Jan 6, 2023

A propos de la philosophie du langage

J. SUMPF Paris-VIII

A PROPOS DE LA PHILOSOPHIE DU LANGAGE

1. Introduction.

En France, les philosophes ont une certaine familiarité avec la linguistique par l'intermédiaire de F. de Saussure, de Cl. Lévi-Strauss ou de N. Chomsky. M. Merleau-Ponty a écrit sur l'apport saussurien. A.-J. Greimas, de son côté, a vu en Merleau-Ponty un des maillons de cette sémiologie générale qui doit gouverner l'ensemble des sciences humaines. Si l'on se rapproche de l'actualité, on conçoit qu'un titre comme celui de Cartesian Linguistics (de N. Chomsky) séduise le public français. Cette familiarité s'accompagne d'un autre sentiment qu'on trouve tout au long de l'œuvre de Cl. Lévi-Strauss : on attend beaucoup de la linguistique. Certes, Cl. Lévi-Strauss lui-même marque les limites de l'apport de la linguistique. Néanmoins, il demeure frappé par la cohérence du modèle phonologique, par l'aisance de la pensée de R. Jakobson.

Nous voudrions montrer que (1) les notions qui semblent les mieux assises, celles de phonème ou de morphème par exemple, sont relativement vagues; (2) il est de fait que la linguistique est en plein bouleversement et que les linguistes peinent beaucoup; (3) il existe une voie vers une solution, que nous qualifierons de philosophique, ou de Philosophie du langage. C'est sur ce dernier point que nous nous attarderons le plus, à partir des thèses d'une partie de l'école de N. Chomsky, représentée notamment par l'œuvre de Katz et Fodor. Par ailleurs, Zeno Vendler, à l'intérieur de l'école de Z. Harris, peut à bien des égards être rapproché de Katz et Fodor. Il est évident que, au-delà de l'exposé des thèses, nous tenterons d'indiquer, après bien d'autres (U. Weinreich, Y. Bar- Hillel, etc.), les limites, les insuffisances de la solution « philosophique » et enfin les voies d'une réflexion qui délimitera plus soigneusement, selon nous, la linguistique et la philosophie.

2. La notion de phonème.

Elle constitue, dès la fin du xixe siècle, la clef, ou une des clefs, de la naissance de la linguistique scientifique. En effet, dans la tradition dialectologique française, elle est l'élément de variation le plus fin àl'intérieur des parlers romans, ainsi que du latin au français. Le phonème se définit donc par l'élément variable à l'intérieur d'une constante étymologique. La polémique franco-allemande sur la fatalité des lois phonétiques tient à la fois à la tradition empiriste française (qui est anti-biologiste, mais médicale, c'est-à-dire sensible aux écarts pathologiques) et à la tradition intellectualiste (c'est-à-dire pédagogique et positiviste) qui veut que ce qui commande l'évolution phonétique, ce soit l'évolution culturelle. Issue de Franz Boas, la dialectologie américaine ne sera ni intellectualiste ni empiriste au sens français; chaque dialecte se présentant dans une aire et une histoire spécifiques, inconscientes et nécessaires. Cela tient à F. Boas, mais cela tient surtout au fait que les linguistes, même lorsqu'ils étaient humanistes de formation comme E. Sapir, se trouvaient devant des langues non familières.

Dans ce cas, on conçoit que le phonème soit apparu pour seulement ce qu'il était déjà, c'est-à-dire l'aspect le plus élémentaire de la réalité linguistique, mais aussi le plus descriptible et le plus aisément systéma- tisable. Mais qu'est-ce que le phonème?

W. Freeman Twadell, dans un texte déjà ancien (1935) \ distingue successivement :

1. le phonème comme réalité mentale ou psychologique. Le phonème est ce qu'on répète : « Les phonèmes sont des modèles que les sujets parlants cherchent à imiter », et cela parce qu'ils sont des éléments de base du système, que l'on retrouve dans tout le système d'une langue, parce qu'on peut les définir et qu'ils ont un sens. Scientifiquement parlant, il est évidemment impossible de parler d'esprit ou de pensée; mais il est de fait que les sons constituent, comme le dit E. Sapir, un pattern, un modèle reproductible et reconnaissable d'une manière spécifique dans chaque langue. Les notions praguoises de « système phonologique » et de fonction sont évidemment proches de celles de pattern.

2. le phonème comme réalité physique. En fait on lie son et trait distinctif. C'est le cas chez L. Bloomfield (A Set of Postulats for a Science of Language). Différents morphèmes peuvent être semblables, ou partiellement semblables, quant aux traits vocaux. Ainsi /b / dans book et table, /s / dans stay et west, etc. Définition : « le trait vocal minimal identique est un phonème ou un son distinctif ». Le phonème est défini par deux données de base : (a) les sons de la parole; (b) un ensemble de catégories phonétiques ou traits distinctif s (ouvert /fermé, par exemple). « A chaque son de parole on fait correspondre un certain sous-ensemble de l'ensemble des traits distinctif s. En utilisant une terminologie plus usuelle, on dira que chaque son est constitué de n traits 2. » Quoique volontairement non mentaliste, physicaliste, cette définition du phonème (cela n'échappe à personne) ne va pas sans une certaine psychologie du locuteur et du récepteur : les phonèmes sont des événements physiques, mais ils sont aussi perçus et en tant que tels reconnus comme semblables ou différents. S'il y a élimination du sens en tant que fonction, il n'en reste pas moins

1. Reproduit dans Martin Joos, Readings in Linguistics I, « The development of descriptive linguistics in America (1925-1956), » The University of Chicago Press, 1957, 4e éd. 1966, 421 pages. De même, le texte de Bloomfield cité ensuite. 2. Dans I. I. Revzin, Les Modèles en linguistique, Dunod, tr. Y. Gentilhomme, 1968, 201 pages (p. 6).


que la dissociation complète de la substance et de la forme sont impossibles. Mais que faut-il entendre par forme (imaginaire, dit Twadell)? C'est ici que commence une série de difficultés moins polémiques que celles que nous venons d'indiquer.

(1) Distinction entre phonèmes attestés et phonèmes admissibles dans le système. Cette distinction est essentielle à la constitution des classes de phonèmes équivalents. Dans le cas 1, « nous disons que deux sons de parole Sj^ et S2 sont équivalents si la substitution de S2 (ou S^ à Sj (ou S2) dans un mot phonétique au moins donne également un mot phonétique ». Dans le cas 2, « nous disons que deux sons de parole 8г et S2 sont fortement équivalents si la substitution de S2 (ou Sj) à Sj (ou S^ dans un mot phonétique quelconque donne également un mot phonétique.

Un système phonologique se constitue généralement selon le cas 2, c'est-à-dire selon l'équivalence forte.

(2) Les traits sont compatibles ou incompatibles entre eux, non pertinents ou pertinents selon qu'ils demeurent liés dans un couple de sons Sl5 S2, ou qu'ils sont libres et donc opposables, c'est-à-dire substi- tuables et provoquant une modification par eux-mêmes. Cela suppose que substitution (ou commutation) et identification marchent de pair. Il faut dans pin et tin que p et t soient substituables et que in soit le même. Mais en quoi consiste réellement l'unité ainsi définie? C'est un « segment compris entre deux pauses », dit Revzin. Mais ce segment dépend donc des pauses, c'est-à-dire, à certains moments, de phénomènes prosodiques. Ce segment dépend de la langue en question. Ce peut être la syllabe 3. En définitive, c'est la commodité qui dictera le choix du segment ou, plus justement, c'est l'environnement qui décide. Comme le dit D. Jones : « Si deux sons d'une langue peuvent se rencontrer dans une même situation par rapport aux sons environnants, ils appartiennent par définition à des phonèmes différents 4, donc pertinents : ph, p et Л ne sont pas différents dans le même environnement en anglais, mais p, t et h le sont.

(3) On distinguera en phonologie, comme en syntaxe, les modèles paradigmatiques et les modèles syntagmatiques. Dans le cas du modèle paradigmatique, chaque phonème est défini par l'intersection d'une série de traits disposés en tableau. Dans le cas du modèle syntagmatique, le phonème est défini par sa position dans la chaîne parlée. Dans les deux cas se pose un problème de hiérarchisation des classes de traits (notion d'archiphonème, d'homogénéité, distinction chez A. Martinet entre la série et l'ordre).

3. La notion de morphème.

Nous retrouvons à propos du morphème les procédures de définition déjà rencontrées à propos du phonème, mais sur le plan syntaxique : unité minimale, etc. Ce problème est d'importance, car longtemps l'unité minimale a été le mot et, par là, on se trouvait entraîné nécessairement

3. Cité par E. Fischer- Jergensen, « On the definition of phoneme categories on a distributional analysis », Ada Linguistica, vol. 7, 1952; trad. fr. in Langages 20, p. 35-60. 4. Cité par Revzin, p. 18.


vers un tout complexe : signifiant-fonctionnel, sinon vers l'idée aristotélicienne de substance. Les difficultés, ici, sont connues :

(1) Sur quelle langue ou sur quel niveau de langue sera effectuée l'analyse morphématique? Que signifie, par exemple, l'expression « français moyen urbain »?

(2) Comment couper? Selon l'intuition du locuteur natif? Selon le sens?

(3) Généralement, la question ne se pose pas en termes aussi empiriques. La question est : sur quelles bases théoriques couper?

La segmentation peut se faire dans la continuité avec la segmentation phonologique : importance des bornes (Grenzsignale de Troubetskoï), des pauses, du groupement distributionnel (Harris). Le problème est évidemment de trop segmenter (over-cut) ou de ne pas assez segmenter (undercut). La segmentation dépend en définitive de l'idée théorique que l'on se fait de la grammaire (analyse en constituants immédiats, grammaire generative, etc.).

4. Aperçu sur les raisons de ces difficultés.

Les difficultés tiennent, comme on l'a vu, à la diversité des langues, au fait que la linguistique a affaire non seulement à une langue, mais au langage, sinon à la communication. On retrouve là la difficulté de toute science, celle qui tient à l'opposition entre abstrait et concret, mais on retrouve aussi une difficulté qui est à la base de toute science dite humaine, celle qui tient à l'opposition entre partiel et global. La globalité de la linguistique tient, entre autres, au fait que la langue a une histoire, plus radicalement au fait qu'on ne peut se débarrasser de la signification, dont tout le monde dit que c'est un fourre-tout, un feu-follet (Quine), etc. A cet égard, il faut se défier de donner à la notion de modèle en linguistique le sens qu'a la notion de modèle en mathématiques. Un modèle en logique mathématique implique des formules de base (dites atomiques) non ambiguës et un système de connecteurs qui permettent de le construire. Les modèles linguistiques, comme tous les modèles en sciences humaines, sont des modèles de simulation. Cela signifie que tout modèle linguistique est :

— une approximation;

— une construction deductive hypothétique;

— une construction dont la validité doit être testée, interprétée. La notion d'interprétation se retrouve dans tous les modèles linguistiques actuels, que ce soit chez Z. Harris ou chez N. Chomsky. Il ne s'agit pas seulement de savoir si le modèle rend compte des faits qu'on estime essentiels, comme en économie politique, par exemple, mais de savoir si le modèle qui est lui-même une langue nous redonne une langue, c'est- à-dire sinon une parole, du moins des phrases. Dès la naissance de la linguistique, il en a été ainsi : Bopp définissait l'ensemble systématique indo-européen comme ce qu'il avait rassemblé et systématisé en tant que tel, c'est-à-dire qu'il s'agissait, d'une part, d'un certain nombre d'inductions à partir des langues attestées, d'autre part, d'un système de traits, enfin de l'interprétation selon des mots (il ne s'agissait pas encore de 

phrases) intelligibles pour la communauté européenne, tout au moins relativement familiers ou traduisibles.

