Aug 8, 2023

Ndebele d’Afrique du Sud Origine et parcours d’un “style ethnique” Manuel Valentin


Ndebele d’Afrique du Sud

Origine et parcours d’un “style ethnique”
Manuel Valentin
p. 41-54

Résumés

En quelques années seulement, en pleine période de boycott culturel international contre l’apartheid, les Ndebele d’Afrique du Sud sont parvenus à faire reconnaître leur culture grâce à leurs techniques de peinture murale et à leur production d’ouvrages perlés. La géométrisation des motifs et les contrastes de couleurs en aplats ont séduit tant les chercheurs blancs sud-africains que les média et les touristes étrangers. L’émergence de cette « esthétique traditionnelle récente » s’inscrit dans une stratégie de reconnaissance identitaire qui prend sa source dans l’histoire même de la formation du peuple ndebele. Depuis la fin de l’apartheid se pose la question du devenir de ce style et du statut artistique acquis par ses deux principales représentantes.

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Texte intégral

Introduction

1Le public français a découvert l’art des Ndebele d’Afrique du Sud en 1989, lors de l’exposition Magiciens de la Terre, au Centre Georges Pompidou à Paris, où une maison à l’architecture traditionnelle fut peinte par une femme ndebele, invitée spécialement à cette occasion. Le décor mural réalisé montrait une composition surprenante de larges aplats de couleurs vives et contrastées, inscrits dans une géométrie rigoureuse soulignée par d’épais traits noirs. Cet événement marqua le début de la notoriété internationale de l’art ndebele, porté notamment par deux femmes, Esther Mahlangu et Francina Ndimande. La consécration de cette esthétique originale et ostentatoire avait été néanmoins précédée, trois ans plus tôt, par la publication de « Ndebele : the art of an African Tribe » par la photographe namibienne M. Courtney-Clarke (1986). L’ouvrage dévoilait une géométrie de couleurs qui s’appliquait aussi bien aux peintures murales des habitations (fig. 1) qu’aux vêtements supposés traditionnels et à leurs accessoires perlés. Plusieurs articles étaient déjà parus, notamment dans la revue spécialisée African Arts (Priebatsch & Knight 1978, 1979 ; Schneider 1985), mais c’était la première fois qu’un livre d’art, tout en couleurs, était consacré à l’art d’un groupe méconnu d’Afrique australe, les Ndebele.

Figure 1 – Habitation peinte (1993), Wolwekraal, KwaNdebele

Figure 1 – Habitation peinte (1993), Wolwekraal, KwaNdebele

Le poteau, au premier plan, porte un drapeau blanc qui signale qu’un des enfants est à l’école d’initiation. Les mères de famille rapportent qu’elles repeignent leur maison dans l’attente de célébrer le retour de leur fils, lequel est alors susceptible de trouver une épouse

© M. Valentin

2En Afrique du Sud, l’intérêt pour les expressions artistiques des populations noires en était à ses prémices et ne dépassait guère le cercle des spécialistes du monde universitaire et muséal. Dans le contexte de l’apartheid, l’ouvrage suscita l’intérêt, tant des partisans du régime politique en place que des médias internationaux, pour des raisons différentes. Pour les uns, ce style démontrait l’existence de races distinctes dont il fallait préserver la continuité et le développement. Pour les autres, la force esthétique de ce peuple était comme un miracle de résistance face aux problèmes socioéconomiques et politiques que leur imposait l’octroi d’un territoire déshérité et pauvre. En pleine période de boycott culturel contre l’apartheid, ce livre apportait un témoignage sur le quotidien d’une population à travers son art, sans dimension folklorique. Il eut un succès immédiat en librairie et entraîna par la suite d’autres publications, sous forme de livres, d’articles mais aussi de reportages photos et télévisuels. L’impact du style ndebele participa sans doute quelque peu à l’émergence de l’expression « nation arc-en-ciel », pour qualifier la population sud-africaine dans son ensemble, depuis l’abolition de l’apartheid en 1994.

3Quelque deux décennies plus tard, on peut se demander ce qu’il advient des Ndebele et s’interroger sur le devenir de leur patrimoine artistique. L’ancien bantoustan KwaNdebele, où étaient concentrés les Ndebele, n’existe plus et ces derniers vivent dans les actuelles provinces de Gauteng et de Mpumalanga. Beaucoup de perlages et de spécimens de murs peints ont alimenté les collections privées et sont entrés dans les musées sud-africains et étrangers, tandis que, sur place, les pratiques de peinture murale et de perlage ont perduré, orientées en grande partie par la demande touristique. L’art ndebele fait désormais partie du folklore sud-africain (fig. 2) au même titre que l’artisanat d’autres populations plus connues et considérées comme majeures, comme celles des Zoulou et des Xhosa (Magubane 1998).

