Aug 26, 2023

Histoire des révolutions

 A l’intrusion violente des forces administratives et commerciales européennes, les Africains répondirent par une attitude généralement curieuse et bienveillante au départ – mais qui devint souvent en brousse tantôt passive et tantôt révoltée. L’introduction de la capitation provoqua localement de vives réactions. Périodiquement, on signalait l’attaque et le pillage de factoreries isolées, dont les agents étaient blessés, tués, voire mangés par des villageois exaspérés auxquels un « sorcier » distribuait le médicament qui rendait invulnérable aux balles.

A l’indignation de la S.H.O., le Commissaire général, ne prenant « même pas les précautions nécessaires pour défendre les concessionnaires et négociants », venait de licencier, à fin de compressions budgétaires, la plupart des gardes stationnés dans le pays. Aussi l’agent général de la Société prit-il sur lui d’engager une cinquantaine de miliciens. A leur tête, un de ses employés s’empara en septembre 1902, dans l’Otombi, d’Emane Tole et de son fils, dont la tête avait été mise à prix. Faits prisonniers « par ruse », ils furent remis à Ndjolé au Commissaire général en tournée. Les deux hommes, évoqués aujourd’hui encore à Ndjolé comme des héros de la résistance fang, furent déportés à Grand-Bassam en 19042. La crise prit fin sur le fleuve avec l’envoi à Booué de cinquante tirailleurs qui établirent en mars 1903 un poste en amont, à Dillo-Bikouala, pour protéger la factorerie voisine.

  • 3 L. Taverne, greffier-notaire de Brazzaville, Sarlat, 22 févr. 1905, Brazza 1905-II.
  • 4 Affaire Ourson et Sampic, directeur de la Haute-N’Gounié à M.C., Paris, 6 avr. 1905, G.C., XIX-4(b (...)

4L’année 1902 fut, un peu partout, marquée par des troubles graves. En basse Sangha, les agents de la Cie des Produits de la Sangha, Labbé et Miévil, furent attaqués dans leur factorerie de Noki (rive droite en aval d’Ouesso) ; Cazeneuve, agent de la Cie de la Sangha Ndaki, subit le même sort à Ikelemba (rive gauche, un peu plus bas), de même que Fortin en face, à Pembe (Société de l’Afrique Française) et Bourrieu à M’Boko (Cie Franco-Congolaise). De tels faits se reproduisirent à plusieurs reprises dans les années suivantes : en 1903, des Noirs furent arrêtés pour avoir tué et mangé un Blanc, Livry, agent de la Baniembé3. En Haute-Ngounié, les Ishogo et les Apinji attaquèrent plusieurs fois les factoreries, qui furent brûlées et pillées. Trois agents furent tués, deux autres gravement blessés4. La Cie de l’Ibenga faisait également état de plusieurs agents massacrés en septembre 1904 dans ses factoreries d’Ibenga, d’Enyella et de Bera N’Joco.

  • 5 Cie Coloniale du Fernan-Vaz à M.C., Paris, 22 mars 1905, ibid.

5Les concessionnaires stigmatisèrent l’impéritie de l’Administration qui, non contente, faute de personnel, d’abandonner sans protection ses ressortissants, excitait la colère des Africains en exigeant un impôt impopulaire qu’elle faisait percevoir par des colonnes incontrôlées de « miliciens envoyés seuls faire des tournées qui sont de véritables rafles »5.

6L’Administration, pour sa part, soutint que l’impôt ne suffisait pas à expliquer ces explosions. La conclusion du rapport de la mission Brazza était à cet égard explicite :

  • 6 Rapport de la Commission d’enquête du Congo, Paris, 1907, p. 37.

« M. l’inspecteur Loisy conteste que cet impôt (une fois établi) soit une cause de troubles. Il cite comme exemple les régions de Brazzaville, de Loango, du Bas-Congo où [il] rentre facilement. Il en donne pour raison que c’est dans ces régions que notre occupation déjà ancienne est incontestablement admise par les indigènes. Il pense que si la perception de cet impôt a donné lieu à des troubles, comme l’affirment notamment les représentants des Sociétés de la Lobaye et de la Baniembé, c’est que des heurts se sont produits au premier contact avec les Européens, et que les exigences quelquefois excessives des agents des compagnies concessionnaires ont contribué à susciter l’hostilité des populations. »6

  • 7 30 fusils Gras et 2 000 cartouches à Ikelemba, autant de fusils et 3 000 cartouches à Pembé, 40 fu (...)

7L’Administration coloniale incrimina donc l’imprudence des concessionnaires qui laissaient seuls et sans défense leurs agents européens à la tête de quantité de marchandises, fusils à tir rapide, cartouches, etc. Les tribus riveraines, qui servaient jusqu’alors d’intermédiaires au commerce, avaient vu sans plaisir l’installation des Européens réduire leurs bénéfices. Elles auraient mis à profit le retrait dans la région, afin de réduire les frais généraux, de la majeure partie du personnel européen et africain pour s’emparer des stocks à leur portée7.

