Dec 26, 2021

Décoloniser la philosophie Ou de la philosophie comme objet anthropologique

Un extrait de texte. La question est donc clairement posée : une réappropriation, émancipée, décolonisée, du nom « philosophie » est-elle possible ? Ou ce signifiant, malgré l’excédent utopique qui le déborde (la philosophie comme couronnement de l’humanité39 universelle), apparaît-il trop surdéterminé en raison des lieux, géographiques, institutionnels (universités, organes de transmission du savoir) qui lui sont rattachés ? Le débat sur l’existence ou non d’une philosophie africaine, placé sous le signe d’une revendication du droit à la philosophie, est inscrit dans un moment de l’histoire intellectuelle du continent africain, qui surgit durant la période des luttes anticoloniales et après la période des Indépendances. Sa contemporanéité ne tient pas immédiatement dans le questionnement ontologique, existentiel, qui le traverse. Elle tient plutôt dans le fait qu’il offre un point d’entrée pour cerner le sens d’une décolonisation épistémique, dont le premier enjeu est d’engager une réflexion sur les figures de la liberté. À ce titre, trois voies se dégagent de cette querelle sur la philosophie africaine, qui permettent d’envisager le sens effectif d’une décolonisation de la philosophie. Chemins qui apparaissent exclusifs les uns des autres. Porteurs, chacun, de radicalité, dans la manière de penser la formation de la liberté du sujet, comprise comme capacité d’action, de création (agency), dans son rapport aux normes : subversion, suspension, négociation. Le premier chemin, celui de la subversion, promeut une forme d’émancipation de la raison coloniale qui renverse la prétention à l’universalité promue par le discours des humanités philosophiques. Il prend le risque de la provocation et porte à sa conséquence ultime 39. Sur ce point, on rappellera la critique de l’humanitas dans l’article de Walter Mignolo susmentionné (cf. supra note 2) : comment, sur le plan épistémologique, habiter des humanités, soit des savoirs qui ont fabriqué de l’autre, des anthropoi, et nié ou infériorisé leurs mondes symboliques ? présence africaine la vérité qui se décèle sous le caractère pléonastique de l’expression « philosophie occidentale », en poussant dans ses retranchements la logique des titres et des classifications. Décoloniser la philosophie, c’est reconnaître son impossible universalisation. Non pas au sens où la raison serait la chose du monde la moins partagée, mais au sens où la philosophie devrait être tenue pour ce qu’elle est, en dehors de ses terres d’élection – à savoir un objet anthropologique, qui renseigne sur une des modalités, parmi d’autres, de la palabre en Occident. Le deuxième chemin est suggéré par La Crise du Muntu de Fabien Eboussi Boulaga : il consiste à rester « au seuil de la «philosophie» ». Soit à suspendre la réappropriation du signifiant « philosophie ». Cette suspension critique ne signifie pas qu’on refuse d’entrer en dialogue avec les productions philosophiques de l’Occident, ni qu’on refuse de les intégrer à un discours qui s’effectuerait en propre, à la première personne. Elle signifie que les productions créatrices qui naissent d’un dialogue fécondant avec elles n’ont pas à se couvrir, nécessairement, du nom « philosophie ». La « philosophie » peut aussi se constituer comme cet événement ou comme cette contrainte40 poussant à l’avènement d’autres types de discours qui n’ont aucune responsabilité visà- vis de son nom, de sa tradition, de son devenir. Que seront, alors, ces nouveaux discours ? Ils engagent sur la voie de nouvelles épistémologies, critiques, peu disciplinarisées, peu didactisées ; ils invitent ainsi, sur le plan méthodologique, à créer de nouvelles normes prenant en compte la situation d’énonciation des sujets anciennement colonisés, dominés, non seulement dans l’ordre des savoirs préconstitués, mais aussi dans leurs propres traditions, ouvertes et agissantes. Cette création conduit à examiner les prétentions théoriques du discours philosophique et la manière dont elles suscitent le désir, « quitte à apprendre à séjourner dans un espace sans nom41. » Le dernier chemin, celui de la négociation, vise non pas à biffer ou à suspendre le nom « philosophie » mais à discuter et à élargir les normes qui régissent l’organisation de son discours, au sein de l’université mondialisée. Il s’agit d’assumer les contradictions portées 40. Cf. Gilles Deleuze, Proust et les signes, Paris, PUF, 1970. 