour
lui donner et lui conserver sa vigueur, il est des séries de remèdes
magiques et des quantités de tabous ou abstinences. Car hors la
paternité le vrai mariage est aux yeux des Bantu l'union personnelle
vitale la plus intime. Dans la mentalité bantu cette unité vitale doit
être maintenue et respectée à peine d'entamer la force vitale des époux
eux-mêmes ainsi que de leur progéniture. Toute altération dans cette
unité de vie, toute rupture de ce lien vital exerce nécessairement une
influence néfaste sur l'expansion capitale de la personne bantu: la
procréation.
La
vie matrimoniale est pourles Bantu l'action commune des forces vitales
supérieures en vue de la création d'une vie nouvelle, ou plus exactement
suivant leur mentalité, d'une expansion, d'une transmission, d'une
continuation de leur propre vie. Action vitale, puissante et élevée qui
s'entoure donc de dangers considérables. Bien plus que la chasse, le
combat ou toute autre entreprise grave, cet acte doit donc être accompli
avec une prudence extrême, il faut veiller à la stricte observance des
rites magiques et au respect de divers interdits, afin qu'il
s'accomplisse avec une force vitale pure, intègre et puissante.
Telle
est la pensée bantu qui inspire les règles de droit régissant le
mariage indigène; longtemps elles furent les bases solides d'une vie
matrimoniale inviolable, étroite et unie. De nos jours encore les
parents sont suspectés d'avoir rompu le lien conjugal lorsqu'une
naissance se fait difficilement.
Loin
de considérer le mariage simultané avec plusieurs femmes comme une
institution normale coutumière,les Bantu ont pensé que l'introduction de
concubines dans le ménage devait être un jeu dangereux bien que
particulièrement tentant... C'est pourquoi ils ne s'exposent pas à ces
aléas sans s'entourer d'observances spéciales, de tabous rigoureux et de
pratiques magiques qui visent expressément à éviter que la présence des
concubines ne vienne entamer l'unité de vie qui joint le mari à
l'épouse et exercer une influence néfaste sur la progéniture à naître du
véritable mariage.
Suivant
la philosophie et le droit bantu, la polygamie n'est pas un contrat de
mariage polyvalent, ce n'est pas un statut juridique propre du mariage,
c'est simplement un 'abus'. C'est cependant 'un abus toléré' et
'réglementé' par les coutumes pour le maintien de l'ordre public.
L'examen
des coutumes particulières fait ressortir la différence essentielle qui
existe entre l'épouse et la concubine aux yeux des Bantu eux-mêmes.
C'est l'épouse qui doit continuer la lignée du clan, c'est d'elle que
naîtront les véritables héritiers. C'est l'épouse seule qui se trouve en
rapport avec les 'manga' (remèdes magiques) du mari; l'épouse ne peut
être répudiée comme une simple concubine; l'adultère commis avec
l'épouse a un caractère beaucoup plus grave que la séduction d'une
concubine. Le prix du sang d'une concubine est de loin inférieur à celui
dû pour une épouse. Les concubines ne sont en somme que des servantes,
des assistantes de l'épouse véritable, qui est désignée chez les Baluba
comme 'muntu wa bene'.
On
est enfin fondé de croire que la polygamie ne s'est introduite qu'après
la monogamie chez les Noirs, du fait que quelques tribus parmi les plus
primitives du Congo Belge sont demeurées monogames, même chez leurs
chefs.
A
l'instar du "commis sous statuts" qui semoncé par son administrateur
osait lui répondre: "Moi je suis monogame, mais j'entretiens une
maîtresse", tous les polygames du Congo seraient qualifiés à protester:
"Nous n'avons qu'une épouse, bien que nous ayons quelques concubines..."
Les causes du concubinage
Les
Bantu n'admettent pas le mariage simultané avec plusieurs femmes. A
leurs yeux c'est du concubinage. Il est exact que la coutume réglemente
cet abus, mais c'est un peu dans l'esprit suivant lequel nos
législations occidentales réglementent la prostitution. Les sophismes
les plus divers sont évidemment invoqués pour justifier ce "mal
nécessaire" et pour en permettre impunément l'exercice à l'abri des
règlements:
1° l'abstinence imposée durant les deux années (ou davantage) suivant la parturition:
2° l'instinct sexuel exacerbé des hommes;
3°
le régime successoral et les lois de la guerre et de l'esclavage par
lesquels une deuxième femme peut être dévolue“ à un homme déjà
marié;
4° les lourdes charges de ménage des épouses de chefs et de notables;
5° l'exemple des grands suivi par les humbles;
6° le profit économique du harem;
7° en cas de paucinatalité, l'assurance plus grande de s'assurer une progéniture;
8°
l'émancipation des femmes et la désagrégation du doit indigène
facilitent les divorces, incite les hommes à prendre plusieurs
femmes comme assurance contre l'infidélité de l'une d'elles;
9°
l'intrusion maladroite des Blancs et particulièrement de
l'administration, qui dans ses interventions judiciaires s'est
littéralement moqué du mariage indigène. Voici l'opinion des anciens:
"Le divorce et la répudiation sont grandement facilités devant
Bula Matari, c'est une simple formalité où l'on se borne à porter la
mention "répudiée" au carnet d'impôt... .
10°
l'appréciation économique de la "dot" autrefois 'titre', et 'instrument
témoin' juridique ou signe de témoignage a ravalé le mariage au
niveau d'un vulgaire contrat. Il est certain que l'avarice des Bantu
constituait un terrain favorable à cette dégradation de la dot,
mais il n'est point douteux que nous ayons accéléré cette déchéance.
11°
enfin, ainsi que le dit Mr E. Possoz dans ses 'Eléments de Droit
Coutumier', le concubinage a le caractère d'un abus de pouvoir
de la part des chefs de clans nantis, qui accaparent les femmes qu'ils
peuvent se procurer par leurs revenus dotaux, tandis que
plusieurs membres du clan demeurent privés de foyer. Il est évident que
cet
abus heurte les principes mêmes du droit bantu qui définit les devoirs du chef de famille.
abus heurte les principes mêmes du droit bantu qui définit les devoirs du chef de famille.
Nous
nous sommes bornés à énumérer quelques 'causes' du concubinage, mais
nous défions les juristes européens ou indigènes de nous indiquer
comment ces raisons seraient fondées en droit, de nous définir les
principes de la Coutume qui postulent ou justifient la polygamie comme
statut juridique bantu. Tout ce qui pourra être fait, c'est de montrer
que depuis longtemps la Coutume a été amenée à réglementer, au nom du
maintien de l'ordre public, un abus matrimonial très largement répandu.
Quelle fut notre erreur?
Ce
qui n'était aux yeux des Bantu qu'un mal nécessaire, un abus toléré
mais réglementé, a été érigé par les pouvoirs publics au rang d'un
'mariage' d'un homme avec plusieurs épouses. Il va de soi que nous
n'imputons pas à malice cette malencontreuse intervention...
On
a voulu combattre le concubinage en lui donnant des apparences décentes
d'un mariage? Très bien, mais on a perdu de vue qu'en ce faisant on a
déprécié le vrai mariage, qui dominait au foyer polygamique les unions
de statut inférieur de concubinage.
On
a voulu favoriser la "libération" des femmes supplémentaires du harem?
Parfait, mais on n'a fait aucune distinction entre la fidélité due par
la véritable épouse et les liens moins respectables qui attachent les
concubines au foyer polygamique. En se bornant à poursuivre l'idéal
arithmétique, 'une femme pour un homme', on a souvent détruit le foyer
en favorisant la répudiation de la véritable épouse.
En
fait on a ainsi ignoré, méprisé et détruit le mariage indigène en
menant une vigoureuse 'propagande pour la polygamie consécutive' et en
créant un 'statut légal à la polygamie simultanée'. Les indigènes sont
en effet fondés à croire qu'aux yeux de Bula Matari mariage et
concubinage sont mis sur le même pied; là où eux avaient toléré la
cohabitation extra-matrimoniale, nous avons institué la polygamie!
Comment redresser notre erreur? Quelle est la voie du salut?
Il
n'est qu'un moyen de redresser la situation. Il faut remonter aux
principes auxquels les Noirs ont accès. Pour combattre la polygamie il
faut, si l'on veut frapper juste, user des armes indigènes. Il faut
avant tout respecter 'le mariage indigène' tel qu'il est défini par la
Coutume; quant aux 'abus tolérés' par la Coutume, il y a lieu de les
combattre en tant qu'abus en se montrant au nom de nos principes de
civilisateurs moins tolérants que dans le laisser aller de la décadence
du droit. Il serait absurde de détruire d'abord le mariage monogamique
coutumier pour introduire ensuite un mariage monogamique de droit écrit.
L'enregistrement
du mariage est une formalité utile, mais il faut veiller à ce que ce
soit un mariage que l'on inscrit, et non une "passade" ou un "collage"
que l'on veut faire passer pour un mariage près du Blanc. Pour cela il
faut que dans chaque territoire se trouve un fonctionnaire public qui
s'occupe des affaires indigènes ainsi que nous le demandions dans ces
colonnes le 17 février dernier sous le titre 'Administration des
indigènes'; solution: un administrateur dans chaque territoire [182]. Ce
Blanc (allons-y d'un juriste) s'occupant des affaires indigènes serait
parfaitement qualifié pour contrôler et enregistrer et pour protéger les
mariages.
Notons
que les Noirs sont les premiers à se plaindre de l'anarchique tolérance
dans laquelle nous avons plongé leurs institutions matrimoniales. Même
en prenant dix femmes, disent-ils, nous ne sommes pas sûrs d'en pouvoir
garder une seule en quelques années. Ils ont hélas fait l'expérience de
la légèreté impardonnable avec laquelle les bureaux administratifs
s'accommodent de la Coutume. On annonce et on biffe sans contrôle, puis
tout à coup on fait des difficultés absurdes pour radier ce qui fut
inscrit sans le moindre examen...
Il
a été dit et prouvé assez clairement dans ces colonnes que depuis
plusieurs années les administrateurs territoriaux n'ont plus le loisir
de s'occuper des indigènes, il ne s'agit donc nullement de leur jeter la
pierre. Ces considérations sur la décadence du mariage indigène
postulent cependant une fois de plus la nécessité de créer 'un service
qui s'occuperait des Noirs', de leurs intérêts, de leurs droits. A la
base de tous les mécontentements indigènes se trouve le reproche que
nous ne nous occupons plus de leurs droits; or, pour le Noir son bon
droit c'est sa vie même, il ne peut laisser périmer ces créances sans
réduire sa vitalité.
Si
l'on veut inscrire les unions, qu'on n'inscrive que les mariages
véritables et que la loi n'accorde sa protection qu'à ces seules
institutions dignes de respect.
Quant
au concubinage, il suffirait d'en refuser l'inscription. Les harems
existants s'éteindront de leur belle mort. Il est cependant nécessaire
même au sein du foyer polygamique subsistant de distinguer dès à présent
la véritable épouse et de protéger son mariage; quant à la cohabitation
des concubines, il faut s'appliquer à y mettre fin en facilitant un
établissement matrimonial à ces femmes lorsqu'elles veulent quitter le
statut inférieur qui les lie à un polygame.
Pareille
initiative doit évidemment partir d'un mot d'ordre de l'autorité
responsable de la politique indigène. Cependant leur application doit
être confiée dans chaque territoire à un homme ayant les "loisirs" de
s'occuper de l'indigène et chargé de veiller au respect de leur droit,
d'après une loi sans équivoque mais sans rigidité.
II. Pour la protection du mariage des nos indigenes
L'importance de la question
Le
problème du Congo belge est celui de l'homme noir, car sans indigène
notre colonie n'est pas viable. Le tout premier problème concernant les
Noirs est celui de leur existence, de leur conservation. Avant de se
soucier de leur habitation, de leur niveau de vie, de leur hygiène, et
même de leur évolution ou de leur civilisation, il faut préserver les
Noirs de l'extinction. Le premier remède auquel il faut recourir, est
celui d'une vie conjugale normale, fondement de toute société humaine.
L'Eglise et l'Etat ont manifesté leur souci dans leurs réunions et leur législation des derniers mois.
Dans quel sens évoluent les coutumes matrimoniales de nos indigènes?
Les
documents officiels nous parlent d'une évolution depuis le néant ou
depuis la polygamie vers une forme nouvelle d'union conjugale: 'le
mariage monogamique'. Malgré les affirmations officielles (fussent-elles
formulées solennellement dans le préambule d'un texte législatif),
personne ne voit cette soi-disante évolution de la polygamie vers la
monogamie.
Le
pire qu'elles prétendent nous apprendre, que le mariage monogamique est
une forme de vie conjugale, dont nos indigènes n'avaient jusqu'à
maintenant aucune expérience.
La
doctrine de Rome, basée sur une expérience déjà tant de fois séculaire
des pays non-civilisés, les écrits de tant d'ethnologues, et notre
modeste expérience parmi les indigènes, nous avaient confirmés dans
cette conviction, que le mariage des primitifs, de nos indigènes, devait
être considéré en principe, comme un mariage monogamique.
Est-ce
que toute cette vénérable sagesse se trouve balayée par la découverte
sensationnelle d'une ordonnance constatant par mesure urgente
l'inexistence du mariage indigène.
Sont-ils
tous frappés de cécité ceux qui, contrairement à la loi, constatent
avec effroi l'évolution accélérée du mariage naturel vers la polygamie.
L'évolution se fait en réalité dans le sens opposé à celui dont parlent
les documents officiels.
En
même temps l'ancienne réglementation coutumière du mariage perd sa
vigueur, elle dévie vers une plus grande solubilité du lien matrimonial,
elle permet si facilement le divorce, que nous devons parler d'une
évolution toujours plus générale vers la 'polygamie consécutive'.
Enfin,
en troisième lieu, une troisième dégradation de la coutume
matrimoniale, beaucoup plus grave que les deux précédentes, s'est
installée dans les moeurs; il y a une évolution vers l'union temporaire,
vers l'union libre de l'homme et de la femme, donc vers l'abolition
complète de tout lien matrimonial. Il y a une évolution dans les
coutumes matrimoniales de nos indigènes, elle doit s'appeler: la
dégradation du mariage. Cette poussée massive de nos pupilles vers une
forme plus élevée de vie conjugale n'existe par contre, hélas, que sur
papier.
'Les
vieux sages de la brousse se plaignent' également de ce que leur ancien
mariage coutumier se désagrège et de ce que beaucoup de jeunes
d'aujourd'hui ne connaissent plus ou affectent de ne plus connaître le
mariage, ils lui préfèrent la cohabitation temporaire avec une femme,
moyennant une compensation à payer aux parents. Cette compensation n'est
plus ce que nous appelons "la dot", mais une simple redevance, un loyer
qui demeure acquis aux beaux-parents lorsque l'homme renvoie la femme
sous le toit paternel.
Les
vieux prétendent que le divorce était une exception de leur temps,
qu'on ne l'obtenait que difficilement, et que celui qui avait divorcé
plusieurs fois, avait difficile à retrouver encore femme... tandis que
maintenant le mariage indissoluble devient rare. Beaucoup de vieux
montrent encore leur vieille compagne toute ratatinée et disent: "C'est
encore toujours ma première femme, celle qui est venue encore toute
jeune dans ma maison. Nous avons grandi ensemble". Les adultes de la
génération présente au contraire en sont très souvent à leur Xième
mariage, ils pratiquent la polygamie successive.
'Les
chrétiens, les évolués, les européanisés' ne sont pas à même de
résister à l'influence contagieuse de la masse. La jeune génération,
plus ou moins affranchie des formes extérieures de la coutume
ancestrale, évolue à pleines voiles vers des unions, qui n'ont du
mariage ni le caractère essentiel, ni la moindre forme contractuelle
extérieure. Un peu partout on fait l'expérience que les chrétiens ne
veulent plus se marier; il y a des stations missionnaires où le nombre
de mariages à bénir en une année se compte sur les doigts, il y a des
centres extra-coutumiers où l'on ne trouve presque plus aucun mariage
chrétien en règle, il y a des parents chrétiens, qui refusent de donner
leur fille en mariage et consentent uniquement à la "louer" ou qui la
débauchent de chez son mari légitime, pour pouvoir la donner en
"location"... Les autorités le tolèrent et cela rapporte tant d'argent!
L'Attitude et les obligations des autorités responsables devant le problème du mariage des indigènes
Dans
le tableau sinistre de la réalité il y a cependant un point lumineux:
c'est le fait que les autorités supérieures commencent à s'inquiéter de
l'état des choses. Cette inquiétude existe, mal camouflée par les
motivations optimistes de l'ordonnance législative du 10 juillet 1945.
Loin
d'occuper la tribune en spectateurs émerveillés devant cette heureuse
évolution, nos gouvernants semblent entrevoir des réalités moins
consolantes. Ils s'inquiètent de l'évolution ou plutôt de la
dégénérescence de nos évolués, de ce grand nombre de noirs, que nous
pensions avoir déjà un peu civilisés.
Le
problème des évolués est à l'ordre du jour, c'est de cette classe
d'indigènes qu'on veut surtout s'occuper, dix ans trop tard
malheureusement; on ignore le problème de la masse et on prétend même
que nous devons laisser les morts (la masse) enterrer leurs morts pour
ne nous occuper que des vivants (les évolués). Cependant en matière
matrimoniale la corruption ne provient pas de l'élite seulement, elle
provient de toute la masse des Noirs modernes, tant de ceux de la
brousse que de ceux des centres européens. Et si l'on ne s'occupe pas de
ces "morts", de la masse, on risque de voir enterrer avec ces morts
également nos vivants ou évolués.
Les
anciens, les "sages" de la brousse ont souvent une perception très
nette de la réalité; ils connaissent si bien le terminus a quo, leur
vielle organisation coutumière, et remarquent par conséquent très bien
le caractère spécifique des tendances modernes. Et eux, les "basenji" ou
sauvages rejettent la faute de la dégénérescence actuelle sur... le
Bula Matari. Voici ce qu'ils veulent dire: le Bula Matari est l'autorité
responsable de notre région, il est responsable du bien et du mal, que
nous voyons se produire, nous n'avons plus le pouvoir ni la liberté des
initiatives, c'est lui qui doit intervenir, nous imposer des lois, et
arrêter la corruption. S'il ne le fait pas, il est responsable du mal.
Ce raisonnement n'est-il pas défendable?
Ce
qui se passe dans les environs immédiats des bureaux du gouvernement,
parmi les policiers, les clercs et autres serviteurs publics, confirme
suffisamment les 'basenji" quant aux intentions pratiques de
l'administration!
Jadis,
on sévissait contre les agents indigènes de l'Etat qui prenaient
concubine. Aujourd'hui ces auxiliaires jouissent de la liberté la plus
complète; si l'on devait renvoyer les clercs, ou policiers, qui
pratiquent le concubinage, les bureaux et les camps de policiers se
trouveraient joliment dégarnis.