On peut dire que l'histoire de la linguistique est faite, d'une part, de polémiques sur des points jugés essentiels (consonantisme, par exemple), sur des questions de validité (fatalité des lois phonétiques), mais, d'autre part, de la succession de modèles de simulation. Cette succession implique

(1) une certaine continuité : en un sens tout remonte à G. Humboldt;

(2) une finesse d'analyse accrue qui conduit, d'une part, à restreindre le champ des modèles (à cet égard, la linguistique est allée, comme la sociologie après Weber, vers des middle range theories); d'autre part, cette restriction n'a pas tué les ambitions plus vastes : par exemple, le problème des typologies linguistiques, pas plus que les restrictions à la sociologie globale, n'ont empêché une théorie générale des systèmes sociaux comme celle de T. Parsons. En ce sens, l'histoire des sciences humaines toute entière est celle d'une complication de son objet. Cette finesse d'analyse accrue ne constitue pas une variante d'un ensemble diffus relativement continu. On ne peut parler d'un champ de la linguistique, comme il est normal et relativement rigoureux de parler d'un champ social dans lequel on a découpé des théories plus ou moins vastes et, plus récemment, des théories moyennes, régionales (la communauté urbaine, par exemple). La finesse d'analyse en linguistique a toujours été le fruit d'une radicalisation de son objet. Cette radicalisation ne peut être que programmatique en un premier temps. Il y a une formalisation et une rigorisation de la linguistique par emprunt à la logique ou aux mathématiques. Il y a une rigorisation interne à la linguistique par voie de radicalisation. Nous allons montrer ce processus endogène d'abord chez F. de Saussure, puis chez N. Chomsky, en tentant de voir en quel sens ce qui est programmatique (et radical) prépare la voie à une solution philosophique, à une philosophie du langage.

5. F. de Saussure.

Il est connu que le Cours de Linguistique générale a été rédigé d'après des notes d'élèves 5. Ce premier fait implique déjà un certain type de communication et, par là, une certaine linguistique. Tout « cours » contient, entre autres traits, la répétition des thèses, accompagnées ou non d'exercices et l'idée que cette répétition va renforcer un processus immanent à toute parole, la mémoire. Il y a équivalence entre écrire, parler, enseigner (docere) et se remémorer. Cette équivalence établit et crée une sorte d'évidence contraire à la nature sémantique et syntaxique de la thèse (néologisme et assertion pure). L'annotation du disciple (ici des rédacteurs) tente de résoudre cette contradiction.

Cette forme pédagogique du Cours vient à l'encontre de l'hypothèse la plus plausible quant à sa signification : ce serait une radicalisation, une formalisation (?) du courant néo-grammairien allemand. Ce que nous cherchons à défendre, c'est le fait que le bilingue Saussure est tributaire de la tradition néo-grammairienne allemande et de la tradition pédago-

5. Une édition allemande tente de rétablir l'état disparate initial. Bien entendu, ce que nous avançons ici quant à la structure du Cours est hypothétique et exigerait une étude complète du texte et de ses différents états.gique française. Nous allons tenter de montrer, sur quelques points, que cela explique un certain nombre d'ambiguïtés et que, de ce fait, le Cours est avant tout programmatique. On peut même se demander s'il ne s'agit pas plus d'une epistemologie encore vague de la linguistique que d'une linguistique proprement dite.

Considérons d'abord le statut du phonème. Les sons sont des espèces et ce mot doit être pris au sens zoologique 6. Car dans le contexte épisté- mologique de l'époque,

(1) on le retrouve chez Durkheim : la sociologie traite d'espèces sociales et non de genres ou de mouvements comme le socialisme. Il n'existe pas de réalités sociales qui s'appelleraient la société ou l'humanité. Il existe des espèces sociales reconnaissables, distinctives les unes des autres : la société française. La société caractérisée par la solidarité organique, c'est-à-dire complexe.

(2) Ce mot de phonème ressortit au modèle épistémologique légué par la biologie et exploité par S. Mill dont l'influence est indéniable sur l'ensemble des sciences humaines à cette époque. Les faits, pour devenir des objets scientifiques, doivent d'abord être classés. La difficulté et l'avantage des faits biologiques tiennent à ce que les traits de classement leur sont internes.

Le phonème est à la fois impression acoustique et acte articulatoire. « Le phonème est la somme des impressions acoustiques et des mouvements articulatoires de l'unité entendue et de l'unité parlée, l'une conditionnant l'autre; aussi c'est déjà une unité complexe qui a un pied dans chaque chaîne7. » Néanmoins, on peut classer les phonèmes par un trait : leur degré d'ouverture. Mais, en même temps, F. de Saussure affirme : « A côté de la phonologie des espèces, il y a donc place pour une science qui prend pour point de départ les groupes binaires et les consecutions de phonèmes, et c'est tout autre chose 8. » Bien plus : « Ce n'est pas l'espèce phonologique qui se transforme, mais le phonème tel qu'il se présente dans certaines conditions d'entourage, d'accentuation, etc. 9. »

Nous nous approchons donc des notions déjà rencontrées d'environnement, de pause, etc.

Cette complexité du phonème s'accroît par le fait que phonème et morphème se trouvent liés dans la théorie de l'unité linguistique. Autrement dit, l'unité de la tranche de sonorité et du concept est, plus techniquement parlant, l'unité des morphèmes (racines, affixes) eux-mêmes caractérisés, d'un côté, parle fait qu'il s'agit d'une suite ininterrompue de phonèmes, d'un autre côté, par le fait qu'ils ont une signification. Une séquence ininterrompue de morphèmes est un syntagme.Plusprécisément, ces éléments sont arbitraires. « Dans la langue il n'y a que des différences sans termes positifs » (Cours, p. 166). Ils sont « passivement enregistrés» (Cours, p. 31). Mais ils constituent en même temps, dans le même moule de la mémoire, un double système : « le rapport syntagmatique est

6. « On parle de P (l'espèce de P sons) comme on parlera d'une espèce zoologique; il y a des exemplaires mâles et femelles, mais pas d'exemplaire idéal de l'espèce » page 82, in Cours de Linguistique générale, Payot, Paris, 1967, 331 pages. 7. Cours, p. 65. 8. Cours, p. 78. 9. Cours, p. 199.

in praesentia, il repose sur deux ou plusieurs termes également présents dans une série effective. Au contraire, le rapport associatif unit des termes in absentia dans une série mnémonique virtuelle » (Cours, p. 171). Ce deuxième type de rapports est dit paradigmatique. Mais, dans chaque système, les différences deviennent oppositions, le signifié et le signifiant se lient en un tout positif et il n'y a plus d'arbitraire. Nous sommes en présence d'une langue.

Sommes-nous pour autant avec le Cours en présence d'une linguistique? Il ne s'agit pas d'un exposé systématique de la phonologie ou du système syntaxique d'une langue donnée ou de toute langue. On ne peut pas parler, chez Saussure, de modèles (paradigmatique ou syntagma- tique), mais de thèses sur des modèles possibles : le modèle phonologique de R. Jakobson ou la glossématique de L. Hjelmslev peuvent être considérés, eux, comme la réalisation des modèles possibles selon les thèses de F. de Saussure.

Néanmoins, il est vrai de dire que ces thèses posent la radicalisation des concepts néo-grammairiens. Par exemple, la notion de phonème est détachée de l'histoire et, en un sens, de l'étymologie et des typologies que l'on construisait d'après elle. Le phonème est défini d'après un seul et unique niveau, celui de la linéarité, acoustique, phonatoire ou syntagma- tique, l'organisation paradigmatique constituant, elle aussi, des séries (plus que des classes) d'éléments opposés.

Mais, en même temps, les concepts posés sont des complexes non débrouillés, définis négativement (il n'y a que des différences) ou posés comme complexes (les phonèmes). Du coup, on conçoit que la tâche s'imposait d'accomplir ce qui n'était ni réellement défini ni totalement analysé. La radicalisation est un programme et la formalisation est une forme à remplir.

Ces concepts emportent cependant l'adhésion du fait qu'ils sont basés sur une évidence irrécusable : l'association des idées. En ce sens, on comprend que la langue soit définie non seulement comme un système, mais aussi comme un « trésor », un répertoire, une nomenclature. La langue nous enseigne.

On peut se demander si la solution philosophique du programme et des difficultés de la pensée de F. de Saussure figure chez R. Jakobson (qui a toujours marqué ses liens avec Hegel et Husserl) ou chez E. Benve- niste ou peut-être chez A.-J. Greimas (l'idée d'une sémiologie générale). Mais cela exigerait de longs détours. Venons-en au programme de N. Chomsky et à la solution philosophique proposée par la théorie sémantique de Katz et Fodor.

6. Le programme de « Structures syntaxiques » de N. Chomsky.

On peut dire que N. Chomsky propose un programme linguistique relativement plus rigoureux que celui de ses prédécesseurs. En quel sens?

(1) La distinction entre grammaticalité et non-grammaticalité implique l'intuition du locuteur natif qui sait dire d'une phrase si elle est française ou non, mais elle pose aussi le problème de la décidabilité d'un ensemble de formules et ce, dans le sillage de cette nouvelle étapede la logique mathématique qui implique la considération des questions de validité des formules de base dans différents domaines : arithmétique par exemple (Gôdel-Lowenheim). Certes, N. Chomsky déclare qu'on ne peut décider entre plusieurs grammaires, mais seulement les évaluer respectivement. Cependant, à partir de ce type de problèmes, sont exclues les questions qui ressortissent de la parole : culture, style, ou de l'échantillonnage; car, du moment qu'on est de plain-pied avec le modèle d'une langue, on est de plain-pied avec toute grammaire possible de cette langue.

(2) C'est ici qu'apparaît la référence à une autre notion mathématique, celle de projection : « La grammaire d'une langue doit projeter le corpus fini et toujours plus ou moins accidentel des énoncés observés sur l'ensemble (présumé infini) des phrases grammaticales 1. » On parle de flèches de projection (arrow projection) de y symboliquement xAPy quand x est formé à partir de y en posant des chaînes de flèches pour toutes les occurrences de > о variables. Dans le cas d'une classe, une projection est l'image de la classe y par la relation x symboliquement xy, c'est-à-dire la classe de tous les éléments qui confèrent la relation x à l'un des éléments de y ou à plusieurs. Si x est la relation « parent de » et y la classe des violonistes, x"y est la classe des parents de violonistes.

