Dec 16, 2021

Ikoku « Une joie qui ouvre l 'esprit » :

L 'affectivité comme concept clé dans une approche non dualiste des danses punu (Congo-Brazzaville) Carine Plancke

1 – Introduction

1Depuis les années 1960 (Pike, 1967), l’usage des termes emic et etic s’est répandu en anthropologie, ceux-ci désignant respectivement un point de vue interne, celui de l’acteur, et un point de vue externe, celui du savant. Jean-Pierre Olivier de Sardan (2008, p. 119), dans une réévaluation récente de ces termes, en défend l’utilité afin de distinguer dans l’analyse l’apport des discours et des représentations de la société étudiée et l’interprétation qu’en donne l’anthropologue. Cet article traite des danses des Punu du Congo-Brazzaville et évolue en deux temps, en joignant précisément une analyse emic et etic. La question y est explicitement posée de la recherche d’un discours savant qui soit en accord avec le discours et les représentations des acteurs. Plus particulièrement, une mise en garde est soulevée par rapport à l’adoption d’un discours conjuguant des oppositions duelles entre le profane et le sacré ou le corporel et le cognitif par exemple, qui toutes sont fondées sur le dualisme corps-esprit. En effet, cette dichotomie, qui depuis Descartes est profondément ancrée dans l’épistémè occidentale, est également largement adoptée par les sciences sociales, lesquelles ont intégré récemment des visions critiques à cet égard (Ozawa de Silva, 2002, p. 21 ; Turner, 1996, p. 20).

Le but de cet article est précisément de démontrer que ces oppositions s’avèrent peu utiles et même contreproductives pour interpréter les danses punu. Un recours est alors proposé à travers des philosophies occidentales allant explicitement à l’encontre des configurations dualistes, comme celles de Merleau-Ponty (Da Silva-Charrak, 2005, p. 79) et de Spinoza (Jacquet, 2004, p. 5). Plus généralement, la phénoménologie française est une source d’inspiration pour des anthropologues cherchant à dépasser l’opposition corps-esprit et à poser le corps comme le sujet même de la culture (Csordas, 1990, pp. 8-10 ; Jackson, 1996, pp. 30-33). C’est également par l’intégration de cette opposition dans le concept plus fondamental de conatus que la pensée de Spinoza devient prégnante dans le domaine des sciences sociales (Citton & Lordon, 2008, p. 31). Plus particulièrement, la notion d’affectivité, telle qu’elle est développée dans ces deux philosophies (Citton & Lordon, 2008 ; Massumi, 2002 ; Mazis, 1999 ; Mouchet, 1999) nous aide à approfondir les danses étudiées, en prenant en compte l’emphase donnée par les Punu eux-mêmes à la dimension émotive de ces pratiques.