On
se demande si l'autorité civile a encore, oui ou non, la volonté de
protéger le mariage des indigènes. Des textes de loi existent sans
doute, qui tendent de combattre très indirectement et... très prudemment
ce qu'on nomme officiellement la polygamie; mais on n'a pas dénoncé
qu'en réalité, d'après la coutume indigène il y avait un seul mariage
accompagné de concubinage réglementé. On a prétendu protéger la
monogamie, mais on a considéré comme monogame parfait, l'homme qui ne
cohabite 'actuellement' qu'avec une seule femme, sans stigmatiser
l'abus, de la 'polygamie successive'. On invoque l'urgence découlant de
l'évolution de beaucoup d'indigènes vers la monogamie, pour créer une
loi protégeant une forme nouvelle de mariage de ces indigènes évoluants.
En
même temps on ignore ou nie l'existence du mariage monogamique
coutumier de la masse. Nous attendons la loi claire et précise
reconnaissant et protégeant 'le' mariage de nos indigènes.
Les faux problèmes, ou ce que le gouvernement ne doit pas faire
Il
sera difficile sinon impossible d'obtenir du gouvernement la
reconnaissance officielle et la protection légale d'un mariage religieux
'parce que religieux'.
Le
gouvernement peut faire valoir, qu'il n'a rien à voir dans le mariage
en tant que spécifiquement religieux, que c'est là le domaine de
l'autorité ecclésiastique.
Le
texte de l'ordonnance du 10 juillet 1945 affirme, que la loi a été
faite pour assister dans leur inexpérience les indigènes, qui évoluent
de la barbarie vers le mariage monogamique.
Il
s'agit donc bien, nonobstant les interprétations ultérieures des
intentions secrètes du législateur, de la protection d'une 'nouvelle
forme de mariage', et encore du mariage d'une seule catégorie
d'indigènes. Or, si l'on ne veut pas faire une loi spéciale pour un
groupe limité d'indigènes, par exemple des catholiques, il semble
illogique de faire une loi particulière pour des évolués, qui eux aussi
ne sont qu'un groupe d'indigènes.
Se
borner à reconnaître ou protéger légalement le seul mariage d'une
certaine caste, voilà précisément ce que le gouvernement ne doit pas
faire, ne peut pas faire.
Il
aurait pu être de bonne politique, il y a dix ans, de protéger
légalement certaines formes spéciales de mariage. A ce moment le mariage
naturel coutumier était encore passablement en l'honneur parmi la
masse. Mais vu la situation actuelle et la tendance à l'abolition pure
et simple de tout mariage, la question s'est déplacée, et notre attitude
doit changer en conséquence. Ce qu'il importe de faire maintenant,
c'est de protéger le mariage comme tel, le mariage de tous nos
indigènes.
Si
l'Etat est décidé à ne protéger que le mariage d'une caste spéciale, ou
le mariage qui s'adorne d'une petite formalité "européenne" de
l'inscription dont parle la dernière loi, et s'il ignore et renie le
droit matrimonial de la masse, il rend la situation bien plus
déplorable, qu'elle n'était auparavant. Car ne reconnaître comme mariage
que l'union de ceux qui veulent se faire inscrire d'après les
prescriptions de la dernière ordonnance législative, et refuser de
reconnaître officiellement le mariage, c'est abandonner la masse à son
sort lamentable, c'est donner le coup de grâce au mariage naturel en
précipitant la dépravation.
Ce
serait une dangereuse politique de laisser se perdre d'abord tout
respect pour le mariage coutumier, de coopérer positivement au mépris du
lien conjugal purement naturel, puis, une fois ce mariage naturel
détruit, de commencer une campagne de propagande pour le respect d'un
nouveau mariage monogamique, sous n'importe quelle forme, qui en tant
que contrat matrimonial ne diffère pas du premier. Que dirait-on de
l'homme qui trouve un bon palmier étouffé par les ronces et la
brousaille, et qui abat et brûle brousaille et palmier, pour en planter
un autre de la même espèce?
On
pourrait enfin se demander si le législateur a le droit de stipuler
(implicitement, mais clairement) comme il le fait dans l'ordonnance, que
le mariage monogamique est une forme de mariage inexistante dans la
Coutume et dont les indigènes n'ont pas encore l'expérience.
Si le mariage comme tel est méconnu, toutes les formes de mariage disparaîtront du coup.
En
résumé, nous pouvons dire que le législateur a depuis le néant créé un
faux problème et qu'il a adapté sa loi à cette situation imaginaire. Il
suppose non existant le mariage naturel monogamique chez nos indigènes;
il suppose, afin de motiver sa loi, l'évolution de ces "pré-primitifs" à
partir de ce néant vers la monogamie, il considère le mariage
monogamique comme quelque chose de tout à fait nouveau, importé d'Europe
et propre exclusivement à une civilisation supérieure, que nous voulons
communiquer aux Noirs.
Cette
supposition gratuite l'amène à ne pas reconnaître le caractère du
mariage, l'union conjugale en usage, à nier officiellement ce mariage et
à le déclarer non existant légalement. Si le législateur n'a pas prévu
cette déduction logique, la masse ne manquera pas de tirer la conclusion
pratique; le mariage naturel indigène disparaîtra.
Le
législateur enlève ainsi à sa législation présente et future tout le
fondement solide, à savoir le mariage naturel existant et se base,
uniquement sur une prétendue aspiration des évolués vers la monogamie.
Il
écarte donc la possibilité de dépasser le stade actuel de l'évolution.
Il se contente de 'suivre' les Noirs dans leur montée problématique vers
une civilisation plus haute, une morale plus élevée, des formes de
mariage plus parfaites. Alors il conclut logiquement, mais en se basant
sur des prémisses irréelles, qu'il doit agir avec prudence, ne pas aller
trop vite, ne pas devancer cette évolution... il n'y manque que la
résolution de renverser la vapeur dès que cette évolution deviendrait
une dégradation. De toute façon la prudence a amené le législateur à
créer une loi sur le mariage des 'évoluants', qui n'est qu'un recul par
rapport à l'ancien droit coutumier matrimonial bantu. Heureusement
l'urgence de la nouvelle loi a pu souffrir un délai de six mois avant sa
mise en application, et il nous reste encore deux mois pour parer à la
ruine et la catastrophe.
Quel est le problème essentiel? Quelle est la tâche obligatoire du gouvernement?
Délimitons
les lignes essentielles des tendances existantes, et nous délimiterons
le problème; appliquons y les principes de tout droit, et nous
formulerons la loi-remède idéale.
Voici
les données réelles du problème. Le vrai mariage, l'union exclusive de
l'homme et de la femme, union durable en principe jusqu'à la mort d'un
des conjoints existait et existe encore "à l'état naturel" chez nos
non-civilisés. S'il y eut et s'il demeure encore une aspiration au
christianisme, et à la forme de mariage sacramentel, cette évolution est
dangereusement menacée par l'évolution de la masse vers l'abolition du
mariage, de tout lien matrimonial stable.
Dans
ce qui précède, j'ai insisté suffisamment sur le sens de l'évolution à
laquelle nous assistons. Il suffira d'ajouter un mot concernant le
mariage monogamique, qui existait et qui subsiste encore chez les Bantu.
Chez
les Bantu il n'y a pas eu évolution de la polygamie vers la monogamie,
mais au contraire de la monogamie vers la polygamie ou plutôt vers le
concubinage. Tous sont d'accord là-dessus. La forme de mariage encore
universellement en usage dans les groupements les plus primitifs et les
moins évolués de notre colonie le prouve. Les Bantu connaissaient et
connaissent encore, même dans les tribus fortement dénaturées, le
mariage naturel; ils distinguent le lien matrimonial du mariage et celui
du concubinage polygamique. Ils n'admettaient la séparation que dans
des cas exceptionnels, et la Coutume ne l'encourage point. Le rôle du
témoin du mariage, le 'nsoko' comme l'appellent les Baluba, consistait
précisément à régler les différends entre mariés. Les indigènes
considéraient la rupture du mariage et l'adultère comme des méfaits
graves et leur Coutume les punissaient sévèrement. Ils connaissaient le
mariage comme un pacte durable et non pas comme un contrat commercial.
L'introduction de la fiancée dans la maison de son mari ne se faisait
que lorsqu'elle avait atteint l'âge nubile. Il existe des tribus où une
jeune fille trouvée enceinte était punie très sévèrement et même mise à
mort. Chez les Bantu le mariage "tenait" très bien et était efficacement
protégé, et aujourd'hui encore les vieux, les chefs de clan seraient
nos collaborateurs dans une protection légale, sévère et effective du
mariage.
D'après
les vieux, c'est à l'autorité européenne qu'incombe le devoir de
sauvegarder ce qu'il y a de bon dans la Coutume. Si l'autorité des chefs
coutumiers, le bon sens ou le bon vouloir des agents de
l'administration, ou les instructions imprécises ne suffisent plus, le
Gouvernement est tenu de légiférer; s'il existe une urgence, c'était
bien pour la protection légale du mariage tout court.
S'il
y a une obligation, à laquelle le gouvernement ne peut se soustraire,
c'est celle de protéger la loi naturelle, de suivre les premiers
principes de toute saine sociologie et de conserver ce qu'il y a de bon
et d'universellement humain dans le droit positif coutumier. Le lien
matrimonial exclusif et, en principe, permanent entre l'homme et la
femme, le mariage naturel donc, est la base de toute communauté humaine.
La société humaine, l'Etat, ne peut s'appuyer sur une autre base; de
même aussi l'Eglise, car si le mariage naturel fait défaut, l'Eglise n'a
plus rien à bénir. L'existence de la colonie du Congo belge et
l'exploitation des richesses de ce pays n'ont pas d'autre justification.
La dénatalité du Congo belge ronge déjà la Nation, mais si l'on laisse
détruire le mariage comme tel de la masse entière, la dépopulation va
s'achever à un rythme dix fois accéléré.
La
loi qu'on vient de promulguer ne soulève aucun enthousiasme et trouvera
peu de propagandistes. Il suffit de parler avec des administrateurs,
des magistrats, des juristes, des missionnaires pour être fixé.
Et
si la loi est appliquée, il ne se passera pas un an, avant qu'on
s'aperçoive de ses effets désastreux parmi les indigènes. Il suffira que
quelques indigènes se soient laissés inscrire et que l'un ou l'autre
ait bel et bien expérimenté, aux yeux de tous les non-inscrits, ce que
lui coûte cette protection pour que tous les indigènes s'en méfient
comme d'un dangereux guet-apens.
Si
c'est le missionnaire, qui fait la propagande pour cette inscription,
ses ouailles effrayées par les surprises de cette nouveauté ne vont pas
raisonner à l'européenne; ils diront: "Le Père, qui bénit notre mariage
veut que nous nous fassions inscrire, pour échapper à ce traquenard,
mieux vaut ne pas nous marier religieusement. Voilà le désastre auquel
nous expose toute loi discriminatoire, qui veut protéger certains
mariages, et laisser la pleine licence à tous ceux qui veulent en
profiter.
Si
au contraire nous nous plaçons du point de vue de la reconnaissance
légale du mariage naturel, de toute union présentant les caractères
essentiels du mariage, et au point de vue de sa protection officielle,
alors tous les hommes de bonne volonté doivent nous suivre.
Tous
les individus, tous les organismes, toutes les associations, de quelque
opinion religieuse, philosophique ou politique qu'ils soient seront
d'accord. Et même tous les groupements économiques ou industriels qui
n'envisageraient la situation sociale du Congo que sous l'angle purement
économique, devront seconder nos efforts. Et si le gouvernement ne
prend pas les devants, il va être acculé par les bonnes volontés réunies
de tous les coloniaux à se prononcer sans ambages sur la question
clairement posée: a savoir 's'il veut oui ou non protéger légalement et
efficacement le mariage tout court'.
Chaque
missionnaire, chaque colon, chaque industriel, chaque homme de bonne
volonté comprendra que la protection du vrai mariage protègera et
confirmera automatiquement la forme de mariage qu'il préfère suivant ses
conceptions personnelles. Au contraire, celui qui refuse la protection
du mariage naturel ou qui veut l'attaquer, sera convaincu devant
l'opinion publique de mauvaise volonté et de crime vis-à-vis de la
communauté.
La loi pour la protection du mariage des indigènes
La
loi doit être fondée sur l'universelle loi naturelle humaine, loi, qui,
ne l'oublions pas, est connue des Bantu et acceptée en principe malgré
les nombreux abus de fait.
La
loi doit s'appuyer sur le bien qui existait et qui existe encore dans
le droit positif coutumier des indigènes. Cette Coutume admet encore le
mariage naturel comme la seule vie sexuelle normale.
La
loi ne doit donc pas donner aux indigènes l'impression que le mariage
monogamique, même celui des chrétiens et des évolués, soit une nouvelle
institution importée d'Europe. Notre loi ne peut être (en réalité comme
dans l'esprit des indigènes) qu'un effort pour redresser, pour élever,
pour civiliser ce mariage qui est le leur.
La
loi doit s'appuyer enfin sur les principes fondamentaux de toute saine
sociologie qui admet la vie conjugale normale comme le noyau, comme le
fondement de la société.
La
loi matrimoniale ne devrait être qu'une application des principes
fondamentaux de notre politique coloniale qui prétend "appliquer la
Coutume aussi longtemps qu'elle n'est pas contraire à l'ordre public ou
aux principes d'une civilisation supérieure". L'ancienne conception
coutumière du lien matrimonial était très avantageuse pour l'ordre
public, et le mariage naturel des Bantu ne constituait pas du tout un
obstacle à une civilisation plus haute. Depuis tant d'années l'Eglise a
jugé 'la mariage naturel des païens' digne de la bénédiction
sacramentelle, tandis que l'Etat n'a pas encore osé le protéger.
Si
le législateur veut vraiment protéger le mariage, la loi doit être
sincère et énergique, et ne peut d'aucune façon permettre la
cohabitation d'indigènes, qui ne sont pas mariés.
La
loi ne doit pas s'occuper en premier lieu des formes spéciales de
mariages, qu'ils soient païens, chrétiens ou civils, mais tout en
respectant chacune de ces formes, elle n'a qu'à reconnaître et protéger
ce qu'il y a d'essentiellement commun sous toutes ces formes: le pacte
matrimonial.
Pour
la constatation de l'existence d'un véritable mariage, le fonctionnaire
de l'Etat pourrait se baser sur les déclarations des jeunes mariés et
de leurs parents respectifs, et là où une forme spéciale de mariage
suppose des ministres, le témoignage de ces ministres serait la preuve
suffisante pour l'existence d'un mariage véritable.
L'inscription
ne donne pas au lien conjugal le caractère de mariage, mais on inscrit
officiellement ce qui est déjà mariage, afin d'assurer à cette union la
protection de la loi.
Que
la loi soit suffisamment claire pour que son application laissée au
soin des agents de l'Etat non spécialisés en droit, puisse se faire sans
les éternels malentendus entre la justice et l'administration.
Que
l'application de la loi soit confiée à ce seul administrateur dans
chaque territoire, ou à ce juriste, qui devrait être spécialement et
uniquement proposé aux affaires indigènes [183]. La situation actuelle
est suffisamment angoissante, pour qu'on doive insister sur l'urgence de
faire une loi sur la reconnaissance du mariage naturel et sa protection
légale, en quelque forme que ce mariage soit contracté.
Cette loi doit empêcher pour l'avenir toute déformation du mariage naturel et tout abus matrimonial.
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On
prétend parfois que les "primitifs", e.a. les Noirs, ne connaissent pas
de décence, qu'il n'existe pas chez eux de sentiment de pudeur ni de
sentiment de décence, et qu'ils ne semblent connaître ni loi ni règle
pour tout ce qui touche à la sexualité.
Ceci
est naturellement dit et prétendu du point de vue européen, et il est
vrai que nous nous scandalisons souvent d'actions et de paroles des
Noirs. Il est vrai que les Blancs sérieux et aussi d'autres..., sont
parfois choqués et scandalisés par ce qui leur paraît être un manque
total du sentiment moral le plus élémentaire. On trouve les "Nègres"
vulgaires, brutaux, totalement immoraux.
Mais
ne serait-il pas possible qu'il y ait une décence, qu'il y ait des
normes de moralité pour des gens habillés et qu'il y ait ensuite une
décence et des normes de moralité pour des gens nus et des primitifs?
Ne
voyons-nous pas que là, où des Blancs sont troublés par l'indécence des
Noirs, ces mêmes Noirs sont blessés et troublés aussi fortement et
profondément dans "leur" sentiment de décence par certains comportements
et actions des Blancs?
En
quoi pourrait alors consister ce que l'on désigne par le sentiment de
décence des Noirs, des primitifs, des hommes nus? Et quelle serait la
différence entre le nu et l'habillé, le civilisé?
Il
nous apparaît des dires et agir, des comportements et des attitudes des
Noirs, que, spontanément, ils sont conscients d'être nus. Un homme nu
qui considère l'habit comme une chose accessoire, comme une chose qui
est suspendue en dehors de lui, sur lui, autour de lui, comme revêtement
de lui, sur lui, autour de lui, comme un revêtement de son corps. Il
ressent spontanément ce revêtement complet de son corps comme quelque
chose qui est certes bon et agréable, comme quelque chose qui protège
bien contre le froid, et surtout comme quelque chose qui donne le
sentiment de richesse et qui attire l'attention des autres, mais non pas
comme quelque chose de nécessaire. Il reconnaît seulement comme
nécessaire et bienséant, dans certaines circonstances, en public, le
recouvrement des parties génitales, à cause de certains assistants. Ceci
ne vaut pas pour l'habillement du corps entier. Il sent la nudité comme
sa condition naturelle et normale.
Par
contre, pour le civilisé, pour l'homme habillé, la nudité est plutôt
une condition non-naturelle, exceptionnelle, in habituelle. Il la
ressent ainsi. L'habitude l'a amené à se sentir spontanément être
habillé. Ses habits ne font qu'un avec lui.
L'un
vit avec un corps caché, l'autre avec un corps visible. Par
l'habillement et le revêtement continuel du corps entier chez le
civilisé, chez l'homme habillé, son corps est devenu comme quelque chose
de secret, comme une sorte de mystère inaperçu et inconnu. Ce
revêtement même suscite la curiosité vers le mystérieux inaccessible;
chez le civilisé, le revêtu, toutes les parties du corps qui sont
d'ordinaire cachées peuvent provoquer des émotions et des excitations
sexuelles.
On
doit ajouter encore, que la femme civilisée, habillée, qui veut être
vue, désirée, suit des modes qui font du revêtement une suggestion. Il
n'y a pas mal d'habits qui sont plutôt un "moulage" qu'un revêtement. Il
n'y a pas mal de demi-revêtements, qui visent autre chose qu'à
"couvrir", et qui ont plus d'effet que la nudité. L'habillement de
certaines évoluées ressemble plus à une "exhibition voilée", être
nue-couverte, qu'à un "étalage" de vêtements.