Figure 2 – Artisanat ndebele : vente de maquettes de maison peintes (1993), Weltevreden

Figure 2 – Artisanat ndebele : vente de maquettes de maison peintes (1993), Weltevreden

Le succès des peintures murales a suscité très tôt un artisanat florissant. Les touristes anglophones de la mégapole Johannesburg-Pretoria étaient particulièrement demandeurs de « souvenirs » d’art ndebele

© M. Valentin

4En Afrique du Sud, la brusque notoriété de l’art ndebele, dès la fin des années 1970, a suscité plusieurs études d’anthropologues, d’historiens et d’historiens des arts d’Afrique qui se concentrèrent sur l’analyse des peintures murales (Bruce 1976 ; Schneider 1985), les perlages (Priebatsch & Knight 1978 ; Levy 1989) et leur histoire identitaire (Delius, 1989 ; James 1990). L’ensemble de ces travaux a permis d’établir une origine récente et une aire d’expression relativement limitée. Les témoignages de peinture murale d’un style propre aux Ndebele ne remontent pas au-delà des années 1940, tandis que le foyer d’émergence ne concerne qu’une partie de la population ndebele, celle qui appartient au groupe « Ndzundza ». Certains ouvrages iront jusqu’à établir une motivation essentiellement touristique et commerciale, soutenue par Pretoria (Powell 1995).

  • 1 Le terme « ethno-esthétique » fait exclusivement référence aux productions artisanales et artistiqu (...)

5Pourtant, des zones d’ombre et de confusion persistent encore dans la perception, l’analyse et l’interprétation de la culture ndebele, en particulier sur ses liens d’influence et d’inspiration mutuelle avec les autres courants « ethno-esthétiques »1 d’Afrique du Sud. Des ambiguïtés proviennent aussi de l’emploi du nom « Ndebele », souvent pris dans un sens générique. La question de ce que recouvre ce terme mérite d’être soulevée car il englobe d’autres appellations telles que « Amandebele », « South Ndebele », « Transvaal Ndebele », « Ndzundza Ndebele » ou encore celle de « Mapoch Tribe ». Leur choix varie d’un auteur à l’autre. Chacune de ces appellations est liée à des périodes particulières de l’histoire des relations des Ndebele avec les pouvoirs blancs dominants. Tantôt associé à une stratégie d’affirmation identitaire, tantôt conditionné par la demande touristique, le développement de cette expression artistique procède d’une réalité très complexe dans laquelle les femmes ont joué un rôle majeur.

6Cet art est d’une construction consciente et délibérée d’un style parfaitement « ethnique » dans la mesure où, dans le contexte sociopolitique qui caractérise l’Afrique du Sud, entre 1945 et 1994, une communauté n’a d’existence que si elle est reconnue comme une « ethnie », voire, comme une « race » spécifique. Ces deux notions, depuis longtemps décriées par les travaux d’historiens, et aujourd’hui bannies du vocabulaire des intellectuels sud-africains, ont pourtant pesé sur la complexité des processus en jeu. Le succès du caractère volontairement ethnicisant de l’art des femmes ndebele a fait éclater les frontières entre « artisanats traditionnels », « productions ethniques » et « arts contemporains ». La reconnaissance internationale acquise par deux d’entre elles, Esther Mahlangu et Francina Ndimande, semble s’inscrire dans la fin d’un processus tout en renouvelant la question du statut de l’artiste et de sa représentativité sociale et identitaire.

Histoire d’une identité. La formation du peuple Ndebele

7L’émergence des expressions stylistiques de l’art des Ndebele, telles qu’elles se présentent aujourd’hui à travers la peinture murale et les techniques de perlage, ne remonte pas au-delà du milieu du XXe siècle. En revanche, l’histoire de la formation culturelle dite « ndebele » est beaucoup plus ancienne, marquée par des périodes d’unification, de décomposition et de recomposition, si bien que la définition de ce qui constitue l’identité ndebele a pu être posée.

  • 2 Voir également Kuper (1976)
  • 3 Les dates se situeraient entre 1485, selon H. C. M. Fourie (1921), et 1630-1670, d’après N. J. Van (...)