2 – Les dynamiques d’émergence et d’amplification de la danse ikoku

2.1 – Le déroulement et l’évaluation d’un événement de danse ikoku
 
La danse nommée ikoku, qui fait l’objet de cet article. Cette étude est basée sur un travail de terrain de 20 mois, est exécutée à des occasions diverses. Alors qu’autrefois elle était dansée au clair de lune ou pour accueillir des chefs, elle est de nos jours indispensable lors des veillées de levée de deuil, des manifestations politiques ou des fêtes associatives. L’élément commun à ces événements est leur caractère de réjouissance. C’est aussi la joie (kini / inyunge) qui est au cœur du discours des Punu concernant cette danse. La décision de danser est exprimée comme une volonté de se réjouir (u sagene) et la joie est considérée comme le vécu généré par la danse, et elle est également déterminante dans l’évaluation de la danse. Pour exprimer leur dépréciation d’un événement de danse, les Punu disent qu’« il n’y avait pas une danse de joie » (u dyame di kini di ga tji). En effet, il n’est pas évident que la danse soit réussie, étant donné qu’elle évolue assez librement tout en respectant un nombre de paramètres bien définis. Deux rangées de danseurs se positionnent face à face, les hommes à la droite des musiciens, les femmes à leur gauche. Ces deux rangées de danseurs et les musiciens délimitent l’espace de danse. Un chanteur lance l’événement en proposant un chant dont le refrain est repris par les autres participants dans une structure antiphonique. Une fois que le chant résonne bien, le tambourinaire lance son jeu et le chanteur se met à danser. La danse se déroule selon deux phases : une phase de sauts ou de pas marqués, de jets et de battements de main (u sayise) visant à entraîner tous les participants dans un même mouvement et une phase de rotation du bassin (u dyame) devant le tambourinaire, exécutée seul ou en couple. C’est par un basculement du bassin que cette phase prend fin. Le danseur avance alors vers la rangée de l’autre sexe et invite quelqu’un par un même mouvement du bassin. Cette personne entre à son tour dans l’espace de danse et peut soit directement avancer vers l’autre rangée pour inviter une autre personne ou bien introduire de nouveau les deux phases. Dans cette suite de danses individuelles ou en couple, l’élan de l’un se communique à l’autre, générant progressivement un enthousiasme d’ensemble. Afin de soutenir l’animation, un chanteur lance régulièrement un nouveau chant. Si l’entrain collectif devient particulièrement intense, il peut faire précéder le chant par un moment de chant monodique. Il apparaît donc que c’est toujours l’initiative et l’emportement des danseurs, tels qu’ils se communiquent d’une personne à une autre, qui assurent la réussite d’un événement. Les sauts que propose un danseur ne sont efficaces pour générer un entrain collectif que si les coparticipants les imitent. Seule une telle phase d’animation éveille l’envie d’aller rejoindre le danseur central pour la danse de couple. Si l’ajustement mutuel est particulièrement réussi, l’élan est transmis aux autres danseurs pour qu’ils s’élancent dans l’espace de danse, réitérant les deux phases selon leur goût et l’inspiration du moment. Les Punu rendent compte de ce caractère mimétique de la danse par l’expression « aller dans » (u wendile mune). Il faut « aller dans le chant » (u wendile mu dumbu) que propose le chanteur. La phase des sauts est réussie quand « tout le monde est dedans » (batu botsu ba mune). De même, au moment de danser devant le tambour, il est dit que « le bassin va dans le tambour » (dilungu di wendile mune ndungu). Bref, le processus de la danse est un processus dialectique alliant des instants d’imitation et de proposition d’un élan propre et débouchant par moments sur un ajustement mutuel plus subtil. C’est cette dialectique-là qui nourrit la joie de la danse et l’amplifie au fur et à mesure que l’événement progresse.
2.2 – L’ouverture de l’esprit dans la danse ikoku et dans les danses des génies de l’eau
6Afin d’explorer plus en détail la propagation de la joie qu’engendre un événement de danse réussi, je propose d’écouter le discours d’une grande chanteuse. Celle-ci relève particulièrement bien un élément qui, aux dires des Punu, est essentiel à l’amplification d’un événement de danse, c’est-à-dire l’éclatement des esprits et sa communication à la communauté dansante. Interview d’Estelle Mahanga du village Moungoudi, le 8 juillet 2007 La chanteuse répond à ma question sur ce qu’elle ressent quand elle se met à chanter durant un événement de danse ikoku : Tji u bwedji ? Pa u ma va dingungu, nde ka u laba kanane yi « tyie, ni vayi bwaw ». Makini ma u gange, ka na nzale u yina ka na nzale u wimbila, byotsu bi ke sobena. Nde ka u ba ka bu nane, yi mandundji ka u