Chez
les Noirs, un recouvrement ou habillement occasionnel ne fait pas du
corps quelque chose de mystérieux, de secret. Pour eux, le corps n'a
rien de secret, il est assez visible dans toutes les circonstances de la
vie quotidienne. Le corps humain est vu et peut être vu par tout le
monde.
Ainsi,
la jeune fille sera tout naturellement heureuse et fière de savoir que
sa féminité naissante est vue et admirée par les villageois et les
étrangers. Quand la fiancée est conduite ('butundile') au village et à
la maison de son mari, elle est heureuse de pouvoir entrer dans le
village avec la gloire et la parure de sa féminité intacte et parfaite.
Ainsi la femme enceinte considère comme un honneur que chacun se rende
compte de sa richesse, de sa plénitude et de sa fécondité. Toute la
bonté et la plénitude du corps humain - à l'exception des parties
génitales - peuvent être vues et éventuellement admirées par tout le
monde.
Par
le fait de laisser nu presque tout le corps, beaucoup de membres du
corps tombent, pour les Noirs, en dehors du domaine de la décence, telle
que la ressent l'homme vêtu. Ils ne ressortent pas des choses qui
peuvent provoquer et provoquent souvent, chez l'homme vêtu, des
sentiments sexuels.
Chez
les Noirs, la morale et le sentiment de décence se limitent au domaine
véritable de la décence, au sexuel et même plus précisément au sexuel
vivant.
Le
Noir ressent la nécessité de couvrir les parties génitales et de les
cacher à la vue des autres. C'est pour lui une nécessité de convenance
et même de respect de la vie.
C'est
pourquoi, recouvrir les parties génitales n'est strictement exigé que
devant des personnes de l'autre sexe, devant ses propres enfants, devant
les jeunes en général. C'est le respect des sources de la vie qui dicte
de telles lois. Si les parents et les aînés en général n'observent pas
ces lois devant les jeunes, devant les enfants et surtout devant leurs
propres enfants, ils provoqueraient des malheurs. Ne pas observer ces
lois est ressenti comme "se jouer" des lois de la vie, comme une
violation, une profanation des normes juridiques et morales bien
déterminées de la vie sexuelle, source de toute vie nouvelle.
Couvrir
les parties génitales est considéré plutôt comme du respect dû à la
vie, que comme une convenance. L'obéissance spontanée à cette loi de la
vie ne conduit pas à une timidité sexuelle exagérée, à quelque pruderie,
ou à un sentiment maladif de pudeur.
Couvrir
les organes génitaux est, chez le Noir, un couvrir conscient, voulu,
dignement "montré", un "voile exhibé". Il n'est pas question d'une
"exhibition voilée" comme dans l'habillement de certains civilisés. Il
s'agit vraiment et essentiellement d'un "couvrir", sans plus.
Quand
un Noir veut s'asseoir en présence d'autres personnes, il arrangera,
mettra en ordre la peau de bête, le tissu, le morceau d'étoffe ou le
revêtement de sa nudité, sans être gêné, sans le faire d'un geste
brusque qui ne pourrait être vu; il le fera afin qu'aucun des assistants
ne soit gêné à la vue de ses parties génitales.
S'il
arrive à un Noir, un petit ou un grand, un homme ou une femme, d'être
en présence de quelqu'un qui est assis avec négligence et dont la nudité
est visible, - ce qui peut arriver à cause du sous-vêtement parfois
rudimentaire -, il doit avertir, et avertira de fait cet homme en disant
"vwala!" "couvrez-vous!" Personne ne rougira, ni celui qui parle, ni
celui à qui l'on s'adresse. Il n'y a pas de mystères. En effet, pour les
gens nus, les parties génitales ne sont pas des mystères inconnus,
secrets; un morceau d'étoffe de la grandeur d'une main ne cache rien,
mais provient principalement d'un souci de réserve, nécessaire en
public, vis-à-vis de certaines personnes qui seraient troublées par la
vue de la nudité de certaines autres personnes.
Ne
pas avertir ou attirer l'attention de quelqu'un qui, par nonchalance,
est assis "indécemment", serait, dans la mentalité des Noirs, blâmable,
et ferait supposer chez celui qui "se tait" des idées et des sentiments
mauvais. Un civilisé, un habillé, serait plutôt confus, se tairait, ne
ferait semblant de rien ou partirait... Et ainsi on arrive à des
comportements totalement opposés, trouvant leur origine dans des nuances
ou des normes différentes de moralité.
Voici quelques remarques concernant la nudité entre égaux de même sexe.
Les
parties génitales ne peuvent être visibles parce que cela peut exciter
des personnes de l'autre sexe, en dehors et contre les normes de la vie
sexuelle, ou parce que cela peut nuire au respect de la vie chez des
petits envers leurs parents.
Mais,
pour les Noirs, il n'y a aucune importance que des égaux de même sexe
voient la nudité l'un de l'autre. Des égaux peuvent aller se baigner
ensemble. Ils voient la nudité l'un de l'autre dans toutes sortes de
circonstances, ils dorment ensemble nus, etc. Deux garçons qui dorment
ensemble - et c'est la coutume que les enfants, quand ils grandissent,
ne dorment plus dans la case des parents, mais autre part dans le
village avec leur camarades du même âge - savent et voient tout de leur
corps l'un de l'autre, connaissent le corps l'un de l'autre dans toutes
les circonstances possibles. Toutes ces choses sont considérées et
ressenties comme naturelles. Et il est certain, il est un fait, que chez
des peuples naturels, les garçons entr'eux par exemple, qui courent et
dorment ensemble, peuvent éprouver et ressentir entr'eux beaucoup de
choses sans que pour autant il y ait nécessairement question d'indécence
ou de sentiments indécents. Pareilles coutumes ne semblent pas être
possibles entre des hommes civilisés, vêtus. Chez eux, pareilles
expériences seraient ressenties presque nécessairement comme indécentes.
Suivant les Noirs, il paraît même être préférable que les garçons
aillent dormir ensemble, et les filles également de leur côté, même de
familles différentes, plutôt que de dormir seuls. Ils se sentent parfois
plus excités et sont plus tracassés par des pensées mauvaises quand ils
dorment seuls. Et souvent, c'est avec des intentions moins bonnes que
des filles ou des garçons grandissant aillent dormir quelque part seuls.
Un garçon le fait parfois pour être plus libre et le fait qu'une fille
aille dormir seule, est souvent une invitation publique pour la nuit.
Il
s'agit ici de généralités, non pas de dispositions subjectives
d'individus déterminés. Ainsi un Noir quelconque peut être indécent, et
même, en l'occurrence, ressentir et éprouver l'autre normalement,
parler, sentir, agir indécemment, par exemple en se baignant, en dormant
ensemble, etc. Mais il est certain que le Noir peut beaucoup entendre,
voir et sentir, qu'il peut parler de beaucoup de choses qui paraissent
indécentes à un Européen, mais qui sont décentes pour lui, ou qui n'ont
pas nécessairement quelque chose à voir avec l'indécence.
Nous
pouvons peut-être donner un seul exemple qui peut illustrer les choses.
Honni soit, qui mal y pense! Une fille d'un village voisin arrive et
rencontre son amie en entrant dans le village où j'étais à ce moment-là.
Toutes les deux avaient environ douze ans. Elles parlent un peu
ensemble sur la voie publique. Elles portent toutes les deux une petite
robe de coton, qui couvre la taille. Elles parlent probablement de leur
croissance et l'une d'elles laisse regarder l'autre par le décolleté,
toutes les deux naïvement heureuses de la croissance de leurs seins.
Chez elles, un geste naïf, innocent, d'amies qui ne se sont plus vues
depuis longtemps, et qui, occasionnellement, portaient une robe
revêtante. Elles étaient sainement heureuses de se voir grandir et
devenir femmes. Rien de plus.
Il
y a un sentiment de décence sain, et un autre dégénéré. Le sentiment de
décence de l'homme civilisé, vêtu, bien qu'il ne soit pas dégénéré, a
certainement subi une transformation, un changement, à cause du vêtement
du corps entier. Ce sentiment s'est adapté aux circonstances et aux
façons de vivre extérieures. Le revêtement continuel du corps entier a,
pour ainsi dire, élargi l'objet de la décence chez l'homme vêtu, il l'a
rendu plus sensible, plus excitable et plus scrupuleux. Il est également
certain que la décence de l'homme vêtu en arrive facilement et
inutilement à viser trop d'objets. Avoir trop de mystères mène ou peut
mener à une curiosité malsaine, à toutes sortes d'"indécences" anormales
et maladives.
La
décence des primitifs est certes plus rude, plus limitée à son objet
propre, mais elle n'est pas pour autant moins saine que le sentiment de
décence des civilisés.
Notre
décence est souvent formée par notre habillement même, la décence des
hommes primitifs est une décence du corps, plus particulièrement des
parties génitales, ou plutôt encore de la vie sexuelle.
La
nôtre consiste très souvent surtout dans une crainte, une timidité, une
honte; la leur est un respect conscient de la vie. La nôtre est
facilement ressentie comme une décence "imposée, commandée", celle des
primitifs est ressentie comme une nécessité naturelle de la vie.
On
dit parfois que les primitifs sont malpropres. Quelque chose ou
quelqu'un peut être malpropre de plusieurs façons. Les peuples
primitifs, les non-civilisés sont malpropres. La poussière et la sueur
collent à leur corps en une croûte grise. Ils portent des loques
crasseuses, grasses. Tout ce qu'ils utilisent, à l'intérieur ou à
l'extérieur de leur maison reluit d'un vernis de saleté. Mais, s'ils
sont malpropres de "cette" façon, alors tout le monde le voit. Ils n'ont
pas d'habits pour cacher leur malpropreté corporelle.
On
dit que les Noirs répandent une mauvaise odeur. Le Noir dit que le
Blanc a une "odeur de cadavre". Le Noir ou l'homme nu est sans aucun
doute bien aéré, mieux que celui qui est vêtu.
Mais,
il y a une autre façon d'être "malpropre", la malpropreté du "salaud".
Dans ce sens, les primitifs ne sont généralement pas si facilement
malpropres que beaucoup de civilisés. Il y a moins de "salaud" parmi les
primitifs que parmi les civilisés, aussi bien parmi les enfants que
parmi les grands. Les primitifs sont généralement moins portés à la
volupté ou moins "polissons" parce que leur décence est plus limitée au
strictement sexuel. Il y a chez eux moins de manières ou d'actes
"sales". Ce qui n'est pas vraiment sexuel, n'est pas ressenti par les
primitifs comme appartenant au domaine de la décence, de la pureté ou de
l'impureté.
Sans
les rapporter à la décence, ils considèrent certaines actions comme
malpropres sans plus: par exemple uriner ou faire ses besoins. Péter là
où d'autres peuvent l'entendre, est une malpropreté non permise. Un
certain Blanc considérait comme une farce rigolote de péter en présence
des Noirs, et il s'amusait fortement parce qu'ils étaient si étonnés.
Cet étonnement cachait le mépris spontané pour ce Blanc malpropre.
Quand
un Noir est indécent, il l'est d'une façon "plus saine". Il le sera
avec moins de subtilité ou de nuances compliquées. Il ne cherchera pas
facilement l'indécence ou l'impureté dans des choses, qui, pour lui,
n'ont rien à voir avec la décence ou l'indécence. Quand il est indécent,
il le sera, résolument et ouvertement, il le sera pour ce qui est
proprement sexuel et il le montrera ouvertement, avec des gestes
symboliques évidents, sans psychoses maladives.
Comment les primitifs parlent-ils de la vie sexuelle?
Comme
dans la manière de regarder et d'agir, le non-civilisé est aussi rude
dans sa manière de parler de nudité et de la vie sexuelle. Plus que
toute autre chose, ce langage dérange les Blancs qui le comprennent. La
limitation de leur sentiment de décence à son propre objet, c'est-à-dire
à la vie sexuelle, se manifeste ici encore plus clairement que dans
leur façon d'agir et de regarder.
Il
y a, chez les Noirs, des termes convenables, ainsi que des termes
triviaux, vulgaires, pour indiquer les organes génitaux, la vie
sexuelle, les besoins et les fonctions corporels. Utiliser des
expressions triviales, bien ou mal à propos, est ressenti également par
le Noir comme une insolence ou une indécence.
Mais
l'indécence ne se trouve pas dans le fait de nommer, par exemple, les
organes génitaux ou les réalités de la vie sexuelle, ou dans le fait
d'en parler. Même s'il peut se faire d'une façon décente, le respect de
la vie demande que les parents ne parlent pas de leur propre nudité
devant leurs enfants, que le mari ne parle pas en dehors de la maison
des choses "de l'intérieur de la maison", de ses relations avec sa
femme, surtout pas des particularités de ces relations... La femme
également doit se taire, en dehors de la maison, sur ses relations avec
son mari. Le mari ne peut pas permettre que d'autres personnes parlent
avec dédain de la féminité de son épouse. Parler avec dédain des organes
génitaux de ses parents, de son père ou de sa mère, est considéré comme
très grave. Une telle chose peut être une raison de divorce entre
mariés. "Nommer" sans respects les organes génitaux de quelqu'un de
l'autre sexe, est pécher contre le respects de la vie, est "kutuka".
D'une
façon générale, on peut dire que, dans le contexte des propos sur les
organes génitaux ou la vie sexuelle, c'est le respect pour les sources
de la vie pour lesquelles on doit avoir du respect, ou pour les sources
de la vie avec lesquelles on n'a rien à voir, qui est la norme de la
décence ou de l'indécence.
Les
Noirs ne ressentent aucun mal à parler ouvertement, entr'égaux, des
organes génitaux, quand cela se fait d'une façon convenable et avec
raison. Quand on discute de palabres, de palabres de mariage,
d'adultère, etc., les choses sont discutées très clairement et sans
réserve. Les choses sont nommées par leur nom. Les aînés et les jeunes,
même les petits enfants peuvent être présents. Ce n'est pas un manque de
respect de la vie de dire ce qui est arrivé, ou ce qui a fait atteinte
aux lois de la vie. Les Blancs renverraient leurs enfants. Ils le
feraient, parce que leurs enfants ne savent pas ou ne comprennent pas,
ou sont censés ne pas savoir de quoi on parle. Mais, chez les peuples
primitifs, qu'est-ce que les enfants ne savent pas? La vie sexuelle, les
organes génitaux, la fécondation, les menstrues, tout cela, tout le
monde, petit et grand, le connaît. Rien ne reste caché dans leurs
conditions de vie. Dans ce contexte, l'ignorance est inconnue chez les
primitifs.
Nous pouvons conclure que les primitifs et les hommes nus ont aussi un sentiment de décence et des normes de décence.
Leur
décence est strictement limitée à la sexualité, les organes génitaux et
la vie sexuelle; elle s'applique à certaines personnes: les enfants ou
les personnes de l'autre sexe.
La
raison et la norme de la décence sont le respect pour les sources de la
vie, ou le respect pour la vie. Même si cette décence est un peu rude,
de certains points de vue, elle est sans doute plus saine que le
sentiment de décence de l'homme habillé, civilisé.
Lupulu (Kamina), le 26/2/'45.
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9. SCIENCE COMPAREE DES RELIGIONS… OU SCIENCE COMPAREE DES PHILOSOPHIES
1. La science comparée des religions, sa naissance difficile
1. La science comparée des religions, sa naissance difficile
Quand
on lit des ouvrages de science comparée des religions, on est surtout
frappé par le fait que chaque auteur commence par donner sa propre
définition de la "religion" et par critiquer les définitions données par
les autres. Personne n'accepte la conception de la "religion" ou du
"phénomène religieux" proposée par les autres. On ne s'entend pas sur
l'objet à étudier: la religion, et il est dès lors difficile de
démarrer. C'est comme à la Conférence de la paix qui a lieu pour le
moment et où quarante pays se réunissent pour parler de la paix et pour
la réaliser; mais, avant de commencer la Conférence et même avant d'y
arriver ces quarante pays avaient déjà leur propre conception de la
paix.
Dans son livre: 'L'étude des religions', Pinard de la Boullaye [184] reconnaît
se trouver devant cette difficulté: Qu'est-ce que la religion? En
effet, avant d'en avoir fait l'étude proprement dite, il s'avère très
difficile de donner la définition exacte du phénomène "religion",
puisqu'on veut précisément chercher cette définition; elle ne sera que
le fruit de la conclusion de l'exploration de ce terrain "inconnu".
Afin de pouvoir démarrer, l'auteur propose donc d'accepter une 'Définition provisoire' [185],
nominale, "à titre provisoire", une définition aussi "conciliante" que
possible. Il la propose comme une sorte d'hypothèse de travail, utile à
orienter les recherches. Mais il croit reconnaître que sa définition
provisoire exclut certains phénomènes ou coutumes, et qu'elle considère
comme non-religieux des phénomènes caractérisés chez de nombreux auteurs
comme formellement religieux. Il apparaît donc clairement que la
nouvelle "science comparée des religions" suscite chez ses fondateurs de
grandes douleurs d'accouchement. C'est une naissance difficile.
2. Origine du débat autour de la notion de "religion"
J'estime
que Pinard de la Boullaye en donne très clairement la raison quand il
écrit: "Si l'on reçoit indifféremment comme "religieux" ce qui est
présenté comme tel par n'importe quelle secte ou n'importe quel
individu, on ne sait plus ,
en présence des assertions les plus divergentes, où commence et où
finit le genre religieux. Si on exclut simplement telle ou telle de ces
prétentions, on entre forcément sur le terrain métaphysique... la notion
de religion est d'ordre métaphysique" [186].
Et plus loin: "De toutes ces observations on conclura enfin que la
solution dernière du problème religieux, essentiellement à tout le
moins, ne peut être fournie que par une métaphysique" [187].
Dès
lors, si chaque auteur propose une définition divergente de la
religion, et surtout si les différentes écoles proposent leur propre
définition du phénomène religieux, on doit en chercher la raison la plus
profonde dans leur propre métaphysique ou leur propre conception de
l'être. Les matérialistes et les positivistes n'accepterons pas d'autre
phénomène religieux que matérialiste et positiviste, conformément à leur
propre conception de l'être. Les écoles spiritualistes accepteront
aussi le spirituel dans la religion. L'agnosticisme, le modernisme et le
kantisme feront de la religion quelque chose d'exclusivement subjectif
et n'accepteront pas d'objectivité en dehors de l'homme pensant et
sentant, parce qu'ils possèdent déjà d'avance une critériologie ou une
doctrine spéciale de la connaissance.
Et
il en sera ainsi de toutes les religions de tous les peuples du monde,
des peuples anciens ou contemporains: leurs religions seront ce que
sera... ou ce qu'est leur métaphysique.