(3) Toute langue est un système de « niveaux de représentation ». En somme, ce qui est central dans la grammaire generative, c'est la notion de règle dont le caractère doit être tel qu'elle permette la distinction entre grammaticalité et non-grammaticalité et la génération d'une infinité de phrases et qu'elle explique réellement l'ordre des phrases dans l'ensemble des niveaux mis en jeu : phonologie, syntaxe, sémantique. Mais la notion de règle n'est-elle pas centrale aussi dans la grammaire traditionnelle? On peut dire, d'une part, que la grammaire generative tente d'expliquer des phénomènes que ni la grammaire traditionnelle ni le modèle syntagmatique n'expliquaient (par exemple, l'homonymie, la discontinuité morphématique et, plus généralement, l'ordre du discours); d'autre part, qu'elle vise à fournir un corps cohérent de règles, c'est- à-dire des règles suffisamment générales et simples pour être celles qui sont nécessaires et suffisantes dans la production et la compréhension de toutes les phrases possibles d'une langue ou des langues naturelles.

A l'intérieur de ce cadre qui inévitablement n'est qu'un programme, se manifeste en premier lieu une discussion critique des différentes grammaires possibles : (1) celles dont la validité est démontrée par la théorie des automates (par exemple les grammaires à états finis) et par la théorie générale des fonctions récursives. Quel type de grammaire puis-je générer en faisant suivre un état a par un état b selon une règle unique, sans cesse reprise (par exemple, nom + déterminant)? (2) celles dont la validité tient à la rigueur de la description, c'est-à-dire les grammaires syntagmatiques qui ne se donnent qu'une relation, celle de contiguïté (Z. Harris) ou bien la relation d'un terme ou d'une structure-foyer à ses expansions possibles (analyse en constituants immédiats : par exemple, nom -f- verbe > expansion). N. Chomsky démontre facilement l'écart

10. Syntactic Structures, Mouton, La Haye, 1957; trad. fr. Structures syntaxiques, Le Seuil, 1969, 140 pages

entre les grammaires à états finis et les phrases des langues naturelles ou le fait qu'une grammaire basée sur la description de la phrase (modèle syntagmatique-phrase structure grammar) ne rend compte ni des discontinuités, ni surtout des ambiguïtés. Il ne suffît donc pas de se donner un foyer et des règles d'expansion, mais il faut découvrir par-delà la structure de surface ambiguë les structures profondes qui l'expliquent par les transformations qu'elles rendent possibles. Dire le bouton est gros est, en fait, une forme de surface de :

Nom d'objet physique Aux Adj ou Nom d'objet animé Aux Adj

mais il y a aussi ambiguïté sur est qui est soit l'auxiliaire être, soit la forme est devenu gros, a grossi (le bouton est gros, on peut l'enlever).

Dès lors, le problème se pose de savoir ce qu'est la structure profonde; et l'on voit, par cet exemple, qu'elle comporte nécessairement le problème de l'ambiguïté sémantique.

Il y a, dans le cours du développement de la grammaire generative, une solution philosophique à ces difficultés, qui constitue un certain achèvement du programme proposé dans Structures syntaxiques.

7. Que faut-il entendre par « Philosophie du langage » ?

Si l'on commence par les diverses définitions proposées par Katz et Fodor, on peut en distinguer plusieurs :

(1) La philosophie du langage consiste dans l'analyse des concepts et de la méthode de la linguistique (analytic study of concepts, theories and methodology of empirical linguistics).

(2) La philosophie du langage s'aide de la linguistique pour résoudre les problèmes philosophiques. Par exemple, si je me pose le problème de la vérification, il est de fait que je ne puis vérifier que des phrases grammaticales. Si je me pose le problème du Bien et du Mal, du Beau, il me faut une théorie des impératifs.

Ces deux définitions, ou plutôt ces deux objectifs, figurent dans l'article "What's wrong...?" Dans Philosophy of language, la définition change : « La philosophie du langage est un champ (area) dans l'ensemble de la recherche philosophique sur la connaissance conceptuelle plutôt qu'une des branches de la philosophie contemporaine, comme la philosophie de la science, la philosophie des mathématiques, la philosophie de l'art, etc. C'est cet ensemble de recherches qui cherche à établir ce que l'on

11. The Philosophy of Language, par Jerrold J. Katz, Harper and Row, New York et Londres 1966, 326 pages. Ce texte a été précédé de « What's wrong with philosophy of language? » Inquiry, V, 1962, repris dans Problems in the philosophy of Language, par Thomas M. Olshewsky (éd.), Holt, Rinehart et Winston, New York, 1969, 774 pages. Le recueil The structure of Language. Readings in the Philosophy of Language, par J. Fodor et J. Katz (eds), Prentice Hall, 1964, 612 pages, contient : « La structure d'une théorie sémantique » par Katz et Fodor, les textes essentiels sur la non- grammatical ité (N. Chomsky, Zifï, Katz), des textes de Quine, Church. Le texte sur la théorie sémantique est traduit par Denis Slatka dans un volume à paraître chez Larousse (Introduction à la sémantique). Il faut ajouter à ces recueils un livre de Zeno Vendler, Linguistics in Philosophy, Cornell University Press, Ithaca, New York, 1967. 203 pages, qui est plus proche de la théorie des transformations telle qu'elle a été développée par Z. Harris que de celle de N. Chomsky.


peut savoir de la connaissance conceptuelle dans la mesure où cette connaissance est exprimée et communiquée dans le langage » (p. 4). La définition de la philosophie du langage comme théorie de la linguistique est rejetée dans le même texte (en note). Comme le marque Y. Bar-Hil- lel 12, la philosophie du langage a d'abord été la manifestation de la volonté de mettre à côté d'une philosophie de la nature une philosophie de l'esprit (par exemple chez Wundt). Puis, avec le développement de la linguistique, une réflexion philosophique sur la linguistique a paru nécessaire. Pour lui, comme pour Vendler, le terme philosophy of linguistics demeure nécessaire. Si Katz a changé d'attitude, c'est que, ayant fondé une sémantique, il devenait possible de traiter de ce que le langage comporte de philosophique, c'est-à-dire des concepts. Mais en quoi consiste cette discipline : est-ce une philosophie qui se sert de la linguistique (linguistic philosophy, dit Vendler) ou bien est-ce que la description linguistique vaut pour une philosophie, mais alors en quoi est-elle philosophique?


Le premier point à éclaircir est évidemment dans ce que l'on entend par décrire. On peut dire que, sur ce point, il y a une sorte de consensus, en premier lieu sur ce qu'il faut décrire, consensus qui part de la thèse de Wittgenstein : ne vous préoccupez pas de la signification, mais de l'usage (Don't ask for the meaning, ask for the use), mais qui, en fait, remonte plus loin, c'est-à-dire à Hume, comme le marque Ryle. En effet, Hume, dans la tradition berkeleyenne du refus des substances, ne se demandait pas ce qu'était la cause, mais dans quelles conditions il se trouvait que l'on utilisait la relation de cause à effet. Il y a là toute une critique du meaning (critique du platonisme, critique de la théorie de l'idée cartésienne, critique de tout monisme) que l'on trouvera rassemblée, par exemple, dans Quine. Cette critique philosophique est aussi le fait de la linguistique américaine qui, depuis L. Bloomfield, se refuse à faire entrer dans la linguistique la signification non pas comme donnée (car comment parler d'un langage qu'on ne comprend pas?), mais comme problème et champ de recherches. Le chapitre final de Structures syntaxiques demeure dans cette tradition.


Mais alors qu'est-ce qu'user d'une langue? C'est précisément faire des phrases qui créent un sens. Le nom propre lui-même n'a pas de sens. La dénotation en soi est la vérification d'un sens. Mais déjà S. Mill, par sa théorie de la connotation, ouvrait la voie à un discours possible sur le dénoté. Du coup la question de la description n'est pas tant une question sur ce qui est décrit, que sur la description elle-même. Décrire c'est se faire succéder un certain nombre de segments linguistiques sinon de phrases. Mais dans quel ordre, selon quelles normes? La philosophie du langage ordinaire est une philosophie « linguistique » en ce sens qu'elle s'appuie sur l'usage du langage ordinaire pour poser correctement les problèmes philosophiques. G. Ryle distingue « usage du langage ordinaire » et « usage ordinaire du langage 13 ». La première expression s'oppose à usage ésotérique du langage (par exemple, la science); la deuxième


12. Dans J. Puhvel, Substance and Structure of Language, University of California Press, Berkeley et Los Angeles, 1969, 223 pages, Y. Bar-Hillel, «Universal Semantics and philosophy of language quandaries and prospects » p. 1-22. 13. « Ordinary language », dans Olshewsky, op. cité p. 56-70.


expression s'oppose à l'usage non standard du langage (par exemple, l'écart poétique). Si l'on ajoute à cette distinction de use et ď utility, celle de « use » et ď « usage » (emploi), on peut effectivement définir la description dans le cadre du langage ordinaire comme la succession des phrases possibles dans la situation commune, quotidienne. Exemple : les philosophes discutent de la volonté et de la liberté, alors que l'adjectif volontaire ne s'emploie que dans la condamnation des mauvaises actions : homicide volontaire, involontaire.


S. Cavell 14 marque fort justement que la thèse de Ryle ressortit d'une question : celle de la responsabilité qui oppose le volontaire et l'involontaire. L'a-t-il fait volontairement? Mais nous pouvons poser d'autres questions, celle de la qualité d'un individu : est-il ou non volontaire? celle du pouvoir d'un individu : a-t-il toute sa volonté? lui laisse-t-on la volonté de...x? En somme, Ryle demeure dans la tradition de S. Mill : la base des énoncés possibles est le groupe d'associations possibles dans une situation donnée. Le langage est plus que cela. Décrire le langage, c'est finalement l'expliquer complètement. Le but de la philosophie linguistique, c'est l'éclaircissement cohérent des pensées. Dans le cas de « volontaire-volonté-volontairement », c'est la mise au jour des transformations complètes, la désambiguïsation des énoncés ambigus, etc. Mais alors, de nouveau, le sens de décrire se renverse. On ne peut expliquer ce que l'on sait déjà. Ryle exploite, démêle les faits de parole. La philosophie linguistique se meut dans une zone homogène dénotée par les mots : décrire — expliquer — a priori — ■ locuteur natif. Mais cet a priori ne peut être celui de Kant. Comme l'a montré Husserl 15, Kant se donne un certain nombre de pensées déjà réglées : la géométrie, la règle morale et, régressivement, il en recherche les conditions. Pour Husserl, une philosophie rigoureuse ne peut que construire progressivement le système des règles. Ces règles, comme le marque Vendler, n'ont ni la rigueur des jeux de langage imaginés par Wittgenstein (car il y a des éléments de fait : les règles sont celles de l'anglais ou du français), ni le caractère objectif de l'a priori kantien. Leur nécessité n'est qu'interne; mais elle n'en est pas moins contraignante. Par exemple, on ne peut causer une chaise, mais seulement une révolution, un changement, c'est-à-dire que le verbe causer ne peut aller qu'avec des compléments d'objets nominalisés. (On peut dire que, depuis Husserl, les philosophes du surréalisme, Merleau-Ponty, Sartre ou Foucault ont cherché à établir cet a priori ou ce transcendantal de fait que nous fournit le langage le.)