panduge. Kamune nde i pandule batu mandundji nane, ne nzale u tsane ba wo bwe labe. Ka u yine bwaw. « N’est-ce pas quelque chose de beau ? Quand tu lances le chant monodique, tu sens quelque chose comme “Quoi ! J’y vais simplement”. La joie t’a prise et l’envie de danser et l’envie de chanter, tout se mélange. Tu es juste comme ça, les esprits commencent à éclater. Quand tu fais éclater ainsi les esprits des gens, ils ne sentent même plus l’envie de s’asseoir. Rien que danser. » 8Dans ce discours, le courage et la décision d’y aller sont posés comme une condition pour générer un chant qui a le pouvoir d’entraîner les autres. C’est précisément la joie et la puissance qu’elle a de prendre entièrement possession de quelqu’un qui donnent ce courage. La joie saisit la chanteuse qui se doit d’épouser cette envolée impérieuse. Par le verbe « mélanger » est alors évoqué un moment de concentration qui concerne l’envie. Ce désir condensé fait que la chanteuse « est là comme ça », une phrase très floue qui exprime toutefois adéquatement qu’il s’agit d’un état corporel, énergétique, bien réel, quoique difficilement saisissable en des termes précis. Sans transition – tout comme dans le discours de la chanteuse – un éclatement en résulte. Les esprits éclatent, le sien et celui des coparticipants, comme dans une communication immédiate ayant comme effet un renouvellement intense d’énergie dans le groupe entier. On ne désire plus que danser. C’est donc une dynamique de propagation qui explique comment un bon événement de danse ikoku se génère. Un éclatement des esprits éveille de nouvelles énergies et inspirations pour reprendre la danse. En effet, lors d’un événement, c’est après le moment de chant monodique que la chanteuse enchaîne avec un chant responsorial suivi des phases propres à la danse. 9De façon assez significative, une ouverture similaire de l’esprit est attestée dans le cadre des célébrations pour les génies de l’eau (bayisi) [3] [3] Comme d’autres peuples, localisés au nord-ouest de l’aire…. Une danse est exécutée en progression circulaire, et un entraînement collectif dans une pulsation répétée et collectivement marquée déclenche ou renforce des transes (dulendu). À ces moments, l’esprit de la personne (ilundji), situé en haut de la tête, s’ouvre et s’en va, le génie entrant alors dans la personne pour y apporter des révélations. La joie que suscite la manifestation des génies et qui a occasionné les danses se trouve alors renforcée par ce contact direct avec ces êtres et la danse s’en intensifie davantage [4] [4] Pour un développement plus détaillé des conceptions et des…. Un même mouvement d’ouverture, né de la joie et générant encore davantage de joie, est donc avéré dans la danse de réjouissance ikoku et dans la danse des génies. Cette ouverture concerne l’esprit dans les deux cas. Signalons que la chanteuse interviewée utilise la variante ndundji du mot ilundji, qui est communément utilisé dans le contexte de la transe. De même que cette chanteuse évoque un moment de concentration précédant cette ouverture, la transe est déclenchée dans un mouvement de continuité qui, de par la répétitivité, s’intensifie et engendre une concentration énergétique. D’ailleurs, le mouvement même de la rotation du bassin dans le ikoku produit une concentration similaire qui s’ouvre alors sur le mouvement de basculement. 10Qui plus est, le rapport avec le monde plus qu’humain des génies n’est pas limité à la danse des génies, mais se réalise aussi dans la danse de réjouissance ikoku. En effet, les deux phases de cette danse sont désignées par des termes qui s’utilisent également dans le contexte de la pêche dans les marigots, lieux d’habitation des génies [5] [5] Pour un développement plus détaillé des rapports entre la danse…. Le terme pour désigner la phase des sauts, u sayise, désigne le mouvement de piétiner rapidement les bords des marigots pour faire sortir les poissons cachés dans les herbes. Quant au terme qui désigne la phase de la rotation du bassin, u dyame, il signifie littéralement « fléchir les genoux ou plonger » et s’utilise, durant la pêche, quand les femmes avancent dans l’eau plus profonde en plongeant à chaque pas leurs verveux dans l’eau. Les génies se caractérisent en outre par leur fierté et habitent toujours par couple dans l’eau. Le monde de la danse présente les mêmes caractéristiques. Le ikoku est dénommé la « danse des gens fiers » (batu ba nge dunyemu) et son but ultime est d’aboutir à une danse de couple. Par conséquent, alors que dans les danses des génies les participants entrent, par la transe, dans un contact direct avec l’univers de ces êtres, dans la danse de réjouissance le rapport pourrait être qualifié de métaphorique. Il se crée une espèce de réverbération entre le monde de la danse et celui des génies.