Ce
qui fait que les religions naturelles diffèrent entre elles, ce ne sont
pas tellement les usages ou les rites religieux propres; ce qui fait
que les religions diffèrent ou... s'accordent fondamentalement, même
avec des rites localement différents, c'est la métaphysique de leurs
docteurs, de leurs fidèles et adeptes... Il en est ainsi même chez les
soi-disant primitifs.
Il
se peut bien qu'une description plus ou moins extérieure, une étude
plus ou moins superficielle des religions (l'hiérographie et
l'hiérologie, comme le dit Pinard de la Boullaye), puisse donner une
certaine connaissance des religions, mais la connaissance la plus
profonde ne pourra toutefois venir que de la connaissance de la
métaphysique qui est à la base d'une religion déterminée... C'est alors
que l'hiérosophie possèdera un fondement pour juger [188].
Toutefois,
je ne vois pas ce que peut être la valeur de la science des religions,
c'est-à-dire des descriptions et des comparaisons plus ou moins
extérieures qui ne sont pas acquises par une compréhension plus profonde
du noyau, du fondement de toute religion: de sa métaphysique. Ce ne
sont ni les rites, ni le culte, ni même les doctrines ou dogmes purement
religieux qui nuancent ou déterminent la métaphysique; c'est la
métaphysique qui inspire, qui nuance ou anime, dans les religions
naturelles, et le culte, et les rites, et la morale et les dogmes; c'est
ce qui en donne une explication rationnelle.
3. Pourquoi ne pas parler d'une étude des philosophies
Dans
la lumière des considérations précédentes, on peut se demander ce qui
doit être étudié en premier lieu et avant tout. Qu'est-ce qui doit être
comparé d'abord et en priorité? Et puisque l'actuelle science des
religions, la science comparée des religions a de fait des
préoccupations et des visées "historiques", puisqu'elle veut écrire
l'histoire des religions, on peut se demander de quoi on doit écrire
l'histoire, d'abord et en premier lieu: des religions ou des
philosophies?
C'est
la métaphysique d'un système religieux qui est le critère essentiel et
suprême (pour une religion naturelle). Les métaphysiques sont les
critères essentiels de la connaissance des religions en elles-mêmes, de
leur comparaison entre elles et de leur évolution ou histoire.
Il
paraît être extrêmement difficile de se mettre d'accord sur la notion
et donc sur le phénomène religion. Est-il dès lors aussi difficile de se
mettre d'accord sur [189] de la conception de l'être, de la "Weltanschauung", de la métaphysique?
Voilà
les deux raisons qui nous portent à poser la question: pour être
viable, la science comparée des religions doit-elle être rebaptisée et
recevoir le nom d'étude comparée des philosophies mondiales? Ou bien, la
viabilité de la science comparée des religions, telle qu'elle existe en
fait actuellement, demande-t-elle la naissance d'une nouvelle science:
de la science des philosophies mondiales?
4. Combien y a-t-il de philosophies mondiales déjà étudiées?
Dans
l'étude de la connaissance de l'humanité, de l'ethnologie la plus
profonde, il importe très peu de connaître la conception de la religion
ou du phénomène religieux de tel ou tel auteur. Il est même très peu
important de savoir quelle est la métaphysique qui est à la base du
système religieux de certains auteurs. Et je crois que, dans
l'ethnologie, on attache peu d'importance aux philosophies
post-chrétiennes, nées après le christianisme.
Si
l'on exclut ces philosophies "individuelles", ainsi que les "écoles"
philosophiques post-chrétiennes, ne serait-il pas possible qu'il n'y ait
plus qu'à étudier, pour la connaissance de l'humanité, que quelques
rares philosophies mondiales, "spontanées", "primitives",
"pré-chrétiennes"? Or, combien y a-t-il de ces philosophies qui ont déjà
été étudiées fondamentalement? Ainsi, la philosophie grecque nous est
surtout connue à travers les lunettes de sa christianisation: la
scolastique.
Un
prêtre anglican converti, le Père Wallace, a étudié le fondement
philosophique de la religion séculaire hindoue (appelée par les
Européens l'Hindouisme). Il a consacré toute sa vie à l'étude de cette
religion et c'est par cette étude qu'il s'est converti au christianisme.
Il est devenu Jésuite et on a édité sa biographie [190].
Il était si renommé pour sa connaissance profonde de la mentalité
hindoue que les Hindous eux-mêmes lui disaient: "L'Inde vous aime".
Mais, son "magnum opus", l'oeuvre de sa vie, attend encore sa
publication... Cet ouvrage serait pourtant une source première,
absolument nécessaire, pour la science comparée des religions. Il s'agit
ici d'une étude d'une philosophie mondiale.
J'ai
essayé d'étudier et d'analyser une autre(?) philosophie - ce n'est
qu'après comparaison qu'on peut dire qu'il s'agit d'une autre
philosophie -, la philosophie des bantu, ou, si l'on veut "le
bantuïsme".
La
Chine a-t-elle une philosophie propre? Et celle-ci, a-t-elle été
étudiée fondamentalement? Y a-t-il un ouvrage de philosophie biblique?
Combien y a-t-il de philosophies de l'antiquité la plus reculée, à côté
de celles-là qui s'étendent à des continents entiers? Ce sont pourtant
ces quelques philosophies mondiales qui vont nous permettre de
comprendre et d'apprécier fondamentalement les religions mondiales.
C'est l'étude de ces philosophies qui va nous apprendre en quoi
consiste, en général, la religion humaine. C'est l'étude des anciennes
philosophies mondiales qui permettra à l'étude comparée des religions de
passer de son stade actuel de "méthodologie" à son terrain propre:
"l'étude" même des religions.
5. L'ethnologie et la comparaison des religions ou des philosophies doivent-elles être de l'histoire?
On
affirme que l'ethnologie est une partie intégrante des sciences
historiques. L'histoire, dit-on, étudie les peuples qui ont des sources
écrites ou des monuments; la préhistoire, les peuples de la première
antiquité et l'ethnologie, l'histoire des peuples primitifs vivants,
sans écriture.
Et
on se demande dès lors à quelle science appartient l'oeuvre de toute
une vie, d'un Père Wallace, sur la philosophie hindoue, ou l'étude de la
philosophie bantu. On se demande surtout si les études - qui ne visent
pas l'histoire - ne sont pas de l'ethnologie, de la connaissance des
peuples.
Il
y a naturellement très peu de chance que les écoles ethnologiques
veuillent reconnaître de telles études comme de l'authentique
ethnologie. Mais si la compréhension de la philosophie d'un peuple ne
ressort pas de la connaissance des peuples, et si les écoles
ethnologiques actuelles ignorent la métaphysique des primitifs ou en
nient l'existence, on se demande à quelle catégorie de connaissance des
peuples peut bien appartenir l'actuelle ethnologie. Pareille ethnologie,
que peut-elle être d'autre qu'une photographie des faits sans les
comprendre, sans description des usages, sans en saisir le 'sens'.
Si
l'ethnologie n'essaye pas de comprendre fondamentalement les peuples
actuels existants (ce qui ne peut se faire que par l'étude de leur
philosophie) et ne s'intéresse qu'à la connaissance de leur histoire, de
leur évolution, de la détermination des influences et descendances
réciproques, comment pourra-t-elle le faire si elle méconnaît ou ignore
même le résultat de l'évolution: la culture actuelle des primitifs?
Ainsi, l'actuelle science comparée des religions a de telles
préoccupations historiques, apologétiques. Elle ne se soucie que de
savoir quelle était la religion primitive, la religion la plus reculée,
elle s'efforce de rechercher quelle religion peut avancer des arguments
fondés, historiques concernant son origine surnaturelle. Toute
l'attention semble se fixer sur l'origine des religions.
L'existence
de ce souci se comprend peut-être de la façon suivante. Il y a une
ethnologie, ainsi qu'une science comparée des religions, catholique et
anti-catholique. L'anticatholique est la plus ancienne. Il serait
peut-être mieux de dire qu'il y a, suivant les différents systèmes
philosophiques, des ethnologies et des sciences comparées des religions
positivistes, matérialistes et spiritualistes.
Et
comme l'évolution positiviste avait, tout un temps, le verbe haut et
"prouvait"(?) "scientifiquement"(?) "historiquement"(?) la
non-objectivité de la religion, on se demande si le camp spiritualiste
n'a pas été pris de panique, n'a pas perdu la tête.
On
semble avoir recherché, en toute hâte, la religion "objective"; on a
surtout essayé de combattre l'évolution positiviste en coulant ses
propres arguments "historiques". On a cru devoir opposer histoire à
"histoire".
Cependant,
entre temps, la tempête s'est apaisée. On peut dire que les opérations
de sauvetage sont terminées et j'estime que c'est le moment de tout
peser calmement et de recommencer complètement une construction forte et
positive. Qu'on prenne comme fondement l'étude des grandes religions
mondiales actuellement existantes et largement répandues, et que, dans
ces religions, on étudie l'essentiel, leur métaphysique, le critère le
plus profond de la connaissance et de la comparaison des religions, de
leur étude et de leur évolution.
Le
mérite de l'ethnologie et de la science des religions spiritualistes
consiste dans le fait d'avoir examiné et prouvé que les peuples les plus
arriérés et les plus primitifs, ayant, jusqu'à présent, très peu ou pas
"évolués", ont des religions spirituelles plus pures, plus simples et
plus claires que les évolués. Ils en ont tiré la conclusion que
l'évolution ne se fait pas de l'approximatif, de l'erroné et du sensible
à l'évident, correct et plus rationnel, mais précisément dans le sens
contraire. Mais ainsi on n'a encore rien dit du contenu, de l'essence et
surtout de la métaphysique de ces religions primitives. C'est ce
travail qui doit être abordé maintenant..., provisoirement sans
préoccupations apologétiques et historiques.
Les
religions actuelles, primitives, spontanées que sont-elles
essentiellement? Ou en d'autres termes: Quelle est leur métaphysique? Si
l'on a parlé de "constatations troublantes" devant le fait prouvé que
les primitifs les plus "arriérés"(?) ont une religion pure et une notion
de Dieu très élevée, comment qualifiera-t-on alors la découverte et
l'analyse de la métaphysique primitive?
6. L'étude des philosophies pré-chrétiennes n'a-t-elle aucune valeur pour l'histoire de l'étude de l'évolution?
A
tout le moins on devra accepter que l'étude des philosophies mondiales
pré-chrétiennes, actuellement encore existantes, donnera l'unique
critère essentiel pour connaître le stade final de l'évolution et pour
distinguer et définir l'évolution profonde, réelle et essentielle.
L'évolution
ou les différences des rites, des cérémonies, des "apparences
extérieures" ne constituent pas nécessairement un preuve de l'évolution
réelle d'un système religieux et de la métaphysique qui lui sert de
fondement.
C'est
ainsi que, d'une manière très peu scientifique! on a "voulu" conclure, à
partir d'apparences extérieures, de cérémonies et de rites analogues, à
une origine commune de l'ancienne religion juive et des autres
religions païennes de ce temps, du christianisme des premiers siècles et
des mythologies païennes de ce temps, ou du moins à leur
interdépendance. On négligeait simplement de rechercher l'essence, ce
qui est le plus spécifique, des religions comparées.
La
science comparée des religions et l'ethnologie doivent bien se garder
de tomber dans le même travers en construisant les comparaisons, les
systèmes d'évolution et l'histoire sur les apparences externes. La
philosophie restera le critère principal de la comparaison, de
l'évolution et de l'histoire.
Il
y a toutefois autre chose. Au fond, les religions pré-chrétiennes
encore existantes sont de la sagesse pré-chrétienne et sans doute de la
sagesse très, très ancienne. Dans ces religions pré-chrétiennes peu
évoluées on retrouve encore parfois, restée assez intacte, la sagesse
primitive de l'humanité [191]. Ce qui est vrai de la notion de Dieu l'est également des philosophies pré-chrétiennes. Comment pourrait-il en être autrement?
Par
l'étude de la philosophie bantu, de la religion bantu actuelle, j'ai
constaté sur le terrain que c'est précisément la philosophie bantu,
surtout la métaphysique bantu qui est l'élément le plus ancien, le plus
primitif de la culture bantu. D'ailleurs, quand on parle de leur
philosophie ce sont les Bantu eux-mêmes qui sont les premiers à faire
remarquer que cette philosophie est bien la sagesse primitive de leurs
ancêtres, l'héritage séculaire de leurs fondateurs.
Dans
sa biographie le Père Wallace dit également que la philosophie hindoue,
la métaphysique de l'hindouisme n'est en réalité rien d'autre que la
"religio aeterna" séculaire.
Et
ce que le P. Wallace a constaté en Inde, je l'ai trouvé également dans
le "bantuisme": Ce que les Européens ont décrit jusqu'à présent comme
l'"hindouisme", c'est la description multicolore, pittoresque des
apparences étranges extérieures, qui sont en réalité des inventions
nouvelles, des dégénérescences, et donc plutôt des camouflages en face
de l'Européen que la révélation claire de ce que représente, suivant la
philosophie Hindoue, le "nirvana". Il en est ainsi des Bantu. Chez eux,
on a surtout vu et décrit ce qui frappe le plus, l'apparence extérieure
qui saute aux yeux; on a cru voir ce qui est caractéristique du
bantuisme dans les fétiches, les amulettes, le culte des morts et des
esprits, dans la magie... et quoi encore! Toutefois, toutes ces
apparences extérieures sont plutôt, par rapport à l'essentiel de la
religion bantu, un écran gênant la vue de la réalité profonde, de l'âme
de la religion. Et suivant les Bantu eux-mêmes, ce sont des apparences
extérieures nouvelles, des inventions récentes, qui masquent et ...
déforment le système original.
Ainsi,
l'étude des philosophies pré-chrétiennes, entreprise sans la moindre
prétention historique, paraît conduire à des résultats qui sont
extrêmement riches de conséquences pour l'histoire et l'évolution des
primitifs. L'étude comparée des philosophies pré-chrétiennes donnera à
l'histoire des peuples "primitifs" son fondement le plus authentique et
ses éléments constructifs, positifs, les plus riches. Et si
l'évolutionnisme positiviste n'est pas encore mort, la révélation de la
philosophie bantu et d'autres philosophies mettra si clairement en
lumière l'absurdité infinie de cette histoire "scientifique", qu'elle
disparaîtra dans le néant.
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10. L'ETUDE DES LANGUES BANTU A LA LUMIERE DE LA PHILOSOPHIE BANTU
1. On doit encore chercher la logique particulière aux règles des langues bantu
10. L'ETUDE DES LANGUES BANTU A LA LUMIERE DE LA PHILOSOPHIE BANTU
1. On doit encore chercher la logique particulière aux règles des langues bantu
Nous
connaissons le sérieux et important travail linguistique accompli par
les bantuistes. Et nous admirons les spécialistes de la langue, qui nous
ont déjà tant appris sur la formation des mots et des tons, sur la
morphologie et la construction de la phrase, sur l'art oral et des
sujets analogues. Beaucoup a déjà été définitivement formulé et
classifié. Le professeur Burssens [192] m'écrit
qu'il existe de nombreuses études de détail; cependant, lorsqu'il
s'agit du génie particulier, du principe qui relie les nombreuses
particularités des langues bantu, on en est encore à des suppositions, à
des affirmations, qui témoignent de profondes divergences d'opinions.
On
peut parler, à côté d'une syntaxe analytique des langues bantu, d'une
formation synthétique des mots. Mais quelle en est la raison? On dit que
le génie des langues bantu est très différent de celui des langues
européennes. Mais en quoi consiste précisément la différence? On a
trouvé plusieurs classes de nominaux mais il est difficile de formuler
la règle adéquate ou le principe fondamental de cette classification. On
a même dit que ces nominaux des langues bantu ne seraient pas vraiment
des substantifs; il s'avère toutefois difficile d'exprimer clairement ce
qu'ils sont réellement.
On
a beaucoup écrit, également, sur les verbes et les formes verbales des
langues bantu et on a peut-être plutôt décrit que défini valablement la
valeur et le sens de ces formes. L'un dit que ces formes verbales sont
des temps, alors que l'autre prétend que dans les langues bantu il n'y a
pas, à proprement parler, de temps. Le Noir exprime le temps, le lieu
et la distance d'une autre façon que nous. Nous constatons ce fait sans
pouvoir en donner une explication complète.
Il
existe déjà des vocabulaires très étendus, mais il s'avère chaque fois
difficile de distinguer, parmi les multiples indications, le sens
fondamental.
Il
serait d'ailleurs injuste de dire que les bantuistes s'en tiennent aux
résultats obtenus. Ils continuent, au contraire, à écrire, à chercher et
à se réunir en congrès, car ils se rendent compte de la nécessité où
ils sont d'apporter des éclaircissements sur le sens profond des
multiples particularités et la logique intérieure des langues bantu.
Personne ne s'attendra qu'on en dise tout à coup le dernier mot. Une
simple intuition, une hypothèse fondée ouvrant le chemin à d'autres
recherches, peut avoir pour les spécialistes une certaine valeur. C'est
cette conviction qui encourage un amateur à la communiquer et les
commenter.
2. On ne peut expliquer la logique intérieure des règles des langues bantu que par la mentalité et la philosophie B bantu
Il
n'est pas dans mes intentions de nier les influences multiples modelant
la forme extérieure de la langue en général; d'autres que moi s'en
occuperont. Pour ma part, je ne veux que chercher à attirer l'attention
sur l'influence particulière exercée intérieurement sur la langue par la
conception de la vie, la vision du monde et la métaphysique.
Cet
aspect du phénomène de la langue me paraît aussi bien fondé que les
autres: en effet, le langage est de la sagesse parlée, expression de
pensée et de sentiments, de sentiments qui sont enracinés dans des
concepts et qui sont nuancés suivant des conceptions.
Il
aurait ainsi été possible, par une étude plus approfondie des langues
bantu, d'arriver à la découverte de l'ensemble des pensées et des
aspirations des Noirs. Tous les chemins conduisent à Rome. E. Possoz,
étudiant le droit bantu d'une façon approfondie, l'a reconnu fondé sur
l'ontologie bantu [193]. Frazer, dans Le Rameau d'or [194] dit
qu'à la base des pratiques magiques on trouve une véritable
philosophie. Mgr Le Roy écrit dans son livre La religion des primitifs [195],
qu'il est impossible, sans connaître de façon approfondie la conception
du monde des moins civilisés, de comprendre les pratiques religieuses
primitives. On ne peut approfondir aucune expression de la vie
primitive, sans en atteindre les bases fondamentales: la mentalité, le
système de pensées ou la philosophie.
Ceci
dit, il faut admettre également que, par une étude spécialisée d'une
branche déterminée de l'ethnologie et surtout par une vue d'ensemble et
directe de ce document vivant, le Noir et ses expressions de vie, on
peut arriver à comprendre l'"homme" jusque dans son âme, à l'assimiler.