A l'intérieur du programme tracé par N. Chomsky, la philosophie du langage ne peut s'en tenir aux faits de parole comme le prétend l'école d'Oxford (Ryle-Austin), ni réduire le langage au modèle physicaliste de Carnap (meaning postulates et state-description). Il lui faut établir le système des règles a priori de tout énoncé de fait. C'est la considération du caractère restrictif ou prescriptif de certaines règles, c'est-à-dire une conception plus rigoureuse de la grammaticalité qui a conduit Katz et Fodor à la constitution d'une sémantique qui, elle-même, constitue la base de la


14. « Must we mean what we say? », Inquiry, I, 1958, 3, p. 172-212. 15. « Sur Husserl et l'idéalisme allemand », Revue philosophique de Louvain, 1959. 16. V. notre Introduction à la stylistique du français, Larousse, 1971.

philosophie du langage, c'est-à-dire la description conceptuelle interne du langage. Nous l'avons déjà vu à propos du verbe causer, où la restriction est sémantique. Mais si je considère les deux paires de phrases :

Ils se rasent — II se rase lui-même. Ils se complètent — II se complète lui-même.

on se rend compte que seule la première est reflexive, c'est-à-dire que se y joue le rôle d'un objet. Le réflexif n'est un objet que lorsque le verbe peut comporter un objet animé. Il faut donc introduire dans les règles de restriction l'animé et le non-animé qui sont des restrictions sémantiques de base 17. En somme, l'a priori est d'abord sémantique. Le problème de la non-grammaticalité, considéré cette fois dans son ensemble, va, comme nous allons le voir, permettre de préciser le problème.

8. Le problème de la non-grammaticalité.

Dire que l'a priori linguistique est d'abord sémantique, c'est aller à rencontre des thèses de Structures syntaxiques. La phrase Colorless green ideas sleep furiously est grammaticale, mais sans signification directement apparente. Au cours de la discussion qui s'est faite autour de cet exemple, N. Chomsky a été néanmoins conduit à préciser sa position et à préparer le terrain aux positions de Katz et Fodor. En premier lieu, il ne faut pas confondre non-grammaticalité et censure sociale : ce n'est pas là une question de linguistique théorique. Ce que veut dire N. Chomsky, c'est que la déviance grammaticale ne peut être jaugée qu'à partir des règles et ces règles sont tirées de phrases bien formées, donc complètes c'est-à-dire, comme nous l'avons vu, explicables. En somme, c'est le modèle qui permet d'expliquer la déviance, ce qui est une règle scientifique élémentaire.

En second lieu, il y a identité entre phrases bien formées et grammaire. Dire que la distinction abstrait-concret est sémantique plutôt que grammaticale, c'est prendre pour borne l'arbitraire des règles de la grammaire traditionnelle (car pourquoi y inclure masculin et féminin, par exemple?) ou ne considérer comme grammatical que ce qui correspond à l'arbitraire du signe (affixes — désinences, etc.). Est grammatical ce qui est défini par les règles, ce qui ne veut pas dire qu'à un certain niveau n'apparaisse pas la sémantique. Mais la sémantique est dans les règles 18. C'est dans ce cadre que se pose le problème de la grammaticalité. N. Chomsky le résout de la manière suivante : il y a des niveaux de catégorisation grammaticale qui sont de plus en plus fins; nom + verbe

17. P. Postal, « Underlying and Superficial Linguistic Structure », Harvard Educational Review, 34, 1964, p. 246-266. Repris dans Reibel et S. A. Schane, Modem Studies in English, Prentice Hall, 1969. 18. Ces points, qui situent correctement le problème, se trouvent expliqués dans les articles suivants : Hilary Putnam, « Some issues in the Theory of Grammar », dans Structure of Language and its mathematical aspects, Proceedings of the 12th Symposium in applied Mathematics, éd. R. Jakobson, Providence, American Mathematical Society, 1961; N. Chomsky, « Some methodological Remarks on Generative Grammar », Word, 17, 1961, p. 219-239; R. Jakobson, « Boas'new of grammatical meaning », American anthropologist, LXI, 1959, 14; N. Chomsky, « Degrees of Grammaticalness », dans Structure of Language, éd. Katz et Fodor.


est moins fin que nom + verbe + nom, nom + animé + verbe -f- nom non animé, etc. Ainsi :

Misery loves company. est moins grammatical que :

John loves company. et:

Abundant loves company.

est moins grammatical que misery loves company.

J. Katz, dans « Semi-Sentences » (dans The Structure of Language, pp. 400-416) estime que cette solution est insuffisante, car si elle permet d'évaluer le degré d'éloignement des règles de grammaire, elle n'explique pas que, à un même niveau de non-grammaticalité, il y a passage brusque de la compréhension relative à l'incompréhension. Par exemple :

Jean coupe le bœuf

Le vent coupe la mélancolie.

Le bœuf coupe la mélancolie.

De même, J. Katz refuse l'explication de Ziff pour qui la non-grammaticalité est mesurée par le chemin qu'il faut parcourir pour rétablir la grammaticalité. Plus ce chemin est simple, plus la non-grammaticalité est faible. Par exemple : J'ai pensé une pensée verte est plus grammatical que la phrase Mon cœur bat dans ma poitrine comme il bat dans les Highlands ou que La scie coupe la sincérité. Mais dans ce cas, on n'a que des solutions ad hoc, c'est-à-dire en nombre infini. Cependant, on peut interpréter la thèse de Ziff en considérant que l'environnement de verte, c'est-à-dire J'ai une pensée est un environnement diagnostique; mais que faut-il entendre par diagnostique, sinon une forme de catégorisation; car, autrement, je ne puis distinguer la non-grammaticalité de J'ai pensé une pensée verte de La scie coupe la sincérité (au lieu du doigt).

J. Katz définit la catégorisation en question par les notions d'association et de paraphrase : « Un locuteur connaît (au sens où il connaît les règles de la grammaire de sa langue) un système de règles qui lui permet d'associer un ensemble non nul de phrases grammaticales à chaque semi-phrase. Cette association s'effectue sur la base de la structure que possède la semi-phrase. Et la compréhension par le locuteur de la semi-phrase n'est rien d'autre que sa compréhension des phrases de l'ensemble auquel la semi-phrase est associée. Le système des règles transfère la (les) signification d'un ensemble de phrases associé à la semi-phrase comme si elle était réellement ces phrases qui lui sont associées par les règles. Donc, appelons l'ensemble de phrases qui ont leur(s) signification(s) transférée(s) à une semi-phrase, son ensemble de compréhension et appelons les règles qui accomplissent ce transfert, des règles de transfert.

Une conséquence extrêmement importante pour l'étude des semi- phrases découle de cette explication. Il serait naturel de penser qu'une semi-phrase, dont l'ensemble de compréhension contient plus d'une seule phrase, est ambiguë, son degré d'ambiguïté étant fonction directe du nombre de phrases de son ensemble de compréhension. Mais, à strictement parler, 

ceci est faux. Une semi-phrase telle que Man bit dog a un ensemble de compréhension qui contient au moins The man bit the dog, A man bit a dog, The man bit some dog, Some man bit a dog, etc. Cependant, cette semi-phrase n'est pas ambiguë. Ce qui est impliqué ici, c'est évidemment que les phrases de l'ensemble de compréhension sont des paraphrases l'une de l'autre. Ainsi nous voyons qu'une conséquence de notre explication est qu'une théorie des semi-phrases ne peut être seulement une théorie syntaxique, mais qu'elle doit comprendre une composante sémantique qui doit être assez riche pour fournir certains moyens de décider quand deux phrases sont des paraphrases l'une de l'autre. Ainsi, nous pouvons dire «qu'une semi-phrase est ambiguë de n manières si, et seulement si, son ensemble de compréhension contient n phrases dont aucune n'est paraphrase de tout autre phrase de l'ensemble et pas plus de n phrases de ce genre 19 ».


La comparaison entre cette théorie de la paraphrase et de l'ambiguïté avec celle de Hiz 20 va nous permettre de l'éclairer déplus preset de nous introduire à la théorie de Katz et Fodor. Les thèses de Hiz sont les suivantes :


(1) II n'est pas question de la signification, mais seulement de l'identité ou de la similitude de signification de deux phrases.


(2) II n'est pas question de sémantique forte (celle de Tarski) qui définit la signification par la vérité, mais de sémantique faible, c'est-à-dire que l'on se tient à l'intérieur du jeu des phrases.


(3) L'ambiguïté d'une phrase est marquée par le fait que cette phrase comporte deux paraphrases qui ne sont pas des paraphrases l'une de l'autre.


(4) La non-ambiguïté serait marquée par le fait qu'aucune des deux phrases qui ne sont pas les paraphrases l'une de l'autre à l'égard d'une phrase ne sont des paraphrases de celle-ci, ce qui est à la limite impossible, car, comme on le sait depuis Aristote, l'auxiliaire être est en tout cas constamment ambigu. Il n'y a donc pas de désambiguïsation totale; il y a des domaines, des types d'ambiguïté et de désambiguïsation.


(5) И у a une ambiguïté de situation : II fait froid.


Il y a une ambiguïté lexicale : Springs are useful,


qui disparaîtra en ajoutant des mots nouveaux : Springs are useful for vegetables.


Il y a une ambiguïté grammaticale qui disparaît sans qu'on fasse usage de lexemes nouveaux : John cuts easily donne soit It is easy for John to cut, soit // is easy to cut John.


(6) L'ambiguïté est située en un mot central de la phrase; ici easily. Cette ambiguïté de easily n'existe pas dans Glass breaks easily, qui donne Glass breaks; it comes to it easily ou It is easy to break glass. Le mot central est ici breaks.


(7) On peut constituer autour de certains mots des ensembles para- phrastiques plus ou moins étendus.


19. Passage traduit par P. Landeau, dans un Mémoire de maîtrise sur la non.' grammaticalité, Nanterre, 1968-1969. 20. H. Hiz, The role of paraphrase in grammar, Monograph Séries in Language and Linguistics, n° 17, Report of the 15th annual RTM on Linguistic and Language Studies, ed. by CIS, M. Stuart, avril 1964, p. 97-104.

(8) La paraphrase obéit à des règles : effacement, addition, inversion. Ces règles et la constitution des ensembles paraphrastiques comportent des normes, en particulier, comme l'a vu Putnam, c'est nous qui l'ajoutons, il y a un seuil des règles d'effacement.

Par rapport à cette théorie, on peut dire que Katz et Fodor arrivent à la théorie de la paraphrase et de l'ambiguïté par le biais de la sélection sémantique, de la génération des paraphrases et de l'ambiguïté dans le cas des semi-phrases. Il y a une base sémantique (N. Chomsky dans une note de Some Methodological Remarks parle d'absolus sémantiques, d'items lexicaux). Cette base sémantique est un ensemble de compréhension des phrases, qu'elles soient complètes ou non, sur la base de règles de transfert à partir de l'association d'idées que provoquent les semi-phrases qui renvoient aux phrases complètes. Alors que chez Hiz la paraphrase a son foyer dans un lexeme central qui est un fait, une chose, chez Katz et Fodor, la paraphrase est un ensemble de compréhension. C'est ce que nous allons voir développer dans la théorie sémantique et d'abord évidemment dans la théorie de l'intuition.

9. Les éléments de la théorie sémantique de Katz et Fodor .

Cette théorie se situe d'abord en un point qui ne dépend ni de la situation, ni de l'environnement (au sens de Z. Harris), ni delà grammaire (au sens de N. Chomsky). Par la sémantique, on rend compte de l'aptitude du locuteur à comprendre et à produire des phrases « au point où la grammaire l'abandonne ». Lorsque Katz et Fodor parlent d'entrées lexicales, il faut donc entendre le mot « entrée » au sens fort : avant il n'y a rien. En même temps que les entrées lexicales sont données des relations sémantiques (par exemple le sexe).