3 – L’affectivité comme concept clé dans une approche non dualiste des danses punu

3.1 – L’ébranlement des catégories dualistes
11Impossible donc de soutenir la dichotomie entre le sacré et le profane, en arguant que les danses des génies donnent lieu à des transes de possession sacrées alors que la danse de réjouissance serait profane. Car non seulement les dynamiques de base y sont similaires mais l’ouverture au monde des génies s’opère également dans la danse de réjouissance. En effet, cette même ouverture de l’esprit qui donne lieu à la transe agit dans la danse de réjouissance et un certain rapport avec les génies de l’eau y est présent. 12L’opposition entre le corps et l’esprit s’avère également peu utile pour rendre compte de la réalité de ces danses. L’esprit qui s’ouvre dans la danse est situé corporellement par les Punu. Les termes ilundji ou ndundji, ou leur forme plurielle bilundji ou mandundji, désignent tout autant l’endroit au sommet de la tête que le(s) principe(s) qui y réside(nt). L’ouverture de cet esprit et le fait qu’il s’échappe entraînent dans la transe l’entrée du génie, une entité qu’on pourrait qualifier de spirituelle car non visible mais en même temps éprouvée à travers ses manifestations dans la nature et représentée comme un être humain sexué. La conséquence de cette ouverture de l’esprit est, dans les deux danses, une revitalisation corporelle. Celle-ci donne lieu à de nouvelles inspirations, aussi bien au niveau des mouvements que des paroles, prononcées dans la transe et chantées dans les chants du ikoku. Une fois de plus, une stricte division entre le corps et l’esprit, entre un niveau corporel et un niveau cognitif, ne s’accorde pas avec la réalité étudiée. C’est d’un seul mouvement que des inspirations de nouveaux mouvements, de sons et de paroles adviennent et s’expriment.
– La mise en avant de l’affectivité
Afin d’approfondir les dynamiques d’émergence et d’amplification de la danse ikoku dans un discours savant occidental, tout en restant proche de leur conceptualisation locale, je propose de partir de l’affectivité [6] [6] Dans cet article, j’utilise à la fois les termes d’affect et…, dans la perspective du privilège accordé par les Punu à la notion de joie dans leur exégèse de la danse. Plus particulièrement, j’avance que la pensée phénoménologique de Merleau-Ponty, mise en dialogue avec la philosophie de Spinoza (cf. Escoubas & Tengelyi, 2008, p. 8), offre des pistes intéressantes pour une telle mise en avant de l’affectivité, en délaissant des catégorisations dichotomiques. 3.2.1 – L’émotion selon Merleau-Ponty : l’ouverture d’un espace en pulsations 14Le projet phénoménologique de Merleau-Ponty vise explicitement à déjouer les oppositions corps-esprit et objet-sujet par une réaffirmation de la corporéité primordiale de l’être humain. Il y a une « coappartenance originaire du sujet et du monde » qui est corporelle. « Le corps percevant, se mouvant, ouvre en effet la possibilité de toute expérience, de toute compréhension » (Mouchet, 1999, p. 170). C’est là que s’inscrit l’émotion en tant qu’elle est « une ouverture effective au monde » (ibid.). L’émotion ne peut dès lors être attribuée ni à un sujet ni à un objet mais, comme l’exprime Mazis (1999, p. 289), « elle constitue le paysage lui-même en tant qu’il émerge, non comme objet de connaissance, mais comme séjour, espace du “cœur” et du corps ». « C’est dans l’entrelacement du moi et du monde où les émotions se manifestent, et jouent un rôle vital, que les choses prennent de l’importance, qu’un espace agonistique, cohérent, fluide et toujours en pulsations émerge » (Mazis, 1999, p. 302). Cet espace est décrit par Merleau-Ponty à l’aide de l’image de flots et d’ondes. Celui-ci « s’élève et s’abaisse avec la marée existentielle qui le traverse, ou encore, c’est la pulsation de mon existence, sa systole et sa diastole » (Merleau-Ponty, 1945, p. 330). C’est de l’intérieur d’une telle pulsation originaire que s’élève la possibilité de projeter des significations (Mazis, 1999, p. 287). « Le mouvement du corps et celui de la signification qui émerge et se disperse sont des courants à l’intérieur d’un champ de circulations dont le corps et le monde sont les marées » (ibid., p. 288). 15 Dans cette approche phénoménologique, le rôle, attribué à l’émotion, d’ouvrir un monde s’applique aisément à la danse étudiée. Celle-ci engage le corps qui, dans sa mouvance, connecte le moi et le monde. L’être humain y accède à l’existence, s’affirme comme un être sexué à l’image des génies de l’eau. Cet avènement se réalise dans la joie. L’émotion est ce qui pousse le chanteur ou le danseur à se lancer dans l’espace de danse. Dans cet élan, une ouverture advient, vers une dimension existentielle élargie. L’imaginaire d’ondes ou de pulsations dans un rythme d’extension et de contraction utilisé par Merleau-Ponty rend bien compte de ces mouvements énergétiques, qui sont liés au vécu physique et affectif. Dans le chant monodique, un moment de concentration d’envies donne lieu à un éclatement des esprits qui aussitôt, dans un mouvement d’extension, se communique à tous. La répétition d’une telle alternance de motions centripètes et centrifuges constitue la dynamique propre de la danse dans sa complétude entre deux phases. La phase des sauts, en déployant une énergie qui se communique vers l’extérieur, vise à entraîner tous les autres dans le même mouvement, dans une même énergie. La danse de rotation de bassin devant le tambour concentre l’énergie dans un seul mouvement répétitif qui à la fin, dans un basculement du bassin, s’ouvre vers l’extérieur. Pour Merleau-Ponty, le mouvement ondulatoire est aussi celui de la signification qui émerge et se disperse. Dans la danse ikoku, les moments d’intensification induisent toujours l’introduction d’autres chants et dès lors, dans les moments d’improvisation, de nouvelles paroles s’y ajoutent, surgissant dans l’instant même. 3

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