Cette assimilation permettrait de comprendre immédiatement, d'une
manière éclatante, tous les aspects de la vie des Noirs, c'est-à-dire
leurs pratiques religieuses, leur magie - ou ce qu'on nomme ainsi -,
leur organisation clanique et politique, leur morale et leur droit et
même leur langue.
Les
spécialistes pourront, chacun dans son domaine - donc aussi celui de la
langue des Bantu -, trouver des confirmations ou des preuves de
l'exactitude ethnologique de la synthèse provisoire de la philosophie
bantu. Et, d'autre part, cette synthèse peut donner immédiatement une
compréhension plus nette des résultats de leurs études. Il serait
étonnant que toute la vie des Bantu, leur droit et toutes leurs
institutions soient imprégnés de leur philosophie, mais que leur langue,
leur sagesse parlée, les sentiments extériorisés et les règles de leur
langue soient restés totalement étrangers à ce système de pensées.
Une
meilleure compréhension de la langue m'a donné l'intuition du chemin
qui s'ouvre probablement ici aux spécialistes, de l'expérience qui doit
être tentée.
Les
hommes de science, eux, désirent naturellement d'abord que des
témoignages convergents permettent d'arriver à la conviction que le
système de pensées, tel qu'il a été synthétisé à grands traits dans la
Philosophie bantu [196],
est bien l'expression exacte de la mentalité des primitifs. Mais comme
je m'adresse ici surtout aux spécialistes des langues bantu, je les
invite à collaborer par les connaissances particulières de leur
spécialisation à la vérification de l'hypothèse rédigée. Eux seuls sont
capables d'apporter des preuves ou des objections essentielles qu'on ne
peut attendre de personne d'autre.
Afin
de ne pas enfermer, en absence de compréhension intrinsèque, toute la
science des langues bantu (les règles linguistiques et la grammaire)
dans un cadre occidental et d'éviter de l'imprégner de l'esprit
européen, il est nécessaire, sous peine d'adopter une attitude non
scientifique, d'éprouver au moins l'hypothèse donnée.
3. Quelques indications générales concernant l'influence de la philosophie des Bantu sur leur langage
Les
vérités générales précitées, avec l'indication a priori de
l'orientation des découvertes et des recherches concernant l'explication
approfondie des problèmes bantu en général et des caractéristiques
linguistiques en particulier, peuvent sans doute suffire pour les
spécialistes. Il n'est ni dans mes possibilités, ni dans mes intentions
d'établir et de rédiger en détails les règles des langues bantu du point
de vue des Bantu. On ne pourrait donner d'explication des
particularités qu'en ayant au préalable une connaissance du contenu de
la Philosophie bantu.
Pour
ne pas parler totalement dans le vide il faut dire que, selon
l'ontologie bantu, l'homme est le centre de l'univers créé. Le Muntu, sa
force de vie, la vie même de l'homme est la merveille de la création
divine. La vie est le don sacré de Dieu. La sagesse elle-même n'est rien
d'autre que force de vie, que force de l'esprit, qui pénètre la nature,
l'essence intérieure des êtres. La force de la vie de l'homme est
l'élément d'ordre dans la multiplicité des êtres. L'ordre ontologique
des êtres, l'ordre de la nature, émane de l'être personnel, le Muntu. La
force vivante humaine est la norme du bien et du mal ontologiques, du
bien et du mal éthique; elle est la base du droit humain et la norme du
bien et du mal juridiques.
Les
Bantu considèrent tout ce qui existe comme force de vie influente ou
comme force de vie influencée, comme force de vie paternalisante ou
dépendante, comme force de vie liée ou étrangère à la vie. Tout est
conçu selon la relation, le lien ontologique de son être propre avec ces
autres êtres ou forces.
Les
rangs de vie respectifs des interlocuteurs sont la norme et la raison
de la politesse et de la bienséance. Le respect de la vie règle la vie
quotidienne des Bantu entre eux. Ils se conduisent les uns envers les
autres en tenant compte du rang de vie propre et de celui de son
prochain.
Si
les Noirs "considèrent" et "comprennent" les choses ainsi, s'ils
affirment devoir "vivre" suivant ces conceptions, il est inévitable que
leur "langage" en subisse aussi les conséquences. Sinon le Muntu ne
serait qu'un illogisme vivant, incompréhensible.
Le
langage des Bantu comprend également une logique qui part de leurs
propres prémisses bantu. Ces prémisses peuvent être un point de départ
pour l'étude des langues bantu, de la morphologie, la syntaxe,
l'étymologie et l'étude de la langue primitive ainsi que de l'art oral
parlé et chanté. Nous pouvons donner ici quelques exemples schématiques.
Prenons
d'abord les nominaux. Déjà dans la Philosophie bantu on pouvait
apercevoir qu'une série de mots révélaient leur signification exacte à
la lumière de cette conception du monde. La traduction de la plupart des
mots des dictionnaires devra être nuancée selon le caractère propre des
conceptions bantu. C'est surtout le cas pour les multiples mots
exprimant ou supposant une relation de vie, un rapport, une intensité ou
une influence de vie.
Le mot muntu a déjà été expliqué dans la Philosophie bantu [197].
Le mot mwana est toujours traduit par "enfant". Le véritable sens est:
"ayant un père titulaire vivant". Ce mot est opposé à umpika, traduit
par "esclave", il signifie en fait: n'ayant pas de père titulaire
vivant". Le mot tata, ou "père", a également une signification propre et
plus large que dans nos langues [198].
On
constate généralement que, chez les Bantu, le contenu de chaque concept
et de chaque substantif contient sa propre nuance en rapport avec la
conception dynamique de la nature des choses. Et dans ce sens la
traduction de tous ces termes devra être nuancée, comme par exemple:
vie, mort, famille, clan, parenté, force, droit, croissance, diminution,
bien, mal, culpabilité, réconciliation, réhabilitation, compensation,
bénédiction, malédiction, etc.
Dans les grammaires, les classes des substantifs les mieux analysées sont:
- celle des personnes autorisées, les classes mu- ba- dans le kiluba;
- celle de la vie inférieure, ressemblant à la vie supérieure, les classes mu- mi-;
- les classes de l'inanimé, ou les classes ki- bi-;
- la classe des relations ou actions de la vie, la classe ku- de l'infinitif;
L'explication
concernant le groupement des "substances" pour les autres classes ne
donne-t-elle pas l'impression d'un effort insatisfaisant de
classification dont on n'a pas éclairé le sens profond?
L'affirmation
de certains selon laquelle les nominaux ne seraient pas, dans les
langues bantu, à proprement parler des substantifs, est-elle peut-être
fondée sur le fait que notre "substantif" est l'expression d'une
conception plus statique des choses? Le caractère dynamique des
conceptions bantu marque donc le contenu de chaque terme séparément.
Cette
spécificité de la pensée bantu détermine également le génie propre de
tout leur langage. Dans le langage des peuples occidentaux et plus
encore dans la formulation de ce langage, qui est l'oeuvre des
spécialistes, nous retrouvons dans les moindres détails l'influence
d'une conception statique prédominante des choses. Ce qui conduit per se
à la délimitation des choses. En Europe on considère les choses plus
séparément, comme constituées complètement, consistantes en elle-mêmes,
indépendantes les unes des autres, sans lien ontologique intrinsèque. On
arrive ainsi à un individualisme prononcé. L'Européen est le maître de
la mesure, de la définition, de la classification. Et on cherche la
raison de certaines règles de la langue dans les choses elles-mêmes,
dans les conditions, les circonstances, les modalités des actions telles
qu'elles existent en elles-mêmes, indépendamment de l'homme parlant.
Le
mot "ceci" indique en français une chose qui est proche; le mot "là"
une chose à distance. On dit "avant" ou "après" Pâques suivant que
l'action arrive avant ou après Pâques, conçue comme existant en soi, en
rapport d'aucune sorte avec celui qui parle.
Les
Bantu parlent et vivent dans une autre vision du monde, une vision plus
dynamique, qui apporte la conscience d'une relation étroite entre
toutes les choses. Les Bantu parlent toujours dans la conscience et en
tenant compte du rang de vie et des relations de vie d'eux-mêmes et de
la personne à qui ils s'adressent. Ainsi on pourrait dire que ce ne sont
pas les choses mêmes, mais le Muntu vivant qui est la norme des usages
bantu, et que la grammaire bantu, y compris la syntaxe, ne peut être
formulée adéquatement qu'à partir de cette norme.
Le
Noir dira "devant" ou "derrière" cette montagne suivant qu'il connaît
le lieu devant ou derrière cette montagne de son propre point de vue,
selon sa relation à cette montagne. Pour indiquer "cette" route, le
Moluba a plusieurs possibilités d'expression: adi disinda; adino
disinda; adyo disinda; adya disinda:
- adi: qui indique uniquement le chemin sans aucune relation avec l'une ou l'autre personne;
- adino: en rapport avec la personne qui parle (n);
- adyo: en rapport avec la personne à qui on parle ou la deuxième personne (u);
- adya: en rapport avec une troisième personne (a).
C'est
seulement à la lumière de ce point de vue mental des Noirs que l'on
peut arriver à formuler, d'une façon universellement valable, leurs
usages linguistiques.
Il
en est ainsi de l'usage des verbes. Cet usage n'est pas déterminé en
premier lieu par la logique des actions en elles-mêmes, mais par la
logique intérieure de celui qui parle, du Muntu vivant, c'est-à-dire de
la façon dont il veut concevoir, de son point de vue, les actions ou
leurs aspects.
Les
formes verbales ne sont pas la photographie passive, ou la reproduction
exacte d'actions existantes en elles-mêmes, indépendamment de l'homme,
mais, avant tout, l'expression de la façon personnelle de considérer les
actions de celui qui parle. La règle verbale exacte ne peut donc être
formulée à partir de l'action, mais en première instance uniquement du
point de vue de celui qui parle.
Quand
un Noir parle d'une action passée et veut uniquement considérer et
exprimer le fieri (le devenir): le "commencer", le "être presque
achevée", le "ne pas encore être achevée" ou la "situation réalisée", il
utilisera pour cela des formes verbales, qui expriment uniquement cet
aspect, sans la moindre précision de temps; (c'est peut-être à cause de
ces formes que l'on nie l'existence de "temps" dans les verbes bantu).
Mais
quand le Muntu considère son éloignement plus ou moins grand par
rapport à cette action passée, il emploie pour cela des formes verbales,
qui sont réellement des "temps". Ce n'est pas par d'autres petits mots
surajoutés qui déterminent le temps, mais par la construction
synthétique intérieure, par des infixes, des suffixes, ou l'intonation
que les formes rendent aussi exactement et explicitement l'appréciation
correcte de l'éloignement dans le temps, de sorte qu'il s'agit ici de
"temps" plus véritablement que dans n'importe quelle forme ou temps de
nos langues européennes.
Ainsi
la forme en elle-même fera comprendre clairement, que l'action est
passée par exemple depuis quelques instants, ou aujourd'hui mais déjà un
peu de temps, ou depuis quelques jours, ou depuis très longtemps déjà.
Ce
langage anthropocentrique ou égocentrique des Bantu se remarque
clairement dans l'exemple suivant. Pour parler d'une action, qui a par
exemple été posée l'année passée, le Moluba utilisera parfois la forme
des actions très éloignées, parfois celle des actions rapprochées. S'il
pense à l'année en cours, l'action de l'année passée lui semble
relativement rapprochée par rapport à cette année-ci. Suivent cette vue
il utilise la forme du passé rapproché. S'il pense d'une façon moins
relative mais plus absolue à l'éloignement de cette même action, il
emploiera la forme des actions très éloignées.
La
logique de cet usage de la langue n'est pas basée sur les faits en
eux-mêmes, mais elle est déterminée par le Muntu qui parle. Si une
action se déroule en rapport avec une autre personne, alors que nous
estimons qu'on doit utiliser nécessairement la forme relative ou
applicative, le Noir choisira librement une forme applicative ou non.
Son choix est exprimé par sa volonté de voir et d'exprimer cette
relativité.
Nous
croyons souvent que le Noir nous corrige quand nous avons utilisé une
forme verbale déterminée. Nous utilisons cette forme déterminée et
l'Indigène, en répondant par rapport au même fait, utilise une autre
forme. En réalité, l'autre forme n'est pas une correction de la nôtre:
la spiritualité du langage bantu réside en sa possibilité de voir et
d'exprimer tour à tour les aspects divers d'une action déterminée.
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11. PHILOSOPHIE BANTU [199]
Suivant la conception de la vie des Bantu, un être (wezen) n'a pas seulement sa figure extérieure, mais aussi une nature invisible. Celle-ci est avant tout force, et peut en tant que telle s'affermir ou s'affaiblir.
Suivant la conception de la vie des Bantu, un être (wezen) n'a pas seulement sa figure extérieure, mais aussi une nature invisible. Celle-ci est avant tout force, et peut en tant que telle s'affermir ou s'affaiblir.
Dieu
possède la force par lui-même et lors de la création il a ordonné
chaque être suivant le rang de sa force. L'homme est à la tête de cette
hiérarchie et tout peut lui servir d'aide pour le renforcement de vie.
Tout ce qui lui appartient est, pour ainsi dire, un renforcement de sa
force de vie, et se trouve sous son influence de vie.
Dans
leur propre ordre, les êtres vivants sont ordonnés suivant leur ordre
de naissance; les puis-nés restent toujours dépendants des premiers-nés.
L'homme
peut mettre une force inférieure non seulement au service de son propre
renforcement de vie mais il peut aussi s'en servir pour le
raffermissement ou l'affaiblissement des autres. Cela s'opère par le
truchement d'un signe qui représente plus ou moins directement la force
appliquée et qui sert de symbole actif de l'influence.
Le
soi-disant caractère magique de cette pratique paraît aux Bantu tout
naturel, puisque les choses possèdent par leur nature ce lien de vie. On
ne peut les appliquer arbitrairement pour faire du mal.
La
vie est en effet un don de Dieu; toutes les relations de vie
ontologiques, éthiques et juridiques sont fondées sur le désir
d'augmentation de vie, et tout ce qui diminuerait la vie est mauvais et
doit être combattu. Dans l'au-delà, l'exterminateur malveillant de la
vie sera coupé des liens de vie avec son clan et la postérité, alors que
l'homme de bien survit dans sa lignée.
Les
Bantu parlent même de renaître, mais uniquement dans un sens plus ou
moins métaphorique: le clan forme une grande communauté de vie, et c'est
sous l'influence d'un ancêtre que le nouveau-né reçoit dans le clan sa
personnalité exprimée par son nom de personne. La conception n'est pas
possible sans l'intervention de l'influence créatrice de Dieu, mais
l'infidélité des conjoints est cause de fausse couche.
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12. AU CONGO : LETTRES DE NOIRS EVOLUES [200]
Ce sont les instances de plusieurs coloniaux, qui auront amené la publication de ces lettres de Noirs évolués du Congo-Belge.
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12. AU CONGO : LETTRES DE NOIRS EVOLUES [200]
Ce sont les instances de plusieurs coloniaux, qui auront amené la publication de ces lettres de Noirs évolués du Congo-Belge.
Ceux
qui ont lu ces lettres ont exprimé leur contentement de rencontrer
"l'homme" dans ces correspondants Bantu. Il leur semblait qu'il y aurait
moyen d'avoir de la sympathie pour ces hommes et qu'un échange sincère
des idées pourrait facilement amené une amitié d'homme à homme entre le
Noir et le Blanc.
On
a fait remarquer également, que beaucoup de Blancs de bonne volonté
seraient heureux de prendre connaissance du point de vue "noir" sur
l'évolution de la société bantu. Par une collaboration effective entre
Blancs et Noirs on éviterait les erreurs des tentatives civilisatrices
envisagées du seul point de vue européen.
L'évolution
humaine, sociale et religieuse de la société bantu intéresse d'abord
les Noirs eux-mêmes. Elle est leur cause. Elle est une évolution et une
ascension d'hommes vivants. Elle se fera paisiblement et harmonieusement
si on leur permet de suivre leur propre ligne de pensée et leurs
aspirations profondes.
La
paix interne d'un pays où cohabitent Blancs et Noirs, dépend, en
premier lieu, d'une compréhension réciproque, et c'est au plus fort à se
préoccuper, le premier, avec justice et générosité, des aspirations et
revendications légitimes du faible.
Dans
ces lettres, le Noir nous parle de ce problème important et si actuel:
le sort de millions de vies humaines dans la révolution économique et
industrielle, qui transforme le pays des Bantu.
Seule
l'assurance que ces lettres personnelles, écrites spontanément au
"père" et "ami", pourraient favoriser quelque peu le rapprochement des
hommes a pu décider leurs auteurs à en autoriser la publication.
Nous
n'aurons qu'à remercier nos amis noirs de cette confiance et de leurs
intentions généreuses, qui sont pour nous... une leçon.
Dans
ces lettres on parle souvent de mon livre: La Philosophie Bantoue.
C'est un exposé des idées des Bantu sur l'univers, l'homme et les choses
qui l'environnent, l'existence et la vie, la mort et la survie.
Leurs
conceptions se manifestent à travers les usages et les coutumes, les
institutions et l'organisation sociale. On y découvre une cohérence, qui
oblige à admettre chez eux un système de pensée et une philosophie
vivante.
Tout
y est centré sur la vie, la force, la force vitale ou la force de
l'être. Il y a moyen de retrouver chez eux des conceptions sur l'être,
ainsi que des idées sur la connaissance humaine, sur l'homme et sur la
vie humaine, sur les actes humains bons ou mauvais, sur le maintien et
le renforcement, la diminution et la restauration de la vie de l'homme.
C'est une philosophie de l'intensité, de la croissance de la vie.
Ce
livre défend, en conclusion, la thèse que le Blanc doit cesser de
confondre sa mission avec une marche triomphale de ses valeurs, de ses
jugements et conceptions et avoir le respect des valeurs humaines
existantes... même dans l'oeuvre de l'Evangélisation.
P. TEMPELS, Missionnaire.
I
Je vous remercie beaucoup de m'avoir écrit, car vous vous offrez ainsi comme mon nouveau correspondant.
Je vous remercie beaucoup de m'avoir écrit, car vous vous offrez ainsi comme mon nouveau correspondant.
En
nous étudiant si bien et si profondément pour mieux nous connaître, en
exprimant les normes qui régissent notre vie, vous avez montré, R.P.,
une charité peu commune aux Blancs, que nous avons connus ici.
Ce n'est pas pour discuter que je vous écris, mais pour que nous puissions, si possible, nous aider l'un l'autre.
Si
on n'entre pas dans le détail, on doit s'étonner de l'exactitude avec
laquelle vous exprimez le principe central de notre philosophie. Il est
très vrai, tout "Bantu" [201] qui
connaît son peuple sait, que dans notre vie tout tourne autour de la
force vitale, je veux dire, qu'elle est le principe central de toute
notre philosophie. Vous avez donné des exemples, je peux, comme tout
autre "Bantu" (non-déraciné) en donner d'autres.