Ceci dit, dans l'ensemble grammaire-sémantique, il faut entendre projection dans un sens ascendant, synthétique et dans un sens descendant, analytique : « la façon générale dont fonctionne la composante règle de projection est celle-ci : elle commence par le bas de l'arbre (représentant la structure syntagmatique) pour atteindre le sommet et réalise une série d'amalgames »; elle se met en marche avec la sortie de l'instruction et amalgame des ensembles de branches dominés par un même marqueur syntaxique; ainsi elle attribue un ensemble d'interprétation à la concaténation des unités lexicales qui figurent dans ce marqueur en associant au marqueur le résultat de l'amalgame; elle continue jusqu'à ce que le marqueur dominant « phrase » soit atteint et associé à un ensemble de représentation.

Inversement, dans un sens analytique et descendant, le locuteur partant de l'entrée lexicale et des relations sémantiques indiquées par des marqueurs sémantiques projette cet ensemble de base grâce à des marqueurs syntaxiques et à des règles de sélection qui vont jusqu'à une phrase explicitement formulée; à la fin, les éléments les plus particuliers sont réalisés grâce à des différenciateurs. Cette projection est en un sens une combinatoire, car elle pourrait être réduite à une phrase unique

21. Nous utilisons ici la traduction de D. Slatka à paraître dans Introduction à la Sémantique.

définie par des unités lexicales et des connecteurs. Mais elle est plus que cela, car la projection part d'une unité de fait, une langue donnée, des unités lexicales données, et le travail de sélection du locuteur qui choisit à l'intersection de chaque niveau de compréhension ce qui va lui permettre de constituer sa phrase. Ainsi la phrase La femme gagne la grande chaîne implique le processus de projection suivant :

Cette phrase est ambiguë en V (gagner : rejoindre ou faire un gain), en Adj (grand opposé à petit ou sans degré) et en GN (chaîne de montagne, de haute fidélité, en or). II faudra donc des sous-branches pour aboutir à une phrase non ambiguë, chaque nœud d'ambiguïté commandant un jeu de sous-branches. C'est en ce sens que se trouve réuni, synthétisé ce qui pouvait être dit philosophiquement (les concepts noyaux), psychologiquement (l'amalgame et la sélection) et linguistiquement (le système de marques et de difïérenciateurs) de la signification. C'est bien une solution a priori que nous avons. Un examen plus minutieux du détail des différents points que nous venons d'indiquer va nous permettre de mieux caractériser :

(1) en quoi il y a solution.

(2) en quoi cette solution est philosophique par rapport à celles qui le sont moins ou pas du tout dans le cadre de la grammaire generative.

(3) en quoi cette solution est critiquable.

Et, du coup, s'il y a lieu ou non de travailler dans le sens de la philosophie du langage et, si oui, comment?

10. Le problème du dictionnaire. Les définitions.

Katz et Fodor acceptent les dictionnaires tels qu'ils sont; mais ils en décomposent les niveaux, les fonctions et les mécanismes. Chaque dictionnaire fournit ainsi, pour chaque unité lexicale (1), sa place dans les parties du discours : garde figure dans le dictionnaire sous la forme le garde municipal, la garde est alertée, ce boxeur a une bonne garde. Gardeest donc un groupe de sens decomposable par les phrases ou les morceaux de phrases dans lesquels il peut figurer; (2) le modèle des traits sémantiques systématiques dans lesquels chaque sens figure au bout d'une branche donnée :

Le dictionnaire use des synonymes comme d'un système de renvois : garde est celui qui veille, un vigile, par exemple dont la redondance permet une compréhension renforcée. Les traits idiosyncrasiques sont assurés par les difïérenciateurs, par exemple lorsque je dis la garde et la Garde qui fait nécessairement référence à l'Empire. Au même niveau, l'unité lexicale peut entrer dans certaines combinaisons et non dans d'autres : par exemple, une femme honnête ne perd son ambiguïté que par référence aux valeurs morales ou au comportement sexuel.

La théorie sémantique décompose donc le dictionnaire, mais aussi elle remplit les vides et, du coup, les marqueurs sémantiques ou syntaxiques constituent une fonction booléenne, c'est-à-dire une algèbre complète et calculable en tous les points du domaine par le jeu des opérateurs : négation — addition — multiplication. Ainsi se trouvent unifies, en une théorie complète, unités lexicales et dictionnaire. L'un n'est pas possible sans les autres. Le dictionnaire est constitué par les unités lexicales qui sont des entrées avant lesquelles il n'y a rien. Les unités lexicales sont a priori et cet a priori est un donné. Le dictionnaire montre le jeu possible des unités lexicales et, là encore, c'est un donné : il y a des phrases possibles en français, d'autres qui ne le sont pas. C'est pourquoi « le dictionnaire, c'est ce que le locuteur apprend unité par unité, à peu près par cœur, et il ne cesse d'apprendre davantage » (note 14). Mais ce donné a ceci de spécifique que c'est une grille de lecture et de réalité, un moyen de passer d'une langue dans une autre, d'une forme de discours à une autre (par le biais de la synonymie notamment) et, du coup, le donné est un a priori au sens kantien en ce qu'il nous fournit des universaux. Nous voici à nouveau devant cette théorie du concept que prétend nous fournir la philosophie du langage. Nous retrouvons un problème philosophique et linguis-tique ancien, celui de la définition. Examinons-le un peu en détail pour mieux déterminer la position de Katz et Fodor et voir quels problèmes de fond elle pose.


Le premier point (et la première difficulté) tient au fait que, si l'on admet l'idée d'entrée lexicale telle que nous l'avons tirée de Katz et Fodor, s'impose la constatation que les entrées lexicales constituent une masse quantitative. Ce fait apparaît dans le rejet de la non-grammatica- lité , comme le souligne N. Chomsky dès le début de Aspects of the Theory of Syntax22. Ce devant quoi nous nous trouvons, c'est une masse de parties du discours dont les entrées constituent pour ainsi dire les absolus.


D'un autre point de vue, Bierwisch marque que la notion d'un « même langage » ne peut être établie que pour quelques dizaines d'entrées lexicales. La question est moins évidente lorsque deux langages diffèrent par plusieurs milliers d'entrées lexicales 23. C'est aussi pourquoi la « clôture fondamentale du dictionnaire est obtenue par une règle formelle (et aussi tout externe, dirons-nous) : l'ordre alphabétique enferme la langue dans une totalité qui va de A à Z 24 ». On peut imaginer certes de distinguer dans cette masse un definiendum et un definiens; mais, si l'on examine le mot même de « définition », on constate qu'il peut prêter aux énoncés suivants :


(1) II définit.


(2) II est défini, qui marque soit la transformation passive de (1), soit sa clôture par un adjectif qui exprime un état.


(3) « la définition du cercle est » qui n'est que la forme nominalisée de « se définit » qui peut lui-même être modalisée : « il propose la définition de ».


En somme la définition est un acte de clôture, de confection d'une phrase donnée dans la masse d'entrées perçue au préalable. C'est pourquoi il n'y a que des façons de définir, qu'un definiens multiple et non une définition. Comme le marque K. Adjukiewicz « le mot définition qui apparaît dans les expressions " définition réelle " et " définition nominale " n'a aucun sens isolé. Si nous employons le mot "définition " sans aucun adjectif, nous l'employons d'une manière elliptique et ambiguë, voulant dire soit des définitions réelles, soit des définitions nominales, ou tout autre chose 25 ».


Quels sont les adjectifs possibles? Deux tableaux établis par Arthur Pap 26 nous semblent présenter l'ensemble des possibilités :


22. P. 12 : « En fait il est clair que nous pouvons caractériser les phrases inacceptables seulement dans les termes d'une sorte de propriété globale des dérivations et des structures qu'elles définissent, une propriété qui est attribuable non à une règle particulière, mais plutôt à la manière dont ces règles interagissent dans une dérivation. » 23. M. Bierwisch et F. Kiefer, « Remarks on definitions in natural language » dans Studies in Syntax and Semantics, edited by F. Kiefer, D. Reidel, Dordrecht, Holland, 1969, p. 61. 24. J. Dubois, « Dictionnaire et discours didactique », Langages 19, 1970, p. 35-47. 25. « The concepts of definition », dans Olshewsky, p. 288-299. 26. « Theory of definition », dans Olshewsky, p. 282-288.

Classification épistémologique. 1) Définition de stipulation (Stipulative définition).

(Je définis une vieille fille comme une fille non mariée de plus de 25 ans.)

En effet, l'énoncé de définition de la vieille fille est une décision qui n'engage que moi et sa clôture est dans la phrase et renonciation. Ou bien cet énoncé intervient dans une suite telle qu'elle apparaît comme un effet logique (par exemple si j'estime qu'il n'est pas normal de ne pas être marié à 25 ans).

2) Définition propositionnelle

Les différences entre la définition par stipulation et celle qui pose une proposition tient à ce que l'intervention du « je » est marquée. Par exemple, dans un article de dictionnaire, on dira d'une « vieille fille » que c'est une femme qui n'est pas mariée, mais il faudra trouver alors d'autres moyens de clôture que la décision du « je ».

D'où les diverses formes de définition qu'indique encore Arthur Pap :

Classification formelle 1) Définition par des exemples

2) Définition générale (connotative)


On peut dire que tout dictionnaire use de tous ces procédés d'une manière ou d'une autre et cela sans qu'il s'agisse d'un usage ad hoc. Certes, la définition de la table en général et une citation d'A. Gide sur une table n'ont en apparence aucun rapport, mais, en fait, comme le montre Jean Dubois dans l'article déjà cité, comme il n'y a pas de clôture logique de la masse des entrées lexicales, le seul concept de clôture qu'on puisse se donner, c'est à la fois la langue et le monde. Ce monde peut être aristotélicien : de Socrate à l'homme, c'est-à-dire de l'individu perçu immédiatement à ce qui est médiat — ou de ce qui est à ce qui est fait (l'enfant qui n'est pas l'adulte — l'enfant qu'engendre sa mère). Ce peut être ce même monde aristotélicien additionné du problème de la complexité des phrases, comme dans les dictionnaires du xvne siècle où l'emploi métaphorique (enfant de la balle) vient après l'emploi immédiatement évident — ou de la complexité des données, comme dans l'exemple de J. Dubois sur le verbe passer 27 (passer par, sans ou avec obstacle, d'où « passer par là », « passer le café »). Mais, en tout état de cause, la cible « mondaine » (Gide, les objets) et la « cible linguistique » sont visées en même temps, car les deux cibles ne peuvent être atteintes et elles sont, de plus, contradictoires entre elles. Cette vieille fille qui figure dans Flaubert renvoie à toute la connotation culturelle de vieille fille — vieille se distingue de jeune, appartient au genre « vieillard », est synonyme de « bigote » ou de « encore pucelle », fait partie de la pyramide des âges, peut même prêter à une recursion du type x = 25 + %, n2, peut ressortir d'une axiomatique, ou tout au moins d'un modèle culturel des règles de mariage, etc. D'où cet ensemble de cercles dont parle Jean Dubois en un passage qu'il faut citer tout entier 28 : « Cette clôture du texte est obtenue encore par une règle plus rigoureuse, si rigoureuse même qu'elle ne permet pas d'être observée pleinement : c'est celle qui oblige à introduire dans la nomenclature du dictionnaire tous les mots qui ont été utilisés dans les définitions, dans les exemples, etc. Dans les dictionnaires qui combinent les parties encyclopédiques et la description de la langue, on doit donc avoir dans les entrées tous les mots qui ont pu servir dans les énoncés sur le savoir culturel. Cette règle ne rencontre pas seulement l'obstacle pratique du relevé des termes utilisés dans les " encyclopédies ", mais surtout la contradiction théorique qui existe entre un dictionnaire donnant tous les mots d'une langue et un savoir qui ne peut être découpé d'une façon isomorphe à ces mots eux-mêmes. « Un dictionnaire se présente comme un cercle fermé de termes. Et c'est pourquoi on reproche parfois aux lexicographes d'opérer avec des cercles trop courts : on dit alors que, dans leurs définitions, ils utilisent des synonymes au lieu de paraphrases et que ces synonymes contiennent eux-mêmes dans leurs définitions les termes qui étaient les " définis ". Mais, dans tous les cas, paraphrases ou synonymes, le dictionnaire opère par cycles fermés. Il existe alors une implication réciproque des classes de termes . Le dictionnaire reste un discours clos sur lui-même. » Ce problème des cercles n'est pas une anomalie ni un thème satirique quant à l'inutilité