  • 8 L. Taverne (à propos de Livry et de la Baniembé), Sarlat, 22 févr. 1905, Brazza 1905-II.

8Les manifestations localisées de pillage et d’anthropophagie étaient, en général, des actes de vengeance, certains des agents exécutés « ayant – c’est triste à dire – mérité la mort non pas une fois, mais dix fois peut-être, chaque fois [qu’ils avaient eux-mêmes tué] pour le plaisir de créer de la souffrance »8.

9Il est à tout le moins troublant de noter la coïncidence entre les régions les plus troublées – Nyanga et Haute-Ngounié, Ibenga et Lobaye – et celles où les concessionnaires commirent des violences graves. En fait, les deux facteurs allaient de pair, puisque l’exploitation commerciale incontrôlée, tout comme les brutalités des tirailleurs, était redevable au sous-équipement général du pays. C’est bien aux excès du portage administratif, et non au régime concessionnaire, que l’on doit par exemple attribuer les révoltes du pays Mandja, de 1902 à 1905. Quant aux troubles des Baya, qui redoublèrent sous le régime de la C.C.C.C.F., ils remontaient aux origines de l’intervention des Européens dans la région, antérieurement à la création des Sociétés. Dans les zones où des populations relativement moins disséminées et parfois – comme chez les Ishogo – plus structurées qu’ailleurs étaient longtemps restées à l’écart de la pénétration, de véritables mouvements de résistance d’une ampleur parfois considérable succédèrent aux premières explosions de colère : la Ngounié, la moyenne Sangha et les pays Mandja résistèrent jusqu’en 1905, la Lobaye de 1902 à 1908, la Haute-Ngounié de 1903 à 1909. Sans qu’il fût toujours aisé de discerner les causes parfois complexes des soulèvements, ils constituaient incontestablement une réponse au bouleversement des valeurs traditionnelles qui se traduisit aussi par l’apparition de mouvements messianiques dont l’influence fut durable.


I. LA RÉPONSE AUX ABUS

10Nous ne nous appesantirons pas sur les incidents de la Lobaye et de la Ngounié, aisément expliqués par les pratiques coloniales que nous avons précédemment évoquées :


« Je vous ai donné l’origine du soulèvement [de la Lobaye], mon Dieu, il revient à ceci : les concessionnaires veulent du caoutchouc, je le comprends, et les indigènes ne veulent pas travailler, de là palabres, difficultés, fuite, puis situation troublée. »9

Aux attaques de factoreries succédèrent les répressions conduites contre les villages responsables. Dans la Haute-Ngounié, en pays Ishogo, l’incendie de deux factoreries avait fermé le pays au commerce en 1904. Faute de disposer des contingents nécessaires, la colonie chargea seulement soixante hommes, l’année suivante, de s’emparer du chef Bombi. Leur échec provoqua à nouveau, en 1906, l’envoi d’une colonne de 150 tirailleurs vers Mouilla. Mais, malgré les fortifications du poste, ils durent l’évacuer et la factorerie ferma. La région du Labo fut réoccupée en 1909 seulement10. Dans la Nyanga, sur le territoire de la C.F.C.O., les troubles avaient débuté en mai 1905 dans le Mocabe par l’assassinat d’un traitant sénégalais. L’administrateur organisa une première répression. Deux ans plus tard (mai 1907), le pillage de la factorerie de Kouméramba entraînait la liquidation de tous les comptoirs du haut fleuve. La dernière factorerie de l’arrière pays, Mongo-Nyanga, à douze kilomètres de la côte, était à nouveau incendiée et pillée. Un corps de 150 tirailleurs fut envoyé en juin 1909 mais, en ce pays de forêt favorable aux embuscades, il ne « put infliger aux rebelles une leçon profitable ». En 1909, la Société se plaignait encore de l’insuffisance des forces militaires « dirigées sur un autre point où la sécurité était, paraît-il, plus gravement menacée encore »11. Au nord, dans la Ngoko et l’Ivindo, où l’hostilité des Bakouli avait provoqué, en 1907, l’installation sur le Djoua du poste de Viel, l’insurrection ouverte éclata en mai 1908. La factorerie de Massinegala fut incendiée, neuf travailleurs y furent tués. Les autres établissements commerciaux furent bloqués. Le poste de Viel fut cerné. Cent tirailleurs et une vingtaine de gardes régionaux réussirent tout juste à dégager le magasin de Madjingo. Mais en septembre les populations, exaspérées par la présence des troupes, attaquèrent les factoreries d’Etoumbi, Godébé, Maza, Bodo, Moasi, Manyélé et Manyolo.


Un agent de la Ngoko-Sangha tomba dans un guet-apens entre Souanké et Sembé et son cadavre fut découpé en morceaux. Toutes les communications furent interrompues et l’insécurité gagna, à l’est, le bassin de la Koudou et de la Sembé, affluents de la Ngoko. L’insurrection fut matée seulement l’année suivante12.

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