Mais
si on entre dans le détail, on croit trouver quelques erreurs ou
exagérations que nous verrons ensemble à mesure que nous nous écrirons.
Il
y a certes des Noirs aigris contre les Blancs, mais je ne suis pas de
leur groupe, je ne suis pas non plus sous l'influence des griefs
habituels des Evolués quand je lis les paroles, que vous dites sur eux.
Je vous le prouverai en citant certains passages de votre livre, qu'on
pourrait prendre à priori comme étant de nature à froisser les Evolués,
mais que je trouve très justes personnellement. Qui est-ce qui vous
contredirait (s'il connaît les Evolués d'aujourd'hui) quand vous dites
dans votre livre, que pour introduire les Noirs dans la véritable
civilisation, il faut leur donner plus que le bien-être matériel et
autre chose encore que l'enseignement du français? Y a-t-il lieu de vous
contredire quand vous dites que la plupart des Evolués d'aujourd'hui
sont des déracinés et dégénérés matérialistes qui ont perdu pied dans le
tradition ancestrale, mais sans pouvoir la remplacer par la pensée et
la philosophie chrétiennes?
Mais
quand vous généralisez et dites que les Bantu évolués, civilisés, voire
chrétiens retournent à leurs comportements anciens quand ils sont
devant la souffrance ou le danger, là, mon Père, vous affirmez trop.
Est-ce
que tous les Bantu chrétiens retournent à leurs comportements anciens
chaque fois qu'ils sont sous l'emprise d'ennuis? Et si la majorité y
retourne, ce retour ne s'expliquerait-il pas par leur mentalité encore
plus ou moins païenne et par leur ignorance de la vérité, qui est à mon
avis, le plus grand mal, celui que les civilisateurs doivent combattre
par tous les moyens...
Non,
tous les Bantu chrétiens ne retournent pas à leurs comportements
anciens, quand ils sont sous l'emprise d'ennuis, car devant le plus
grand et le plus terrible des ennuis qu'est la mort, nos martyrs
d'Ouganda ne sont pas retournés à leurs anciens comportements et ils ne
sont pas les seuls, car nous enterrons chaque année des centaines de
chrétiens, qui n'ont pas fait appel aux mânes ni ne sont allés
interroger les devins, mais qui ont demandé le secours d'un prêtre.
Beaucoup
de Blancs disent qu'ils nous connaissent mieux que nous ne nous
connaissions nous-mêmes. Vous me rendriez un grand service si vous me
donniez les bonnes coutumes bantu, que leurs enfants évolués ont
abandonnées pour avoir une mentalité, une âme européenne. Si je pouvais
préciser les bonnes coutumes bantu que la religion n'interdit pas, je ne
manquerais de les exposer dans la presse congolaise.
...
Pour ne pas diminuer notre valeur bantu, que nous voulons d'ailleurs garder jalousement, que ne faut-il pas faire?
Il y a beaucoup à se dire, mon Père, et je pense que si nous continuons à nous écrire, nous nous rendrions service l'un l'autre.
II
Si votre livre est écrit contre ceux qui prétendent, que leurs méthodes sont irréprochables et parfaites et qu'ils ne manquent jamais la promesse solennellement faite par la Belgique de poursuivre au Congo une tâche civilisatrice, et que les résultats obtenus au Congo sont magnifiques sans qu'il y ait la moindre raison de se plaindre ou s'inquiéter, et contre ceux qui rejettent toute la faute de tous les insuccès sur les Noirs, je puis dire que vos exagérations quand vous dépeigner les Noirs dits "évolués" sont pardonnables, compréhensibles et même justifiables. Car la majorité des évolués est tout à fait comme vous le dépeignez dans ce petit livre. C'est dommage qu'on ne trouve pas dans votre livre, à son début, une phrase, un mot clair expliquant que son auteur veut montrer, prouver aux civilisateurs que les résultats de leur oeuvre de 60 ans ne sont pas aussi magnifiques qu'ils veulent le faire croire.
Si votre livre est écrit contre ceux qui prétendent, que leurs méthodes sont irréprochables et parfaites et qu'ils ne manquent jamais la promesse solennellement faite par la Belgique de poursuivre au Congo une tâche civilisatrice, et que les résultats obtenus au Congo sont magnifiques sans qu'il y ait la moindre raison de se plaindre ou s'inquiéter, et contre ceux qui rejettent toute la faute de tous les insuccès sur les Noirs, je puis dire que vos exagérations quand vous dépeigner les Noirs dits "évolués" sont pardonnables, compréhensibles et même justifiables. Car la majorité des évolués est tout à fait comme vous le dépeignez dans ce petit livre. C'est dommage qu'on ne trouve pas dans votre livre, à son début, une phrase, un mot clair expliquant que son auteur veut montrer, prouver aux civilisateurs que les résultats de leur oeuvre de 60 ans ne sont pas aussi magnifiques qu'ils veulent le faire croire.
Avant
votre lettre du 2 mars, je vous croyais un méchant Blanc, qui ne
cherchait qu'à discréditer les pauvres évolués, dont, malgré tout, la
plupart des défauts sont copiés des civilisateurs; et pour défendre ma
race, j'opposais aux défauts des évolués que vous signalez les défauts
des Blancs que je connais, mais maintenant je comprends votre livre plus
que vous ne soupçonnez.
C'est
dommage que les Blancs pensent que les résultats de leur oeuvre ici
sont magnifiques et qu'on ne peut pas se plaindre. Les Blancs ont tout
commercialisé ici, la plupart des Noirs qui les ont suivis sont devenus
matérialistes purs, nos jeunes gens, nos jeunes femmes même mariées ne
cherchent que les plaisirs des sens. Le milieu que les Blancs nous ont
fait est tel, qu'il nous est bien difficile de vivre en bon chrétien.
Les Blancs ont favorisé la prostitution, ils ont payé des milliers de
francs aux prostituées; ils ont fait construire pour leurs ménagères des
maisons que des chefs de village n'ont pas, et quand ils rentrent en
Europe, ils nous laissent toujours des prostituées forcées, qui rôdent
autour de nous, qui s'accrochent aux jeunes gens, les gagnent et
détruisent bien des foyers, d'autant plus facilement qu'elles sont
riches.
Les
Blancs pensent qu'il n'y a pas à se plaindre ou à s'inquiéter, mais nos
vieux, nos pères se plaignent et s'inquiètent de la perversion de leurs
enfants que les Blancs ont façonnés à leur image et qu'ils appellent
aujourd'hui des mécontents, des amoraux, etc., les vieux se demandent si
les défauts des évolués, de leurs enfants qui ont suivi les Blancs ne
viennent pas de leurs civilisateurs...
III
Excusez-moi d'avoir mis si longtemps avant de dire un mot sur votre Catéchèse Bantoue. Je voulais lire ces papiers à mon aise pour bien les comprendre [202].
Excusez-moi d'avoir mis si longtemps avant de dire un mot sur votre Catéchèse Bantoue. Je voulais lire ces papiers à mon aise pour bien les comprendre [202].
Je
vous félicite pour votre beau travail et pour tout ce que vous avez
déjà fait et ce que vous continuerez à faire pour nous Bantu... Vous
avez été critiqué, désapprouvé, mais le dernier mot n'est pas encore
dit, et rira bien qui rira le dernier.
Je
suis peiné à la pensée que mes félicitations sincères ne seront pas
prises en considération et qu'elles n'auront pas de poids dans le coeur
d'un homme blanc; car pour les Blancs en général, le Noir ne comprend
pas ce qu'il lit, il ne réfléchit pas, il dit des choses sans les avoir
bien pensées, etc. J'aime espérer que vous croirez à la sincérité de mes
félicitations et que vous comprendrez que si je félicite c'est que j'ai
compris vos papiers et que je sens comme vous.
Je
suis certain, mon Père, que la philosophie bantu ouvre une aire
nouvelle aux évangélisateurs et que, s'ils veulent écouter vos conseils
et ceux d'autres qui pensent comme vous, la religion du Christ et son
règne trouveront la place qu'ils méritent dans le coeur des Africains;
autrement, on bâtit sur le sable.
Je
suis très bavard, mon Père, je cause avec des vieux, avec des évolués,
avec des femmes, avec des enfants, j'observe, j'étudie, je compare ce
que je vois aujourd'hui avec ce que j'ai vu dans mon village quand
j'avais dix ans, quand je vivais avec mes parents, mes oncles et tantes,
cousines, cousins, soeurs, frères, quand j'aidais mon père, quand je
vivais en clan. Que de changements je trouve entre ce qui était et ce
qui est aujourd'hui!
Quand
je fais l'analyse de tout ce que je vois aujourd'hui, je dis avec vous
que le christianisme bien compris ne cherche pas à tuer le bon naturel.
C'est bien malheureux que les Blancs n'aient pas su aider les Noirs à
ennoblir et développer beaucoup de leurs aspirations qui étaient et
restent toujours saines et compatibles avec le christianisme. Leur
erreur était inévitable presque, je comprends, mais elle n'est pas moins
déplorable, car la plupart de ceux qui ont suivi les Blancs sont
misérablement déracinés. Ils vivent sans principes et ont ajouté à nos
défauts propres, si je peux m'exprimer ainsi, d'autres défauts copiés
chez les Blancs. Aujourd'hui tout est matérialisé chez nous, le Noir
européanisé est moins "homme" que son père. Qu'on le veuille ou non, on
est forcé de dire que l'arbre a été sapé et qu'on a toutes les
difficultés de greffer le christianisme.
...
On ne civilisera et christianisera les Bantu à fond, que si on les
touche dans leur propre philosophie, dans leurs conceptions de
l'univers. Les autres Missionnaires, qui ne veulent pas croire ce que
vous dites dans votre livre avoueront un jour que vous avez vu juste.
Je pense qu'il n'y a pas une race qui cherche la vie forte comme les Bantu...
Si
on savait adapter l'enseignement à ce désir, leur expliquer d'abord
bien leur désir, et puis leur dire que cette vie forte et abondante que
leurs pères comme eux ont toujours cherchée, ils ne la trouveront qu'en
Christ, qu'en Christ seul se trouve une source de vie forte et abondante
que les Bantu désireraient posséder, on gagnerait bien des âmes.
Il
est bien vrai que la religion chrétienne n'est pas encore bien
enseignée ici au Congo, beaucoup de Missionnaires s'expriment mal, ils
ne cherchent pas à connaître la vraie philosophie bantu; ils prêchent
comme ça et espèrent que l'intervention divine fera le reste; ils
croient qu'ils convertiront les Bantu par hasard; ils travaillent
passivement; ilsexpliquent mal le christianisme et à cause de leur
faute, les Noirs pensent qu'on leur parle des nouveautés européennes ou
des histoires des Blancs.
Jésus
a parlé aux hommes un langage qu'ils comprenaient, beaucoup de
Missionnaires ne commencent pas comme ils devraient commencer en
Afrique; ils parlent de Dieu que les Bantu connaissent, comme s'ils
parlaient d'un Dieu nouveau, d'un Dieu des Blancs.
Et
ce qui est encore plus ridicule c'est que certains de nos Abbés noirs
sont aussi des Blancs en peau noire; quand ils parlent, quand ils
prêchent, le langage, les gestes ne sont pas Bantu. Si j'avais
l'occasion de les voir, je leur en parlerais.
IV
Oui, mon Père, ma femme et moi sommes réellement bénis de Dieu, il suffit de connaître notre histoire pour en être convaincu.
Oui, mon Père, ma femme et moi sommes réellement bénis de Dieu, il suffit de connaître notre histoire pour en être convaincu.
Ma
femme est le cinquième enfant sur huit. De tous ses frères et soeurs,
c'est elle qui a le plus d'enfants... De trois filles sorties de la
famille..., ma femme est la seule qui ait eu la chance de bâtir un foyer
envié.
Pour moi, il suffirait aussi de jeter un coup d'oeil en arrière pour me rendre compte de l'aide que l'Eternel m'a accordée...
Nos
enfants à élever, c'est du travail, mon Père, mais du travail dominé
par la joie, la joie d'avoir donné la vie aux autres, la joie d'être
appelé "Tata", ce doux nom!
O! mon Père, que nous serions heureux tous, ma femme, mes enfants et moi-même de vous voir un jour parmi nous!
On
se mettrait d'accord sur beaucoup de points parce qu'on se comprendrait
plus facilement que dans la correspondance où nous sommes obligés
d'être brefs.
Vous
demandez si je m'en sort avec mon traitement? Un traitement de trois
mille francs, pourrait-il suffire à un ménage nombreux où les petits
changent deux fois de robes par jour et les grands deux fois par
semaine. Tous doivent déjeuner, dîner et souper. Le soir il leur faut
une bonne lumière pour lire leurs livres ou pour jouer autour de la
table. Et dans un centre où une petite poule coûte 60 fr, un kg de
viande 45 fr, une pièce imprimée pour les femmes 450 fr, une chemise 200
fr, une boîte de lait Klim 186 fr, etc.? Oui, ce salaire suffit pour
nourrir et habiller mes enfants, ma femme et moi-même, mais ne
travaille-t-on que pour bien vivre aujourd'hui? Et puis on fait le même
travail que faisait un Européen, mais le salaire et indemnités ne
constituent pas 2/10 du salaire initial du même Européen. La seule
raison: l'Européen s'expatrie!
Vous
voulez connaître l'aspiration profonde et ultime des évolués. Je dis
d'abord que les évolués en général ont été déformés par une civilisation
matérielle, économique, s'adressant plus au corps qu'à l'âme, par une
civilisation très peu humaine.
Quand
l'évolué a quitté la mission et les Missionnaires pour de horizons plus
larges, les biens matériels, l'argent avec tous les plaisirs qu'il
procure l'ont ébloui, et il a cru que l'argent avec tous les bien-êtres
matériels qu'il procure incarne la civilisation. Nous avons été déformés
par certains soi-disant civilisateurs; les évolués qui savent que la
civilisation est avant tout un progrès de la personne humaine peuvent
être comptés sur les dix doigts de nos deux mains.
Ayant
une fausse idée de la civilisation, l'aspiration profonde et ultime des
évolués en général est de devenir comme le Blanc, et le plus souvent
c'est dans le sens matériel des choses qu'ils veulent devenir comme les
Blancs, pas dans le domaine moral et spirituel.
Mais
il y a des faux et des vrais évolués. Si les faux aspirent à
l'impossible et restent des vagabonds moraux et intellectuels, les
évolués aux âmes vides et insatisfaites comme vous le dites si
exactement dans votre livre, les bons, les vrais évolués ne cherchent
pas seulement à ressembler aux Blancs dans les vêtements et manières
extérieures, mais ils comprennent la valeur spirituelle des choses et
savent que la vraie civilisation est un progrès de la personne humaine,
qu'elle est une valeur qui tient dans l'homme, et non pas en ce qui se
trouve autour de lui. Ces évolués ont prouvé cela par leurs écrits, par
leur vie même de chaque jour. Parmi eux citons nos prêtres et religieux,
certains de nos commis, de nos artistes et certains même de nos
cultivateurs; ils ne sont pas légion, mais ils existent. - Leur
aspiration profonde et ultime au point de vue de leur évolution est de
s'élever moralement et matériellement, mais dans le cadre de leur vie
bantu, sans oublier leurs bonnes coutumes ni laisser tomber ce qui est
bon et assimilable et qui nous vient de l'étranger". Leur plus grande
douleur au Congo et qui est la source de toutes les discussions et qui
leur a fait demander la fameuse carte [203] ,
(qu'on distribuera sûrement très mal, qui nous procurera certainement
d'autres maux et qui ne servira pas à grand-chose si la mentalité de
l'Européen n'est pas changée) est de ne pas être considéré alors qu'on
le mérite, et cette déconsidération n'a qu'une explication: notre peau
noire! Augmenter le salaire de l'évolué, lui faire des maisons en
briques et lui donner des classes intermédiaires quand il voyage
n'apaisera nullement sa douleur si sur son territoire l'Administrateur
le renvoie comme un chien et continue à le renvoyer comme cela malgré
son attitude polie, si son chef de service ne le traite pas en
collaborateur, etc.
Le Noir ne veut pas seulement le bien-être matériel, il se sent homme et veut être traité comme tel, tout est là.
Comment
les évolués imaginent-ils leur progrès? Tous ne sont pas capables de
faire un programme pour leur évolution, mais l'élite des évolués imagine
qu'il n'y aura pas d'évolution solide aussi longtemps que la femme
noire ne sera pas affranchie de toutes les idées superstitieuses et
n'aura pas reçu des notions d'hygiène et ne sera pas foncièrement
chrétienne, car c'est elle qui éduque les enfants.
Pas
d'évolution solide et véritable aussi longtemps que le Noir ne sera
qu'un auxiliaire qui doit dans les bureaux taper machinalement les
lettres ou ne classer que des pièces; à l'hôpital faire toujours
routinièrement des pansements même s'il est capable de faire plus, etc.;
il ne sera jamais en face des problèmes difficiles, il n'apprendra
jamais à prendre l'initiative. L'assistant médical qui, après six ans de
formation médicale, pourrait devenir un précieux aide pour sa race s'il
continuait à travailler et à se perfectionner dans sa profession,
oublie toutes ses études professionnelles parce qu'aucun intérêt ne le
pousse à développer ses connaissances professionnelles.
L'aide
infirmier, l'infirmier diplômé et l'assistant médical sous les ordres
d'une Soeur font toujours le même travail qui ne demande aucun effort
intellectuel. L'A.M.I. qui a 3.000 fr par mois fait le même travail que
l'infirmier qui n'a que 1.000 fr par mois, et l'aide-infirmier qui n'a
que 200 fr! Le premier a fait seize ans d'études, le second onze, et le
dernier sept; il y a différence sensible dans leur formation
intellectuelle et professionnelle, mais pas dans leurs attributions, pas
dans leurs fonctions. - Après dix ans d'études le commis doit copier et
classer des pièces, c'est tout. S'il est docile et plaît au patron, il
aura sa nomination après trois ans de service, qu'il ait étudié ou non. Y
a-t-il pour ce commis intérêt à fréquenter la bibliothèque, à continuer
à se développer? Copier et classer n'est pas difficile; qu'il ait
étudié ou non, il aura toujours son traitement et sa nomination au bout
de trois ans. L'Européen étudiera parce qu'il doit faire un rapport, il
doit prouver qu'il est capable pour monter d'un grade à un autre,... Le
médecin doit toujours lire la presse médicale pour ne pas avoir de
retard dans son métier, parce qu'il sait qu'il doit faire un jour une
diagnose difficile et trouver le traitement et il sait que s'il n'est
pas capable il perdra sa place; il y a intérêt pour les Blancs à étudier
toujours.
Que désirent les évolués par-dessus tout?