27. J. Dubois, « Esquisse d'un dictionnaire structural », Études de Linguistique Appliquée, n° 1, p. 43-48. 28. In Langages, n° 19, art. cité, p. 38.

des dictionnaires. En fait, il est au centre du travail de définition et ressortit d'un problème d'économie ou de simplicité, comme on voudra. Quine29 distingue deux types d'économie, la première qui a un but pratique. La définition vise à la brièveté, à la facilité de l'expression et à la clarté immédiate. C'est, en un sens, une abréviation de concepts implicitement riches. Exemple : philosophie = amour de la sagesse; table = objet destiné à recevoir d'autres objets que l'on pose dessus. Le deuxième type d'économie vise à un certain choix grammatical et lexical. « On peut essayer de trouver un minimum de concepts de base tels que, une fois qu'une notation distincte a été trouvée pour chacun d'eux, il devient possible d'exprimer tout autre concept par la simple combinaison et l'itération des notations de base. » Ou alors, on a une grammaire et un vocabulaire réduits et simplifiés. En fait, dit Quine, et nous l'avons déjà marqué à propos des dictionnaires en général, on combine les deux sortes d'économie en utilisant deux langages dont l'un est la partie de l'autre; l'un sera appelé naturel, l'autre sera appelé formel. Dans ce deuxième cas, il est remarquable que les points de vue du logicien et du linguiste s'opposent. Ce que le logicien appelle court, le linguiste l'appelle long et vice versa. Même dans le cadre de la grammaire generative où la technique de l'effacement des éléments de la structure profonde joue un si grand rôle, où, donc, on a tendance à mettre, dans la structure profonde, des phrases plus longues que les phrases ambiguës reçues au niveau de la structure de surface, il y a tout de même, comme le marque Putnam 30 une limite à la technique de l'effacement, un seuil, une économie là encore, si bien que les formules longues de la structure profonde le sont parce qu'on a concaténé des phrases courtes par des opérateurs qu'on estime fondamentaux : relatives, déictiques, ou syntagmes nominaux.

A partir de cette remarque et de la citation du texte de J. Dubois, ce qui est en cause, c'est évidemment le statut de la synonymie. Est-ce que la synonymie est un énoncé court ou un énoncé long? Dans ce deuxième cas, doit-on la définir comme une paraphrase.

Il faut partir de Garnap. En forçant un peu la complexité des textes et des intentions, on peut dire que Carnap se donne, comme a priori, et le monde et le langage. Nous nous donnons et des postulats de signification (meaning postulates) et des éléments atomiques de la réalité. Il y a donc en un sens un langage naturel englobant L. Mais ce langage L est aussi un langage formel ou formalisable, si bien que je puis définir l'analyticité et la synonymie. Est analytique tout énoncé en L en ce qu'il peut être ramené aux postulats de signification, d'une part, et à un état descriptible (state description), d'autre part. Un état descriptible est une classe de phrases atomiques d'une sorte telle que les règles sémantiques de L suffisent à déterminer si une phrase quelconque de L est vraie dans

29. « Two Dogmas of Empiricism *, dans From Logical Point of View, Harvard University Press, 1953, p. 20-46. 30. Hilary Putnam, article cité.

le monde décrit par cette classe de phrases. Ainsi, si l'on suppose L comme un langage en miniature contenant deux individus constants « a » et « b » et deux prédicats primitifs « P » et « Q », on peut poser l'état descrip- tible suivant : Va et Qa et P6 et non-Qb. L'analyticité correspond à la vérité sinon de tous les mondes possibles comme chez Leibniz, du moins dans un état descriptible du monde et en fonction de la signification des postulats de base. La synonymie est définie dans ce cadre du point de vue intensionnel comme la similitude de l'intersection en L pour X dans le temps /. Pour revenir à notre problème, nous n'aurions en somme que des énoncés longs, sauf au départ, puisque nous nous donnons au moins comme programme un dictionnaire complet.

Ce que Quine reproche à cet ensemble de thèses, c'est précisément cette ambition et les postulats qu'elle implique. On peut se donner des énoncés absolument analytiques : « Aucun homme non marié n'est marié. » Quels que soient les composants naturels d'un énoncé de ce type, ce qui n'est absolument pas P n'est pas P. Mais le problème devient plus difficile s'il s'agit de l'énoncé : « No bachelor is married » (bachelor voulant dire, entre autres, célibataire ). Là, l'analyticité s'appuie sur la synonymie entre bachelor et unmarried, c'est-à-dire célibataire. Inversement la synonymie implique l'analyticité, comme nous l'avons indiqué ci-dessus. En fait, Carnap lie analyticité et synonymie dans une théorie dont le centre demeure la notion de signification, ce feu follet qu'on ne peut saisir.

Que pouvons-nous donc atteindre et dire réellement? (1) II y a une synonymie limitée à une classe donnée d'individus. Il est vrai que tout « célibataire est non marié » pour une classe d'individus définis par le prédicat « célibataire » et auxquels s'applique la relation non marié. La synonymie n'a qu'un sens extensionnel. Il faut y ajouter le cadre culturel (dans notre civilisation) et le témoignage des individus qui réagissent de la même manière devant l'énoncé en question. (2) II y a un degré de synonymie inhérent à tout langage, ce qui signifie, comme le marque N. Goodman 31 qu'aucun mot n'est totalement synonyme d'un autre, mais qu'inversement on ne peut totalement éliminer la ressemblance entre un certain nombre de mots. C'est sur cette réalité que le lexicographe fonde sa recherche de paires synonymiques. Mais « degré » signifie aussi qu'il y a une synonymie plus ou moins approchée. Il y a donc des cercles courts du lexicographe et des cercles longs du logicien ou du mathématicien qui, du point de vue linguistique, sont courts en ce sens que leur grammaire et leur vocabulaire sont pauvres.

Le linguiste n'est ni un lexicographe, ni un logicien; ou, du moins, il est lexicographe quand il constate les similitudes et, au besoin, s'en sert; il est logicien en ce sens que l'idéal carnapien ou la critique de Quine ne lui sont pas indifférents. Mais sa tâche est posée non pas par le monde ni par la langue, mais par un ensemble en principe indéfini de phrases qui appartiennent intuitivement à une langue donnée, le français par exemple. De ce fait, la synonymie ou l'analyticité ne sont pas à fonder en vérité, mais à décrire dans l'ensemble des énoncés possibles.

Et là, en un sens, Katz retrouve Kant, comme il le reconnaît explici-

31. « On likeness of meaning », dans Olshewsky, op. cit., p. 537-542


tement 32. Car Kant aussi lie la description psychologique (il faut une opération de pensée pour aller de 7 + 5 à 12) et la description linguistique (toute phrase est de la forme sujet-prédicat). Si le prédicat est contenu dans le sujet, le jugement est analytique et l'analyse logique, c'est-à-dire qu'il y a identité entre sujet et prédicat dans le jugement analytique. Chez Katz, le jugement analytique de Kant est repris d'une manière plus formalisée : « S est analytique dans la lecture Rj (sujet) R2 (prédicat) si, et seulement si, tout marqueur sémantique non complexe qui est en R2 est aussi en Rjj pour tout marqueur sémantique complexe (Mj U (M2) U ... (Mn) dans R2, il y a un (Mj), l < i < n en R^ et la lecture) de Rx ne contient aucun marqueur sémantique antonyme.

« S est pleinement analytique si, et seulement si, S est analytique dans chaque lecture assignée à ses constituants, c'est-à-dire que, pour toute lecture Rij assignée à S, S est analytique en Ry. Ces définitions formalisent l'idée kantienne que l'analyticité est le vide d'attribut qui résulterait de l'absence de contribution du prédicat à la signification du sujet 33. » Ou, pour parler d'une manière moins compliquée, l'analyticité est déduite du fait que le marqueur sémantique constitué par le prédicat remplit le contenu du sujet. Ainsi, dans « tout célibataire est non marié », le prédicat remplit le contenu du sujet. Dans bachelors are unmarried, le prédicat ne remplit pas totalement le contenu du sujet puisque bachelor veut dire aussi « jeune page », « titulaire d'un degré universitaire », etc. La synonymie est un degré de complexité par rapport à l'analyticité en ce sens que M2, Mn sont inclus ou non dans Мг qui est le marqueur sémantique en R2. L'antonymie est l'inverse de la synonymie : « oncle » contient « mâle », mais exclut « femelle ». Est synthétique toute proposition qui n'est ni analytique ni antonymique, c'est-à-dire qu'elle a besoin d'être complétée par des faits pour être vérifiée; par exemple la phrase bachelors are very tall men.

On voit que nous retrouvons là toute la complexité de la théorie de la définition, mais incluse dans un système. Enfin, nous voyons pourquoi la formalisation linguistique conduit à concevoir la synonymie comme une suite d'énoncés nécessairement longs puisqu'il ne s'agit ni des paires du lexicographe, ni d'un certain degré d'analyticité, ni d'une vérification sur la base des classes d'individus. En ce sens il est plus conséquent, comme le fait J. Dubois, de parler de paraphrases (mais nous y reviendrons, car la notion est complexe) ou de successions de grammaires, comme le fait Bierwisch dans son article sur des définitions, chaque grammaire étant, au moins en droit, engendrée par l'entrée lexicale NPj. Là encore, nous reviendrons sur ce point. Pour l'instant, ce qu'il importe de marquer, c'est que l'interrelation entre ces définitions de l'analyticité, de la contradiction et de la synthéticité est basée sur une entrée lexicale dans le dictionnaire, celle de « ne pas M ».