41. Fabien Eboussi Boulaga, op. cit., p. 34. REVUE 192.indd décoloniser la philosophie ou de la philosophie comme objet anthropologique par l’exigence d’une décolonisation de la philosophie en mobilisant une figure de la liberté, qui échappe au paradigme, romantique, de la résistance aux normes. L’enjeu est de sortir du cercle qui consiste à penser que toutes les réappropriations épistémiques des productions théoriques de l’ancien maître sont les visages d’une impossible sortie de l’aliénation, comprise comme étrangeté à soi, méconnaissance de soi. La négociation des normes circonscrit le projet de décolonisation des savoirs en dehors d’une dialectique de l’assujettissement et du rejet – où le sujet assujetti reconduit aveuglément des chemins déjà empruntés (ceux-là mêmes qui l’ont nié) et où le rejet prend souvent la forme d’un désir, d’une nostalgie (retrouver une présence à soi non entachée par la violence coloniale). Dans la négociation, il s’agit de penser à quelles conditions les capacités d’action, de création (théoriques et symboliques) d’un sujet ne sont pas réduites du simple fait qu’il évolue à l’intérieur d’un système de normes (ici épistémiques) hérité d’une situation de violence42. La tâche de la décolonisation épistémique, sur le plan méthodologique, consiste à penser ces conditions. Elle n’implique donc pas nécessairement un rejet des institutions hégémoniques du centre, mais invite bien plutôt à les troubler. Dans cette optique, l’éclatement des géographies de la philosophie, geste qui, non seulement, n’expulse pas le nom « philosophie », mais qui, également, le revendique au sein de l’université, constitue bel et bien une modalité possible de la décolonisation de la philosophie. Elle poursuit une quadruple tâche : repenser l’institutionnalisation de la philosophie dans une université mondialisée qui n’est pas soumise à un principe d’inconditionnalité43. Procéder, analytiquement, à la reconnaissance de la pluralité 42. Sans reconduire strictement les analyses de Marcien Towa, la réappropriation des productions philosophiques occidentale par des auteurs non-européens ne constitue aucunement un des visages renouvelés de l’aliénation, si elle est inscrite dans la « dialectique des besoins » de celui qui opère cette réappropriation (cf. Marcien Towa, Essai sur la problématique philosophique dans l’Afrique actuelle, Yaoundé, Editions Clé, 2012, p. 76. 43. Cf. Jacques Derrida, L’université sans condition, Paris, Galilée, 2001. Pour le poser de manière frontale : comment intégrer l’éclatement des géographies de la philosophie, à l’échelle mondiale, dans les départements de philosophie des universités ? Sachant que la production du savoir est soumise à des impératifs de rentabilité, où les sciences sociales et humaines apparaissent, au regard de ces exigences, nettement mises de côté. des sens et des représentations que recouvre et suscite le signifiant « philosophie », et les inscrire dans ce procès d’institutionnalisation. Inscrire les productions de significations non-européennes en philosophie hors de portée du champ de l’ethno-anthropologie travaillant au devenir objet de paroles élaborées en première personne. Saisir dans quelle mesure la réappropriation du signifiant « philosophie » participe au procès de libération du sujet qui l’entreprend44. Ces trois modalités de la décolonisation de la philosophie détraquent/détournent les grands mythes des origines. Elles ne sont pas soutenues par une double injonction, morale et métaphysique, massive : celle de la revendication d’une dignité anthropologique. Elles examinent comment des pratiques d’assujettissement intègrent la structure même des savoirs, et la manière dont ces savoirs se pensent, produisent un discours singulier sur eux-mêmes. Mais plus encore, elles partagent une même ironie circonspecte devant la construction d’une bibliothèque philosophique, qui a pu rattacher la vie rationnelle et spéculative de l’esprit à la fétichisation d’une terre, d’un peuple, d’une géographie. 44. Author(s): Nadia Yala KISUKIDI

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