Etre
traités comme évolués, avoir les portes ouvertes pour aller aussi loin
qu'ils peuvent sur le chemin du progrès. Mais l'évolué obtiendra
difficilement tout cela car le Congo ne nous donne pas seulement de
vrais chrétiens, qui travaillent par devoir et idéal, mais il y a des
communistes, des franc-maçons, des chrétiens, etc. et chaque groupe de
Blancs, qui travaille au Congo, travaille pour civiliser le Noir d'après
les aspirations de son parti, suivant les intérêt du parti qu'il
défend. On a donc jeté dans les têtes des Noirs un chaos inexprimable et
comment se reconnaître dans un tel chaos d'arguments?
...
Ma
femme et moi parlons souvent de l'accroissement de la vie que nous
avons en Christ, nos enfants savent aussi bien que Jésus est venu nous
donner la vie et qu'il veut que nous l'ayons en abondance. N'oubliez pas
que ma femme est sortie d'une famille foncièrement protestante et
qu'elle connaît beaucoup sa Bible.
V
Toutes vos lettres me touchent, remuent en moi tout ce qu'il y a encore de plus africain et aussi tout ce qu'il y a en l'homme régénéré grâce à la mort et à la Résurrection du Christ. Vos lettres me rapprochent du Christ autant qu'elles me rapprochent de mon peuple dont le fond reste toujours bon, christianisable, sanctifiable et digne de respect. Pour toutes ces lettres je vous remercie beaucoup.
Toutes vos lettres me touchent, remuent en moi tout ce qu'il y a encore de plus africain et aussi tout ce qu'il y a en l'homme régénéré grâce à la mort et à la Résurrection du Christ. Vos lettres me rapprochent du Christ autant qu'elles me rapprochent de mon peuple dont le fond reste toujours bon, christianisable, sanctifiable et digne de respect. Pour toutes ces lettres je vous remercie beaucoup.
La
distance ne nous permet pas de nous entendre facilement, pourtant nous
sommes bien d'accord sur presque tout ce que nous disons.
Vous
défendez la valeur humaine bantu avec toutes vos forces, je le fais
aussi; dans cette défense, vous avez été compris par les uns et vous
n'avez pas été compris par les autres, et vous devez avoir souffert; et
si je suis parfois appelé "révolutionnaire", ce n'est pas que je sème le
trouble, mais parce que j'ai l'habitude ou le courage de dire: "Mon
Père votre geste est interprété comme ceci ou comme cela par les Bantu,
votre intention est bonne mais cela n'empêche que vous devez faire ce
que vous voulez faire de manière que les Bantu puissent vous comprendre,
parce que les Bantu ne pensent pas toujours comme vous et leur
interprétation de certains gestes n'est pas toujours la même que celle
des Européens". "Monsieur l'Administrateur, veuillez ne pas dire cela
comme vous le dites-là, l'interprétation des indigènes sera tout autre
que la vôtre et vous serez étonné de la réaction, etc." Voilà tout ce
qu'il faut dire à nos prêtres et à l'Etat pour être noté, comme
"révolutionnaire", ici.
Aucun
Blanc, qui a vu le Noir de près, aucun Noir qui a vu le Blanc de près,
et qui a aussi pris la peine de connaître son propre peuple ne dira
qu'il n'y a pas de différence dans la méthode de penser, dans la
conception du monde et de la vie; par contre, les superficiels, qu'ils
soient blancs ou noirs diront toujours vite que la différence n'existe
pas. Partout vous trouverez toujours chez nous des choses qui paraissent
bizarres, et de notre côté, nous trouvons encore ceci et cela qui nous
semble stupide chez le civilisé.
Votre
livre sur la philosophie bantu dit beaucoup de vérités, mais il arrive
bien tard, c'est-à-dire après qu'on a détruit beaucoup de bonnes choses,
renversé bien des valeurs humaines, méprisé et déconsidéré certaines de
nos bonnes coutumes, après qu'on nous a tant vanté l'Europe comme si
tout était parfait dans vos moeurs, dans vos institutions familiales,
sociales et internationales, après qu'on a lancé nos enfants dans la
poursuite folle et irraisonnée de tout ce qui est occidental et après
qu'on les a détournés de tout ce qui est africain sous prétexte que tout
était magie et stupidité. Les Européens, qui ne veulent pas reconnaître
leurs torts et qui ne veulent pas de rénovation, ceux qui ne veulent
pas évoluer dans leur carrière et qui préfèrent la routine, ne vous
verront pas toujours d'un bon oeil et feront tout pour étouffer votre
voix, et si leur voix est celle du plus fort, la fable de La Fontaine
s'appliquera. Et les Noirs qui sont déjà engagés, pris dans le piège du
matérialisme avec tous les plaisirs qu'il promet, les Noirs déjà
hypnotisés par tout ce qui brille même si ce n'est rien au fond,
retourneront-ils facilement à ce qui est africain? Ne vous ai-je pas
écrit un jour, que même nos abbés sont moins Bantu dans leurs sermons,
dans leurs gestes, etc.? Et je suis heureux de voir qu'un Missionnaire
quelque part dans les colonies françaises l'a aussi écrit dans une revue
de Suisse, le P. Aupiais [204].
Nous
sommes donc d'accord sur votre livre et vos pensées sont exactement les
miennes. Une remarque que je faisais sur ce petit livre est la
suivante: Est-ce que le comportement bantu qui est conditionné par notre
conception de la vie suffirait pour dire qu'il existe toute une
philosophie bantu?
Et
pendant que j'hésitais, mon ami, M..., m'écrivait dernièrement qu'il ne
s'agit pas de différence entre les hommes, mais qu'il s'agit d'une
idée, d'une pensée autour de laquelle tourne la vie de l'homme. Donc
celui qui ne pense qu'à l'argent, suit la philosophie de l'argent, celui
qui dans tout son comportement ne cherche que la vie forte, la force
vitale, c'est cela aussi sa philosophie, je commence donc à très bien
comprendre ce que vous dites.
Oui,
le poison est avalé depuis longtemps parce que même les Missionnaires
n'eurent pas le courage de nous prévenir que l'occidental n'était pas
toujours l'homme modèle.
Mais
nous ne sommes pas tous empoisonnés, mon Père, il y a encore des Noirs
qui veulent rester "noirs", c'est-à-dire christianiser simplement leur
fond bantu, et chercher dans ce que nous apportent les Occidentaux ce
qu'il y a de meilleur et qui, ajouté à ce que nous possédons déjà,
pourrait nous compléter ou mieux nous rendre meilleurs.
Soyons
optimistes. Avec la grâce de Dieu, ces Noirs élèveront la voix, si ce
n'est pas nous parce que nous avons peur des Blancs, ce seront peut-être
nos enfants. Il faut l'espérer et cela est d'autant plus sûr que le
Christ est avec nous. "Je suis avec vous jusqu'à la fin des siècles",
c'est encourageant.
———————————————————————————————————————————————
I
Note de l'éditeur: Rapprochons de cette opinion le témoignage de M.J. Esser [206] , Lazariste, dans le Courrier d'Afrique du 27-10-44.
Note de l'éditeur: Rapprochons de cette opinion le témoignage de M.J. Esser [206] , Lazariste, dans le Courrier d'Afrique du 27-10-44.
La
mauvaise situation démographique de certaines régions est attribuable à
des causes variées et multiples mais principalement au recrutement
excessif de main-d'oeuvre. Jamais le nombre de salariés n'a été plus
élevé.
L'indigène
lui-même voit clair. Il ne se prête pas volontairement à cette
situation pénible. Il proteste à l'occasion mais personne n'a le temps
de l'écouter. D'ailleurs, sa voix est étouffée la plupart du temps.
Un
système savamment et méthodiquement combiné l'enserre de tous côtés et
de toutes façons. Tout est prévu, calculé, combiné pour qu'il soit forcé
de se laisser embaucher "volontairement". Oh, ce n'est pas de
l'esclavage, le mot est horrible à nos oreilles civilisés; tout au plus
pourrait-on parler d'un servage élégant. En tout cas les volontés sont
parfaitement vinculées et les résistances annihilées.
L'indigène
n'est plus nulle part chez lui. Refuse-t-il de se laisser embaucher? On
fait intervenir le chef, dont l'autorité a été rétablie et renforcée.
Ainsi est trouvé le moyen légal de briser les velléités de résistance.
Tel indigène ne veut pas se laisser emporter comme travailleur. Le chef
le condamne à la servitude pénale pour désobéissance. C'est d'une rare
simplicité et combien efficace pour dompter les plus récalcitrants.
Mécontent,
aigri, il part, laissant au village femmes et enfants. Ceux-là du moins
ne seront pas atteints par la mesure cruelle qui le frappe. Et de
nouveau la famille est brisée. Dans le camps de l'exploitation qui
l'embauche, il se mettra en ménage avec une "roulure" quelconque, y
dépensera stupidement son petit avoir, se gardant bien d'expédier à la
mère de ses gosses le moindre franc.
D'ailleurs,
il est prudent de partir seul. Où trouverait-il logement pour sa
famille. On est écoeuré quand on songe à certaines exploitations où sont
accordés aux travailleurs quelques jours pour se construire une case.
Vous voyez d'ici le chimbek en feuilles dont il se contentera et qui
devrait protéger contre la pluie, le vent, les moustiques, la mère et
les mioches. Et quelle promiscuité dans ces cases trop étroites! Père,
mère, enfants dorment les uns sur les autres, étendus pêle-mêle entre
quatre murs malsains. Ni sens moral, ni sens social, ni sens coutumier
ne sont observés.
Et
puis, le recrutement n'est-il pas exagéré? Tous sont-ils à leur
besogne? A côté des éléments utiles, vivote une bande de demi-chaumeurs
et de demi-vagabonds.
Note
de l'éditeur: Cette description porte évidemment sur les camps de
travailleurs recrutés dans la cuvette équatoriale, (où réside l'auteur)
pour l'établissement de plantations privées d'hévéas, sous le couvert de
l'effort de guerre. Comparons l'appréciation du professeur Brock, de
l'Université de Capetown, après sa visite aux régions industrielles du
Congo:
"Il
est frappant de voir comment les autorités belges se sont rendu compte
que même l'énorme richesse minérale du pays doit être subordonnée au
bien-être de la main-d'oeuvre. J'ai vu là des Noirs, frais émoulus de la
vie de brousse, se livrer à des occupations industrielles aussi
compliquées que le rivetage ou la soudure électriques, le moulage, le
perforage et l'explosion de mines et prêter même leur aide au travail
des machines-outils. Au Congo et en Afrique Britannique Orientale,
l'indigène est entraîné à faire le travail le plus efficient dont il est
capable. Et on se rend compte qu'il ne peut être efficient que s'il est
bien nourri, sain, vivant dans son entourage familier et instruit
jusqu'à un certain point. L'employeur est tenu, par les conditions
d'engagement, à lui fournir une habitation adéquate. En beaucoup
d'endroits, les services sociaux ont atteint un standard
considérablement en avance sur celui de l'Afrique du Sud.
On
y a spécialement admis le principe que les travailleurs indigènes
doivent être amenés au travail avec leurs femmes et leurs familles. On
préfère ce système à celui des compounds de Johannesburg, même si le
travailleur ne vient que pour quelques années. A la fin du terme, toute
la famille est transportée à sa région d'origine" (Essor du Congo,
23-12-44).
II
Note de l'éditeur: Il nous paraît indispensable de verser au débat l'argument développé par le R.P. Van Wing S.J. [207] , dans le Courrier d'Afrique du 19 mai 1945, qui démontre la possibilité d'une symbiose entre Bantu et Européens.
Que
le lecteur nous excuse de cette longue citation que l'intérêt de la
thèse développée et l'autorité de son auteur justifient amplement:
... "Il est profondément injuste de déclarer que c'est notre occupation qui est une des causes principales de la dénatalité".
... "Il est profondément injuste de déclarer que c'est notre occupation qui est une des causes principales de la dénatalité".
Nombreux
sont ceux qui admettent cette erreur, qu'on peut lire dans les articles
des journaux et des revues. Or la proposition: "occupation européenne
en Afrique équivaut à cause de la dénatalité" n'a elle que les
apparences de vérité. En fait, c'est une erreur énorme.
Les
apparences viennent du fait constatable suivant: dans plusieurs parties
de l'Afrique l'occupation européenne a été suivie d'un décroissement
réel ou apparent de la population. En A.E.F. le phénomène a été général,
tant au Gabon qu'au Moyen Congo. Au Congo Belge il a été observé le
long du fleuve depuis Banana jusqu'à Coq (Mbandaka). La documentation
historique sur ce point est suffisamment probante pour établir les deux
termes: région bien peuplée à l'arrivée des premiers Blancs, - Etat,
Commerce, Missions, - et région à population très clairsemée après 10,
20, 30 ans.
Il
est certain que l'occupation européenne et la liberté qui en résultait
pour les indigènes d'aller et venir a favorisé la dissémination des
maladies vénériennes et des épidémies. Les épidémies existaient, les
maladies vénériennes, apportées par les Arabes depuis cinquante ans,
avaient pénétré jusqu'au centre du Congo Belge. Mais les populations qui
en souffrait restaient dans leurs villages. L'occupation européenne
leur a permis de voyager, et ainsi elle a été l'occasion de la
dissémination de ces maladies.
C'est
là un fait, mais qui est dominé par un autre fait, que si Léopold II
n'avait pas occupé l'Afrique Centrale, les Arabes en auraient fait un
désert. Pour cette vérité, nous avons aussi des documents absolument
probants, qui vont de Livingstone et Cameroun jusqu'aux expéditions
anti-esclavagistes et la guerre contre les Arabes.
L'occupation
européenne amène nécessairement le recrutement d'indigènes pour la
Force Publique et les travaux et ensuite pour le commerce et
l'industrie.
Ce
recrutement, à moins d'être excessif, n'est pas cause de dénatalité,
comme on peut le constater dans le Bas-Congo et ailleurs où il atteint
des proportions qui frisent l'excès.
Il
devient facilement nocif, dans les populations qui n'ont plus leur
équilibre moral et social, mais ces populations, sans subir de
recrutement, finiront tout de même par disparaître. Un recrutement
normal n'enlève pas plus d'adultes mâles aux collectivités indigènes,
que n'en faisaient disparaître les empoisonnements, les meurtres
rituels, les guerres de villages et de tribus, les tueries exécutées par
les peuples conquérants, comme les Azande au Nord-Est et les Batshok au
Sud, lors de l'arrivée des Belges. Toutes ces causes de dépopulation
ont été supprimées par l'occupation européenne. Trop de gens se figurent
le Congo d'antan comme un paradis et ses villages comme des asiles de
paix et d'entente cordiale, où les groupements vivaient heureux dans une
parfaite adaptation à leur milieu et un équilibre stable.
Pour
démontrer que l'occupation économique la plus intense n'est pas par
elle-même un facteur de dénatalité, nous allons comparer deux peuples
voisins, les Bakongo et les Bateke-Bawumbu-Bafungumu; ces trois
dernières peuplades peuvent être considérées comme d'une souche unique,
ou en tout cas comme très apparentées.
Des
Bakongo, nous ne considérons que ceux qui habitent le Congo Belge,
depuis Banana jusqu'à 20 km. autour du Stanley-Pool. Nous ignorons leur
nombre au premier juillet 1885, quand l'Etat Indépendant fut proclamé à
Vivi. A en juger par la population qui, en 1893, habitait la région de
Kisantu-Madimba et par les documents historiques pour le reste du pays,
on peut l'estimer à plus de 600.000 habitants. De Matadi à Léopoldville,
par la route des caravanes, tout le ravitaillement et tout l'outillage
du Moyen et du Haut Congo dut être amené par des porteurs. Tous ces
porteurs étaient Bakongo. En 1893, 4.000 mâles adultes étaient
constamment en route, portant des charges d'une moyenne de 32 kilos, de
Matadi à Léopoldville et de Léopoldville à Matadi.
Cette
corvée surhumaine dura plus de 10 ans. En 1898, le chemin de fer était
achevé. L'année suivante, la petite vérole enleva dans certaines régions
1/10 de la population. A partir de cette même année la maladie du
sommeil se répandit dans tout l'habitat des Bakongo. En certaines
régions elle enleva les 9/10 de la population. C'est le cas pour la
région de Kisantu-Madimba, où en 1913 ne subsista qu'un dixième. L'année
1914 est la première où il eut plus de naissances que de décès à
Kisantu. C'est en 1910 que le Gouvernement proposa aux Jésuites de
quitter le désert de Kisantu, et de les aider à s'installer dans les
régions très peuplées du Lomami.
Les
entreprises industrielles, commerciales, agricoles, n'ont cessé de se
multiplier au Bas-Congo. En dehors des Bazombo de l'Angola, et des
Balali d'A.E.F., tous les deux rameaux Bakongo, toute la main-d'oeuvre
de toutes ces sociétés est recrutée sur place. Aucune partie du Congo
Belge ne fournit une proportion pareille de salariés.
Malgré
tous les facteurs de dépopulation énumérés plus haut, malgré
l'occupation économique la plus intense, la population se refait
partout, excepté dans une partie du Bas-Fleuve et dans la région voisine
du Pool, et dans cette dernière partie les Bakongo étaient une
minorité, les Bawumbu la majorité. Dans la région de Kisantu, en 30 ans,
la population a augmenté de 600 pour 100. Cela, malgré une émigration
continue des jeunes gens et des jeunes ménages vers les centres,
principalement vers Léopoldville. Ce sont ces ménages Bakongo qui
relèvent d'année en année le taux de la natalité dans ce grand centre.
La
conclusion s'impose: l'occupation européenne, même la plus intense,
n'est pas en soi un facteur de dénatalité pour l'ensemble d'une
peuplade.
Le
terme de comparaison est constitué par les Bateke-Bawumbu-Bafumunu.
Leur habitat se limite par le Pool, - le Chanal, le Bas-Kasaï, le
Bas-Kwango jusqu'au 5ème parallèle sud. Pays beaucoup plus grand que le
Bas-Congo. En 1900, le Gouverneur Costermans, qui l'avait exploré,
estima sa population à un million. Le R.P. De Vos S.J., qui le parcourut
plusieurs fois, l'estima alors à au moins un demi-million. En 1912 il y
avait encore des agglomérations de plusieurs milliers d'habitants.
Jamais ce pays ne connut une occupation économique. Il y eut de petites
entreprises agricoles, industrielles et commerciales, mais uniquement à
la périphérie, le long des fleuves. Jamais ces entreprises n'eurent
ensemble un millier de salariés. En 1923 il y eut un camp militaire à
Tua, au centre; mais ce camp fut abandonné, parce que situé dans un
désert.
Actuellement
ce pays ne compte plus 35.000 autochtones. Cette population s'éteint,
mais les causes de cette extinction ne sont à coup sûr ni notre
occupation, ni notre économie...