32. Philosophy of Language, p. 190. 33. Id., p. 194. 34. Id., p. 199.

12. La théorie de la négation dans le modèle de Katz et Fodor.

Il est évident que l'opérateur « ne pas » joue un rôle fondamental dans la constitution du dictionnaire. Mais quel sens faut-il lui donner? C'est l'opposition du vide et du plein à l'intérieur des règles de projection ou, plus précisément, du processus de sélection plutôt qu'une négation au sens le plus large du terme. Car il peut très bien se faire, par exemple, que la négation de la négation ne réponde à aucun marqueur sémantique. Sur ce point, Katz répond qu'il s'agit alors d'une proposition synthétique dont la vérification dépend des faits. Mais qu'est-ce qu'une proposition synthétique qui ne s'applique à rien. Exemple « tante » n'est pas « oncle » mais qu'est-ce que « tante » qui n'est pas « non-oncle », si je ne pose pas comme règle que « tante » ne peut qu'être opposé à « oncle » ou à rien. D'autre part, dire qu'il n'est pas vrai que « une tante est un oncle » est une proposition analytique ne nous avance pas non plus beaucoup, car quel est le syntagme nominal analysé en l'occurrence?


Ce que cette courte discussion de la négation révèle, c'est finalement la portée exacte de la « philosophie du langage » telle qu'elle est définie par Katz. Nous étions partis de l'idée que le langage est en un sens un a priori et que la linguistique est une forme d'accès relativement radicale à cet a priori. Du coup, elle se manifeste comme programme. Ce que Katz et Fodor réalisent, c'est une solution « kantienne » de ce programme. Comme Kant, ils se donnent des entrées lexicales, un dictionnaire, un opérateur de base. Comme chez Kant, la réponse à la question de l'a priori : comment une connaissance est-elle possible? est donnée. La forme elle- même n'a pas le sens du formalisme logique, mais celle de l'intuition. Il s'ensuit que la connaissance se développe comme un corpus d'ensembles antonymiques ou synonymiques nécessairement longs puisque l'on peut toujours, l'on doit toujours, ajouter des négations ou des inclusions, c'est-à-dire une multitude de traits, si l'on veut traiter d'une phrase quelque peu compliquée, par exemple : « Ma tante n'est pas une pierre. » Ces traits de la théorie : on se donne ce qu'il y a à annalyser; on va nécessairement vers la multiplication des traits, ont leur source dans la donnée de base, le dictionnaire. Et le dictionnaire lui-même, comme l'indique Bierwisch 35, suppose qu'une question est posée : Qu'est-ce qu'une tarentule? La tarentule est X. Je ne sais pas ce que c'est que X puisque je le demande : mais en même temps, j'en sais quelque chose, puisque je peux produire des phrases à partir de « la tarentule est X ». Le philosophe reconnaîtra sans peine ici le fil de la réflexion qui va de l'aporie du Menon à Kant. On peut se demander cependant si le problème de la question ne nous introduit pas à une autre philosophie du langage que celle de Katz et Fodor. Car s'il est vrai, comme l'a dit Léon Brunschvicg, que la philosophie est la science des problèmes résolus, il demeure la question de savoir ce qu'est un problème, linguistiquement ce qu'est une question.


13. Le problème de la question.

La grammaire distributionnelle traite de la question ou des interro- gatives sur la base du fait qu'il s'agit de constituants identiques dans


35. « Remarks on definitions in natural language », p. 64.

la question et la réponse. Henri écrit. Henri écrit-il? La question ne diffère donc de la réponse que par un opérateur ou une proforme. Katz et Postal 12 partent de la même constatation, mais en même temps posent le fait que la signification de la question et de la réponse n'est pas la même. Plus précisément, cela revient à se demander quel est le statut sémantique de la proforme. Ce statut vient de l'amalgame entre la proforme et le réseau de sélection dans laquelle elle est comprise, réseau que révèle la paraphrase.

Henri écrit (quelque chose). Paul lit (ce qu') Henri écrit. Il (V) a fait. (Que) fait Henri? (Qu'est-ce qu') Henri écrit? (Qui) écrit (quelque chose) ?

D'une manière ou d'une autre, le verbe écrire entraîne la sélection d'un objet physique j qui est produit

i sur lequel on produit quelque chose et d'un agent qui produit.

Le sens de la proforme est compris, amalgamé à ces règles de sélection. Du coup, il comporte, du point de vue sémantique, les traits du verbe, mais aussi ceux du nom et d'un déterminant : quand, qui, quel x écrit quelque chose. Nous retrouvons là ce que nous avons déjà constaté à propos de la théorie sémantique. La théorie des questions conduit nécessairement à une multiplication des traits.

Mais la paraphrase n'est pas simplement la compréhension paraphras- tique, qui est l'envers psychologique de la notion d'amalgame. C'est un des aspects essentiels de toute grammaire. Quelques remarques seulement, inspirées des recherches de H. Hiz, nous aideront à préciser ce qu'il faut entendre par paraphrase et le rapport entre paraphrase et question, avant d'en venir à la philosophie du langage telle qu'elle peut être entendue différemment par Katz et Fodor.

(1) La paraphrase est plus qu'une phrase ou plusieurs phrases. C'est un texte en ce sens que, même si nous n'avons qu'une phrase para- phrastique d'une première phrase, la relative identité des deux phrases constitue une forme de clôture, saisie au moins intuitivement. Je puis dire : cela veut dire la même chose. C'est donc qu'il est question d'une chose et d'une chose unique à ce moment.

Jean écrit une lettre. Jean rédige une lettre.

font référence à la même chose, dépendent d'un même environnement, répondent à la même question : que fait Jean?

Il est évident que l'identité entre écrit et rédige n'est pas absolue, qu'il s'agit d'une synonymie plus ou moins forte. Elle est, par exemple, plus forte si j'ajoute aux deux phrases avec un stylo. Mais par là s'amorce ce que nous disions déjà de la synonymie : c'est un discours long. En ajoutant avec un stylo, je rends les deux phrases relativement moins

36. An integrated theory of linguistic description, MIT, 1964,3e éd. 1967, p. 79 et ss.

ambiguës (ce qui est en question, c'est un acte physique et non un acte politique, par exemple). Cela signifie que la paraphrase ne peut se dissocier de l'ambiguïté de la question : que fait Jean? est fondamentalement, ambigu. La non-ambiguïté de deux phrases non paraphrastiques par rapport à une troisième implique une analyse très longue qui est déjà difficile au niveau des définitions et qui l'est encore plus dans le discours courant II y a une analogie fondamentale dans toute langue, analogie qu'Aristote et saint Thomas ont exploitée. Cela ne signifie pas que tout est vrai en un Être ou par rapport à lui. Nous ne pourrons en linguistique nous poser le problème de la vérité juge d'une ou de deux phrases (ce qui est le problème de Tarski). Nous décrivons l'identité relative de deux phrases au moins. Comme le dit Hiz, nous ne traitons pas d'une sémantique forte, mais d'une sémantique faible.


(2) Cela ne signifie pas que, linguistiquement parlant, n'apparaisse d'une certaine manière ce qui est en question et ce dont il y a paraphrase. En grammaire, il s'agit du problème des referents. Pour reprendre le problème dans le cadre de la pensée de Quine, si l'on élimine la notion de signification, « être assumé comme une identité, c'est purement et simplement être reconnu comme la valeur d'une variable ». Dans les termes de la grammaire traditionnelle, cela revient schématiquement à dire qu'être c'est être dans le rang de référence d'un pronom. Les pronoms sont les moyens de base de la référence 37 ». De fait, la proforme dont parlent Katz et Postal est un opérateur qui permet la question ou la pronominalisation, que ce soit que ou quoi, ou qui, ou le. Comme le marque Hiz 38, il n'y a d'autres referents grammaticaux que les pronoms; il y a, d'autre part, les quantificateurs comme both, les superlatifs (il a pris le plus grand), etc. Et on ne peut identifier réfèrent et variable, к Les variables impliquent la généralité. Le mécanisme de la généralisation des variables dépend de la règle de substitution. Pour une variable donnée, on peut substituer toute phrase de la même catégorie grammaticale que la catégorie grammaticale dont dépend cette variable. Pour beaucoup de referents, on ne peut rien substituer du tout. Au contraire, beaucoup d'autres se comportent comme des constantes, quoique la signification de phrases aussi nettement référentielles que celles qui comportent le varie avec le contexte; cependant, dans un contexte donné, cette signification est souvent déterminée d'une manière unique. L'usage le plus typique d'un pronom (ou de tout autre réfèrent) consiste à éviter la répétition d'une phrase. Le langage nature] cependant requiert souvent qu'une phrase ne soit pas répétée dans sa forme première uniquement par le moyen de son réfèrent. Mais cela ne fait pas que le réfèrent soit une constante moindre que la phrase à répéter. Le remplacement d'un réfèrent par ce à quoi il réfère (après l'application d'une règle) n'est pas la substitution d'une phrase au moyen d'une large réserve de phrases substituables. Les traits les plus essentiels d'une variable sont, en premier lieu qu'elle est liée à un opérateur, tel qu'un quanti- fieur, en second lieu qu'elle a un rang. Ces traits ne sont pas présents dans la plupart des referents. Dans Jean prit son livre, le constituant son


37. " On what there is " dans From Logical Point of View, loc. cit, p. 13. 38. Dans un texte ronéotypé, Referentials, p. 12-13.

n'est pas lié à Jean comme une variable à son quantifieur et il n'a pas non plus de rang, pas plus que Jean. Jean est une constante, et de même son. Les variables sont des referents, mais la plupart des referents ne sont pas des variables. »


(3) Si le réfèrent n'est pas une variable, si la règle de substitution qui est à la base de toute sémantique forte ne joue pas dans les phrases avec réfèrent, comment peut-on définir les referents?


(a) Leur rôle se situe à l'intérieur d'un texte.


(b) Ils constituent un ordre de répliques qui peuvent être soit des paraphrases, soit des conséquences, cet ordre présentant une donnée lexicale de base.


(c) II s'adjoignent des formes grammaticales telles que les nominali- sations ou les adverbialisations qui sont autres que les règles de transformation qui permettent la paraphrase : Jean rédige une lettre. Jean écrit une lettre. Il l'a rédigée (maintenant). La rédaction de la lettre par Jean est terminée, est excellente. Ce qu'il a rédigé est fini (le ce est anticipateur et non anaphorique, comme V dans il Га rédigée). Le verbe rédiger ou les synonymes écrire, faire sont constamment présents et constituent le centre de la paraphrase ou de la conséquence (début-fin d'un acte). Mais la nominalisation ou l'adverbialisation font de cette position centrale ce que nous pourrions appeler une source paraphrastique plus ou moins vaste.


(4) Les questions ressortissent de ces formes grammaticales. Elles sont courtes ou longues :


Jean écrit? oui-non Que fait Jean? Il écrit


Elles sont plus ou moins ambiguës, en particulier lorsqu'elles portent sur un élément nominalisé :


De quoi s'agit-il? Il s'agit de...


Quelle est la situation? Il s'agit de, il est en train de...


Qu'est-ce que l'être?


Mais aussi :


De quoi s'agit-il aujourd'hui?


(5) Le problème est de savoir quels sont les types de paraphrases liés à tel ou tel type de question, encore que cette liaison soit déjà une paraphrase. En un mot, le problème est celui d'une typologie des textes longs 39. En l'occurrence, ce qui nous intéresse, c'est ce que peuvent être le questionnement philosophique, la philosophie du langage. Les textes de J. Gauvin sont des tentatives importantes en ce sens. Nous voudrions aborder la question à partir des problèmes soulevés par les dictionnaires comme nous l'avons déjà fait en fonction des recherches que nous menons sur les classes terminales.