J. Van Wing S.J.
———————————————————————————————————————————————
Notes:
[1] Sur la problématique de la philosophie africaine, cfr A.J. SMET, (éd.), Philosophie africaine. Textes choisis et Bibliographie sélective, Kinshasa, 1975, 2 t., 563 p., cité plus loin par Textes. IDEM, Bibliographie de la pensée africaine, Répertoire et Suppléments I-IV, in Cahiers Philosophiques Africains 2 (1972), p.39-96; (1975) n.7-8, p.63-286. IDEM, Histoire de la philosophie africaine contemporaine: Courants et problèmes (Cours et documents, 5). Kinshasa, FTC, 1980, 299 p., Bibliographie, p.5-14 et 277-292. IDEM, Philosophie africaine. Bilan bibliographique. African philosophy. A Bibliographic Survey. 1729-1995. Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 2000, plus de 9.000 références, avec une Table systématique (sous presse).
Notes:
[1] Sur la problématique de la philosophie africaine, cfr A.J. SMET, (éd.), Philosophie africaine. Textes choisis et Bibliographie sélective, Kinshasa, 1975, 2 t., 563 p., cité plus loin par Textes. IDEM, Bibliographie de la pensée africaine, Répertoire et Suppléments I-IV, in Cahiers Philosophiques Africains 2 (1972), p.39-96; (1975) n.7-8, p.63-286. IDEM, Histoire de la philosophie africaine contemporaine: Courants et problèmes (Cours et documents, 5). Kinshasa, FTC, 1980, 299 p., Bibliographie, p.5-14 et 277-292. IDEM, Philosophie africaine. Bilan bibliographique. African philosophy. A Bibliographic Survey. 1729-1995. Kinshasa, Facultés Catholiques de Kinshasa, 2000, plus de 9.000 références, avec une Table systématique (sous presse).
[2]
A. KAGAME, L'ethno-philosophie des "Bantu", in R. KLIBANSKY (éd.), La
philosophie contemporaine, Chroniques, Florence, 1971, t.4, p.95
(Textes, p.95); cfr IDEM, La philosophie bantu comparée, Paris, 1976,
p.7.
[3]
Vient de paraître... R.P. Placide Tempels, La philosophie bantoue, in
L'Essor du Congo, Vendredi, 2 nov., 1945, p.3, col.3; cfr d'autres
critiques de la première heure: E. DE BRUYNE, Kantteekeningen bij de
Bantu-philosophie, in Kongo-Overzee 10-11 (1945-46), p.255; E. BOELAERT,
La philosophie bantoue selon le R.P. Placide Tempels, in Aequatoria 9
(1946), p.84-85 (Textes, p.280-281); M. GRIAULE, in Témoignages sur la
"Philosophie bantoue"du Père Tempels, in Présence Africaine 7 (1949),
p.256; J. HOWLETT, Ibidem, p.261; L. DE SOUSBERGHE, A propos de la
philosophie bantoue, in Zaïre 5 (1951), p.821-823 (Textes, p.289-291).
[4] F. CRAHAY, Le "décollage " conceptuel : conditions d'une philosophie bantoue, in Diogène 52 (1965), p.63 (Textes, p.328).
[5]
P. HOUNTONDJI, Histoire d'un mythe, in Présence Africaine (1974) n. 91,
p.6: "les auteurs en question (y compris Tempels, malgré son apparente
naïveté) savaient bien que la "philosophie africaine", au sens où ils
l'entendaient, appartenait à un tout autre genre que la "philosophie"
européenne, au sens habituel et rigoureux du terme".
[6]
Cfr V. MULAGO, T. THEUWS, Autour du mouvement de la "Jamaa"
(Orientations pastorales, 1), Limete (Léopoldville), 1960; G.C., Le Père
Placide Tempels et les populations bantoues, in Osservatore Romano, 18
juin, 1965, p.4; Padre Tempels e la "Jamaa", in Le Missioni Francescane
41 (1965) n.5; J. FABIAN, Philosophie bantoue: Placide Tempels et son
oeuvre vus dans une perspective historique, Bruxelles, 1970, (Textes,
p.383-409); W. DE CRAEMER, The Jamaa and The Church. A Bantu Catholic
Movement in Zaïre. Oxford, Clarendon Press, 1977, VIII-192 p.; A.J.
SMET, La Jamaa dans l'oeuvre du Père Placide Tempels, in Religions
africaines et christianisme, I, in Cahiers des religions africaines 11
(1977) n.21-22, p.249-264. - Contre la Jamaa: PERITUS, L'église face à
la scandaleuse Jamaa, in Le monde et la vie, 155 (1966) n.2, p.24-25 et
62-63; P. MUKENDI, La Jamaa et son avenir, in Revue du Clergé Africain,
26, 1971, p. 142-168; M. SERVANT, Veillez et priez car l'heure est
proche, il est midi moins cinq, Saint-Germain-en Lory, (après 1971),
p.507-512.
[7]
L. HANSEN, De literaire nalatenschap van P. Placied Tempels O.F.M., in
Franciscana 38 (1983), p.147-214; 39 (1984), p.3-42; 40 (1985), p.41-83;
cfr p.176: "Wereldbeschouwing en denkstructuren van Bantoes".
[8]
Cfr un dernier texte inédit: le chapitre VIII de La Philosophie bantu,
où il a été restitué: Plaidoyer pour la philosophie bantu. La
"Philosophie bantu" rend-elle fidèlement les pensées des Bantu? du
18.8.1945 et en 2e rédaction incomplète, de 1947 (L. HANSEN, o.c.,
Franciscana 38 (1983), p.8).
[9]
En 1945, Monsieur A. Rubbens, traducteur de La Philosophie bantoue, a
attribué au Père Tempels, (dans Dettes de guerre, Elisabethville, 1945,
p.71-75), l'article Justice sociale, (signé de l'initiale B.), de
L'Essor du Congo du 25 févier 1945. Me fiant à Rubbens, je l'ai
reproduit dans le recueil Philosophie Africaine, Textes choisis I
(p.85-88), ensemble avec La philosophie de la rébellion. Grâce aux
recherches du Pr Fr. BONTINCK, ce texte "peut sans danger d'erreur être
éliminé de la bibliographie de Tempels; que L. Ballegeer en soit
l'auteur ne semble guère douteux" (Tempelsiana, a.c., p.72).
[10]
Signalons encore TEMPELS, Pl., La christianisation des philosophies
païennes. Anvers, Soeurs Missionnaires de N.D. d'Afrique, 1949, 40 p.,
texte qui appartient plutôt aux écrits de catéchèse du Père Tempels.
[12]
Traduction de: Het grondbegrip der bantu-ontologie. Texte inédit, début
1944. Les marges (de 6 à 8 cm.) du ms. sont remplies de notes, écrites à
l'encre ou au crayon, en néerlandais, mais un lecteur (E), en français.
Les écritures des lecteurs A, B (à l'encre, mais d'une teinte
différente) et de H (au crayon) ressemblent fort à celle du Père
Tempels, connue par d'autres manuscrits inédits. Cfr A.J. SMET (éd.),
Pl. Tempels, Le concept fondamental de l'ontologie bantu, traduction
publiée dans Mélanges de philosophie africaine, (RPA., 3), Kinshasa,
FTC, 1978, p.149-180. Abbréviations:
A, B, C, etc.: écritures différentes
add.: addition interlinéaire ou marginale
corr.: correction interlinéaire
rat.: rature
x: écriture non identifiée avec précision
?: lecture douteuse
< >: texte ajouté par nous.
[13] la civilisation primitive corr.x: tous ceux qui ont la magie add.H: tous les peuples claniques add.F.
[14]
Ce paragraphe est biffé; en fait, cette partie manque. Il s'agit
probablement de 'Catéchèse bantoue'. Au verso de f°1: SCHEMA (par main
B)
Introduction
1) Les Noirs sont des hommes. Donc, leurs croyances, leurs institutions, leur droit sont fondés sur des idées.
2) Les Noirs sont plus ou moins des primitifs... Donc, vu la position de la science moderne (Le Roy, Schmidt),
où est leur point de départ: l'évident, le simple.
3) Il ne faut pas décrire, mais philosopher, penser comme eux: et l'exprimer dans un langage philosophique
ordinaire de la Science universellement humaine; seul l'exemple donne une explication suffisante.
2) Les Noirs sont plus ou moins des primitifs... Donc, vu la position de la science moderne (Le Roy, Schmidt),
où est leur point de départ: l'évident, le simple.
3) Il ne faut pas décrire, mais philosopher, penser comme eux: et l'exprimer dans un langage philosophique
ordinaire de la Science universellement humaine; seul l'exemple donne une explication suffisante.
4) Les sources: les connaissances linguistiques, les anciens et la philosophie.
5) Plan: ontologie, applications, faits.
6) Point de départ: l'évangélisation + but: l'évangélisation
7) Méthode d'exposition 1. La théorie; 2. Les faits (quelques-uns); 3. Pour les chercheurs.
[15]
Les Noirs sont logiques. Usages. Mentalité inextirpable. Nous ne nous
comprenons pas. Il y a une faille entre nous. Comment comprendre sans
principe fondamental add.A.
[17] La mentalité primitive de DURKHEIM; La religion des primitifs, Mgr LE ROY; Les non-civilisés et nous, R. ALLIER add. E.
[21] Cfr ALLIER, ,
t.II, p.244. Comment comprendre l'attitude... si l'on ne tient pas
compte de la représentation qu'il a des choses, et de lui-même au milieu
des choses. Cette représentation est essentiellement magique? (la suite
en néerlandais): des pratiques,.. magiques, peut-être, mais qui
reposent sur une ontologie add.B.
[25]
nous parlons ici uniquement de l'élément humain de la propagation du
royaume de Dieu add.C: et de la représentation de notre vie et de notre
foi chrétienne add.F.
[35]
et qu'il doive reconnaître: "le Blanc en sait autant que moi..." add.H:
et même plus parce qu'il a plus voyagé et donc parlé avec un plus grand
nombre de Bantu add.F.
[44]
rôle du chef: il est notre chef, il est notre Dieu ... il les fait
vivre tous sur notre sol: les hommes et les animaux add.H.
[47]
et une question de ligne de vie: la ligne droite des ancêtres jusqu'à
Dieu add.F: Contra (Luc.14,26), cfr plus loin, application add.x.
[50]
représentation irraisonnée peut-être, mais très vivante en lui, qu'il a
des choses et de lui-même au milieu des choses. Allier, 224 add. en
français B.
[55]
certains éléments sont peut-être bons; certains autres ne sont
peut-être pas à concilier avec la philosophie et la théologie
universellement humaines add.C.
[61] Dieu, ntu, force de la vie personnifiée, Esprit, vivant, animal, choses, le, ntu, force inconnue add.A.
[62]
Moi pas (rat.), je ne suis pas un dynamiste ni un énergétiste, ni un
scotiste non plus, qui confond l'être (wezen) abstrait avec un degré
d'être (zijn). Lisez par ex. le R.P. VANDENBOSSCHE dans Congo add. F.,
rat. (cfr plus loin, note 60).
[81]
créés add.A: Suivant nous, après sa naissance, l'enfant est un être
nouveau, autonome, une substance. Pour les Bantu, même s'il est adulte,
l'enfant a une vie intérieurement, essentiellement et aussi
juridiquement subordonnée à la vie de son père, de sorte que sa vie peut
être influencée par son père. La force de vie d'un enfant ne PEUT pas
influencer maléfiquement (maléfiquement rat.) celle de son père add.C.
[83]
Un animal, une chose, peuvent-ils s'emparer d'autres forces de vie, ou
l'être rationnel est-il seul à pouvoir le faire? Qu'elle est la
hiérarchie des êtres dans leur dépendance réciproque? add.D
[100]
moi pas. C'est comme si pour vous le Moluba disait: l'étant (wezen)
veut ou ne veut pas, mais l'étant n'a pas d'"être" (zijn), donc une
ontologie fausse, une ontologie sans "oov" add.F, rat. en entier.
[107] et comme dispensateur de l'"être", ou "père" (à peu près) comme nous parlons de la 2e Personne = fils add.F..
[110] holà! d'abord faire appel à la psychologie et la "volonté" add.F: base ontologique de la psychologie add.H.
[113] Pourquoi alors? ajouter un chapitre la-dessus; c'est très nécessaire pour vos bêtes collègues add.F.
[123]
Pour nous, la volonté = libre et "spontanée" (auto-déterminisme add.H)
(3e Personne Trinité); pour eux, la volonté = substantialité qui agit
(l'acte du père) add.F.
[126]
coupable? La culpabilité n'est pas supposée, mais il y a constatation
de "perversité", la société a le droit de l'auto-défense add.A.
[130] exemple mal choisi, l'accident de travail étant en droit européen un compromis entre deux responsabilités add.E.
[132] Cfr l'arrêt de Mathieu (?) en août, à Elisabethville? add.F: même conclusion à partir de l'usage international add.H.
[139] expriment clairement la constatation de leur négligence et en expliquent les circonstances add.F.
[152]
ne pourrait-on pas recevoir quelques détails sur l'origine de ces
esprits? Leur origine est-elle attribuée à Dieu? Leur relation vis-à-vis
de Dieu, maintenant? add.D.
[163]
Si les anciens savent dans le vrai sens, qui les empêche de communiquer
ce savoir? in specie, un homme au bwanga peut apprendre des trucs; mais
qu'est ce qui alors est nécessaire. Une influence directe des esprits?
Quels esprits? Des morts et lesquels? Alors, l'homme au bwanga ne
possède-t-il pas une force de vie supérieure aux manga vis-à-vis de son
"enfant"? add.D.
[168]
En ciokwe il existe un mot kujimbikila, c'est-à-dire: "être caché à",
très clairement: radical: ku-jimba +suffixe +ika +ila add.D.
[174]
Ce texte est introduit comme suit: "Un collaborateur, savant
connaisseur de la mentalité indigène, nous confie cette remarquable
étude. A l'encontre des oiseuses paroles, déversées à gros flots au
sujets des récentes rebellions, elle nous amène à une des causes
profondes du malaise qui existe depuis longtemps déjà entre Blancs et
Indigènes et qui se manifesta, il y a quelques mois, de façon tragique"
(L'Essor du Congo, jeudi 31 Août 1944, p.1, col.4).
[175]
Dans l'Essor du Congo (14 oct. 1944, p.3, col.3) l'article est
introduit comme suit: "Un broussard nous prie de publier ces quelques
considérations sur l'article de M. Pierre Borlée "Problèmes d'après
guerre. La dénatalité dans les milieux indigènes", - paru dans la
Belgique d'Outremer, août 1944. Il nous prie de noter que par ex. chez
les Baluba le taux de natalité est descendu à 0,08". - Pour situer
davantage ce texte, deux notes ont été ajoutées aux Extraits dans Dettes
de guerre, o.c., (p.151-156); nous les reproduisons comme Annexes à la
fin du présent volume.
[190]
Le Père Tempels se réfère ici sans doute à W. WALLACE, S.J., De
l'Evangélisme au Catholicisme par la route des Indes. Traduction de
l'Anglais par L. Humblet, S.J., Introduction par Th. Henusse, S.J.,
Bruxellezs, A. Dewit, 1921, 306 p.
[192]
Prof. A. Burssens a aidé le Père Tempels dans la préparation de
l'édition du "texte original" néerlandais de la Philosophie bantu:
Bantoe-Filosofie, Antwerpen, De Sikkel, 1946, p.v, note 2.
[196] P. TEMPELS, Philosophie bantu, Introduction et révision de la traduction... par A.J. Smet, Kinshasa, FTC, 1979.
[198] Ce mot a, chez les Bantu, un sens ontologique, un sens juridique. Chez nous, il n'a que le sens physique.
[200]
L'introduction est du Père Tempels; toutes les lettres sont de E.
NGANDU, le nom de l'auteur devait rester secret. Selon l'usage depuis
les écrits de l'Abbé Alexis Kagame, nous avons unifié l'orthographe:
muntu et le pluriel bantu qui respecte la signification de ces termes
(Note de A.J. Smet).
[201]
"Bantu" est le mot, qui dans les langues des races noires du continent
africain, au Sud de l'Equateur, signifie "hommes noirs". Bantu est le
pluriel de Muntu. L'Européen a pris l'habitude de désigner par le mot
"Bantu" le Noir, qui appartient à une de ces races, et d'ajouter le
qualificatif "bantu" à tout ce qui caractérise ces peuples. Ainsi on
parle des langues bantu, de la philosophie bantu, des races bantu.
[202]
Catéchèse Bantoue donne des exemples pratiques de la manière dont on
pourrait greffer le christianisme sur les conceptions philosophiques des
Bantu. - Cfr Bulletin des Missions (Loppem) 22 (1948) n°4, p.258-279.
[203]
Pour diminuer la discrimination des races (blanche et noire) le
Gouvernement cherche la formule pratique, qui introduirait dans la vie
publique, sociale et juridique au Congo une reconnaissance officielle de
la valeur de ces Noirs évolués et un plus grand respect pour leur
personne. Les Noirs reconnus "évolués" recevraient une carte.
[204]
Cfr F. AUPIAIS, Les Noires, leurs aspirations, leur avenir. Lille, Ed.
Univers, 1945, 16 p.; IDEM, Pierres d'attente pour une chrétienté
africaine, in Bulletin des Missions 20 (1946), p.91-103 (note de la
rédaction, A.Smet).
[205]
Nous reproduisons ici les deux notes ajoutées par l'éditeur des
Extraits de l'article Dénatalité (cfr plus haut, p.32) dans Dettes de
guerre, Elisabethville, 1945, p.151-156, faisant partie du TITRE VI "Le
dépeuplement du Congo" (p.145-170).
[206]
Le Père Joseph Esser (né en 1901), Lazariste français, rencontra, en
1944, le P. Tempels qui était hospitalisé à Elisabethville; son nom
revient plusieurs fois dans la correspondance Tempels-Hulstaert (cfr Fr.
BONTINCK, o.c., p.34-37, 40-41, 43-44 et 52).
[207]
Le Père Jozef Van Wing S.J. (1884-1970) fut consulté par le Provincial
des Franciscains, concernant le livre du P. Tempels; il répondit de
Bruxelles, le 3 février 1946: "J'ai lu attentivement le livre: "La
Philosophie Bantoue". Je n'ai rien rencontré qui offense l'orthodoxie.
Pour certains passages, il faut bien se mettre au point de vue de
l'auteur, point de vue qu'il indique du reste et qui est justifiable. Le
livre est de nature à mécontenter des autorités ecclésiastiques et des
missionnaires, par l'outrance de certaines affirmations, par l'absolu de
certaines condamnations générales, et par un certain ton un peu
déplaisant: "vous l'ignoriez tous, je vais vous le dire" (cité par
HANSEN, a.c., Fanciscana 39 (1984), p.28; cfr Fr. BONTINCK, o.c., p.106
et 117).
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