39. V. Langages, n° 13.


14. Paraphrase philosophique et nature pédagogique du dictionnaire.

Revenons à l'article de J. Dubois que nous avons déjà mis à contribution. Le dictionnaire y est défini comme un ouvrage de seconde main. C'est aussi vrai pour la philosophie, car elle aussi n'invente rien. Elle est, comme nous l'avons déjà indiqué, la science des problèmes résolus, la chouette qui ne se réveille qu'après le jour, etc. Mais cette seconde main a un auteur; elle ne vise pas à un anonymat aussi complet que le Littré ou le Robert. Par rapport au dictionnaire, l'ouvrage philosophique est plus restreint. Il ne tend pas à se fondre dans l'ensemble anonyme « monde » ou dans l'ensemble anonyme « langue ». Il vise même à une concentration volontaire du lexique par le biais des oppositions concret-abstrait, universel-particulier, éternel-circonstanciel, encore qu'aucun texte ne manque de retrouver la nécessité de l'exemple ou de la distinction des espèces. D'autre part, le discours philosophique vise à une clôture interne sur laquelle nous reviendrons. Notons seulement, à titre indicatif, que la méditation n'est ni la maxime, ni le sermon, ni la définition. Cela dit, il reste que le dictionnaire et le discours philosophique répondent à des questions qui, elles-mêmes, naissent de l'écart pédagogique. L'écart conduit à la fois à la question et à l'impératif : pour savoir ce qu'est un cercle, il faut... Ce en quoi le discours pédagogique du dictionnaire diffère de tout discours pédagogique autre, qu'il soit philosophique ou non, c'est que l'enfant n'y est pas comme un article, mais comme une réalité qui pose les questions, obéit ou non aux impératifs, mais surtout constitue un écart qui est une limite absolue. « On ne connaît pas l'enfance », dit Rousseau au début de YÉmile. D'où le vague nécessaire des buts de l'éducation, l'importance des formes nominalisées, humanisme, éducation même. Faire Véducation de est ambigu par ambiguïté de (a) faire qui est à la fois faire et faire faire, (b) de éducation qui est à la fois action et résultat.


Le discours pédagogique tend à combler cet écart, à inclure l'enfant dans le savoir et les valeurs donnés un moment donné. Cette intégration est aussi un apprentissage qui se meut dans l'élément fondamental de la langue maternelle. L'éducation dépend à la fois d'un modèle socioculturel et d'un modèle de performance issu du modèle de compétence de la langue maternelle. Quelles sont les voies de la constitution du modèle français de performance du français, lui-même dépendant d'un modèle socio-culturel ou institutionnel? C'est là un problème particulièrement complexe 40. On ne peut évidemment dissocier l'apprentissage de la dissertation de l'explication de textes ou de la narration. Progressivement, tout jeune Français apprend à produire un texte long qui répond à des normes explicites, institutionnelles, mais aussi à des règles grammaticales dont les contraintes permettent la confection à la fois d'un texte, c'est-à-dire d'un ensemble clos de phrases et d'un ordre clos : importance sans doute des formes nominalisées comme le marquait déjà Bally, syn-


40. Quelques indications dans Linguistique et Pédagogie, Langue française 5, Larousse, 1970.

thèse progressive, comme le marquait encore Bally, c'est-à-dire importance de la succession des termes ou des thèses, etc.

Il ne peut être question, même simplement, d'énumérer les points acquis ou à acquérir, pas plus que les méthodes d'analyse. Si nous restons dans le cadre de la question posée, celle de la philosophie du langage, nous pouvons dire que nous sommes progressivement sortis d'un cadre assez systématique dessiné par Katz et Fodor pour aller vers une théorie des textes longs, dont le discours philosophique est l'une des espèces ou des types. Nous laissons de côté également tout ce qui, à l'intérieur de l'école de N. Chomsky, est venu mettre à mal le modèle de Katz et Fodor.

Ce que nous voudrions indiquer pour terminer, c'est que le discours philosophique n'est pas un type de discours parmi les autres, mais le pôle nécessaire de tout discours dans une langue maternelle donnée. En quel sens?

Toute phrase implique une zone vague, comme ne cesse de le dire Carnap. Par l'intermédiaire de la notion de connotation, la linguistique n'a cessé de le dire aussi et d'en user soit pour définir, soit pour expliquer la poésie, etc. Carnap constitue, comme on dit, une solution réduction- niste du vague linguistique. En un certain sens, la philosophie du langage de Katz, la sémantique de Katz et Fodor, sur laquelle elle s'appuie constituent, elles aussi, une solution, disons psychologique, aux problèmes- limites des langues maternelles : non-grammaticalité, paraphrase, etc. Mais il n'est pas abusif de parler d'une solution pédagogique ou d'une solution politique à cet ensemble de problèmes. Pour employer des termes plus classiques, toute rhétorique, dans la mesure où elle réussit, réduit elle aussi le vague ou l'ambiguïté des langues naturelles.

La science n'a pas affaire au vague, mais à l'opaque. On peut dire, par exemple, que la science ne pose pas des questions, sinon lorsqu'elle passe au niveau polémique ou au niveau de l'exposition. Le problème scientifique, c'est ce qui ne va pas dans une théorie. Il s'ensuit, comme le souligne T. S. Kuhn, que le travail scientifique s'apparente à un puzzle. Le problème unique étant celui de la confection d'un modèle, il y a des morceaux qui vont et des morceaux qui ne vont pas. Constater que cela ne va pas, ce n'est pas poser une question.

En revanche, il y a une source aux questions et aux réponses, pratiques ou rhétoriques, à ces questions. Cette source, la plus ambiguë, la plus générale, la plus à la limite, est le pôle philosophique de toute rhétorique politique ou pédagogique. Il s'ensuit que le mode de la paraphrase philosophique est, pour ainsi dire, l'immanence du langage à lui-même; c'est, comme le dit J. Gauvin, un message qui est à soi-même son propre code, non pas simplement un message tourné vers lui-même, comme R. Jakobson le dit du message poétique, mais un message qui, dans le vide de son questionnement, construit un texte qui trouve en lui sa cohérence et, dans la pédagogie, ou le disciple, ou la politique, la pierre de touche de sa réalité. En ce sens, la linguistique trouve dans la philosophie non pas sa vérité, mais un pôle privilégié de l'analyse de tout texte.


Bibliographie

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Sumpf J., Introduction à la stylistique du français, Larousse, 1971. Twadell W. F., « The development of descriptive linguistics in America (1925- 1956) », in M. Joos (éd.). Vendler Z., Linguistics in Philosophy, Cornell Univ. Pr., Ithaca, 1967, 203 p. 2° Note bibliographique : Cette note voudrait répondre, tant bien que mal, à quelques questions pratiques : le professeur de philosophie de l'enseignement secondaire a-t-il le moyen ou les moyens, et lesquels, de traiter sérieusement du langage? Le philosophe, qui dans notre système, ne se sépare pas d'emblée du professeur, peut-il trouver un accès à la linguistique? La première question pose le problème des manuels ou mieux, car l'on sait la suspicion légitime que les professeurs de philosophie entretiennent à l'égard des manuels, d'un bon ouvrage de synthèse. Il nous semble que l'ouvrage de John Lyons, Introduction to Theorical Linguistics, Cambridge University Press, 2e éd. 1968; trad, fr., Linguistique générale, par F. Dubois- Charlier et D. Robinson, Larousse 1970, présente les avantages suivants : 1° une information abondante, ce qui n'est pas le cas, jusqu'ici, des ouvrages français d'initiation courante; 2° une bonne introduction historique; 3° l'élucidation de certains concepts essentiels (rang, syntagme, etc.); 4° la part importante donnée à la sémantique (Lyon a fait un essai d'étude de certains termes platoniciens dans un ouvrage antérieur Structural Semantics, Oxford, Blackwell, 1963). John Lyon n'est pas un fabricant de manuels. C'est un chercheur et son exposé n'a pas la sécheresse empiriste (et de ce fait un certain manque de rigueur) qu'on trouve dans l'ouvrage de H. A. Gleason, An Introduction to Descriptive Linguistics, New York, Rinehart et Winston, 2e éd. 1961; trad, fr., Introduction à la linguistique (Larousse, 1969). L'ouvrage présente cependant pour le public français deux inconvénients : 1° aucun lien avec la critique littéraire, 2° peu d'exemples français et encore moins d'informations sur la tradition grammaticale française. On peut donc compléter par : 1° Jean Dubois et Françoise Dubois-Charlier, Éléments de linguistique française (Larousse, 1970). 2° M. Gross, Grammaire transformationnelle du français (Larousse, 1968). 3° Les numéros suivants de la revue Langages (Didier-Larousse éd.). 1. T. Todorov, Recherches sémantiques (mars 1966). 2. E. Coumet, O. Ducrot, J. Gattegno, Logique et Linguistique (juin 1966). 4. N. Ruwet, la Grammaire generative (décembre 1966). 7. M. Arrivé et J.-C. Chevalier, Linguistique française : théories grammaticales (septembre 1967). 9. M. Gross, les Modèles en linguistique (mars 1968). 11. J. Sumpf, Sociolinguistique (septembre 1968). 12. Linguistique et Littérature (décembre 1968). 13. J. Dubois et J. Sumpf, l'Analyse du discours (mars 1969). 14. N. Ruwet, Tendances nouvelles en syntaxe generative (juin 1969). 15. R. L'Hermite, la Linguistique en U.R.S.S. (septembre 1969). 19. J. Rey-Debove, la Lexicographie (septembre 1970). Au-delà, l'accès à la linguistique ne peut consister que dans les trois voies suivantes : 1° logique, 2° langues anciennes, 3° langues vivantes. Dans le premier cas, il n'y a pas de meilleur moniteur que Bertrand Russel (auquel il faut ajouter l'ouvrage de J. Vuillemin, Leçons sur la première philosophie de Russel, A. Colin, 1968). Dans le deuxième cas, c'est E. Benveniste, Problèmes de linguistique générale, Gallimard, 1964, dont il est difficile de percer la complexité sous la clarté de l'exposé. Dans le troisième cas, les ouvrages de J. Fourquet et de J.-M. Zemb (assez phiosophique d'inspiration) constituent avec le récent ouvrage de F. Dubois-Charlier sur la syntaxe de l'anglais les essais les plus neufs. J. Fourquet, Études philosophiques IV Prolegomena (Didier, 1970). J.-M. Zemb, les Structures logiques de la proposition allemande (O.C.D.L., 1968). F. Dubois-Charlier, Éléments de linguistique anglaise (Larousse, 1970). L'exposé de la grammaire generative par Nicolas Ruwet, Introduction à la grammaire generative, Pion, 1968, excellent en bien des points, tend à masquer les difficultés de l'école. L'étude des problèmes de formalisation (on peut consulter M. Gross et A. Lentin, Notions sur les grammaires formelles, Gauthier- Villars, 1967) et la liaison critique entre la tradition grammaticale française et l'apport générativiste ne manqueront pas de susciter d'autres travaux de valeur.

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