8Les traditions orales recueillies par H. C. M. Fourie (1921)2 et N. J. Van Warmelo (1930) s’accordent à dire que les ancêtres de ceux qui s’appelleront plus tard les Ndebele sont originaires du Natal. Par leur langue, ils se rattachent en effet à la famille des populations de langue nord-Nguni, Zulu et Swazi notamment, qui occupent les régions situées dans la partie nord-orientale de la chaîne montagneuse du Drakensberg. On ne sait ce qui a motivé les ancêtres des Ndebele à quitter le Natal pour venir s’installer dans le Transvaal, où vivaient des populations de langue sotho-tswana. Cette migration, qui se situe autour du XVIe siècle3, est liée au nom de Mhlanga, mais le personnage clé de la généalogie royale ndebele est Musi. Lorsqu’il mourut, son fils ainé Manala, qui devait en principe lui succéder, fut défié par l’un de ses frères, Ndzundza. Une bataille eut lieu à l’issue de laquelle ce dernier, vaincu, fit sécession avec ses partisans. Manala devint le chef attitré des Ndebele. Cependant, peu de temps après sa victoire, il dut faire face à de nouvelles scissions conduites par d’autres frères et demi-frères. L’un d’entre eux, Dlomo, retourna vers le sud, la région d’origine des Ndebele, tandis que Kekana, Mhwaduba et Mphafuli se dirigèrent vers le nord formant une sorte de diaspora qui eut un impact important dans la région (Parsons 1995). Nzundza conduisit une section relativement importante des Ndebele vers l’est qui s’établit dans un premier temps le long de l’Olifant River. Jusqu’au XIXe siècle, l’histoire des divers groupes est très lacunaire. Les traditions orales gravitent essentiellement autour de la généalogie royale des deux factions principales, celle des Manala, mais surtout celle des Ndzundza.

9Dans le paysage ethnolinguistique qui se met en place, les divers groupes ndebele de langue nguni qui essaiment dans les espaces habités par des communautés sotho-tswana vont tant bien que mal préserver leur identité culturelle. Les groupes qui migrèrent vers le nord finirent par adopter les langues locales, tandis que les communautés manala et nzundza continuèrent de pratiquer leur langue, l’isiNdebele. Cette situation explique la distinction, en Afrique du Sud même, entre Ndebele du nord (Northern Ndebele) et Ndebele du sud (Southern Ndebele). Elle permet également de comprendre la confusion qui, à partir du XIXe siècle, portera sur leur appellation, suite à deux événement majeurs : l’arrivée dans le Transvaal d’un nouveau groupe lui aussi originaire du Kwazulu-Natal, puis le conflit avec les colons boers.

L’épisode « Mzilikasi »

10Vers 1823, fuyant le Kwazulu-Natal, un groupe de guerriers de langue nguni, conduit par Mzilikazi, pénétra dans le Transvaal où il conquit nombre de groupes sothos. Au fur et à mesure de leurs déplacements, ces guerriers, qui reçurent l’appellation de « Matabele », enrôlèrent un grand nombre d’ennemis vaincus, d’origine sotho et pedi, mais également des individus des communautés Manala et Ndzundza. Comme pour toutes les populations soumises aux razzias de Mzilikazi, l’unité politique des groupes locaux de langue isiNdebele fut fragilisée, les familles royales ayant été quasiment décimées. Malgré cela, bon nombre d’hommes ndebele acceptèrent cette domination et intégrèrent facilement cette armée conquérante. Mzilikazi leur apportait des méthodes de combat plus efficaces instituées par Shaka, au début du XIXe siècle, associant l’usage de grands boucliers ovales et le combat rapproché, facteur important qui favorisa sans aucun doute leur ralliement. En effet, les guerriers de Mzilikazi parlaient la même langue qu’eux (celle de leurs ancêtres du Natal avant leur migration dans le Transvaal), qu’ils s’étaient efforcés de préserver. La présence dans le Transvaal d’une population de langue nguni n’a pu que revivifier l’isiNdebele qui se trouvait auparavant en position isolée et affaiblie au milieu de communautés de langue sotho-tswana.

11La gloire posthume de Mzilikazi instaura chez les Ndebele le sentiment de fierté d’appartenir à la même famille linguistique, ce qui renforça par la suite une attitude conservatrice vis-à-vis de la langue et de la culture, et l’attachement à l’appellation Ndebele. En effet, l’origine de ce nom mérite quelques remarques. Des historiens l’ont associé et fait dériver de “Matabele”, que l’on considère comme la forme sotho du mot “Ndebele”. D’ailleurs, les termes « Matabele » et « Ndebele », qui s’appliquaient indifféremment aux groupes armés de Mzilikazi, demeurent en usage au Zimbabwe, pour désigner leurs descendants. Le nom Matabele a été traduit de différentes façons : D.F. Ellenberger et J. C. Macgregor (1912 : 120) pensent qu’il a été forgé à partir du verbe ho tebela qui signifie chasser, expulser, donnant ainsi au nom « Matabele » le sens de “Destructeurs”. Pour A. T. Bryant (1929 : 425) au contraire, il désigne ceux qui disparaissent ou se cachent derrière leurs immenses boucliers de guerre.

  • 4 Communication personnelle 1990.
  • 5 À ce jour, ces travaux ne semblent pas avoir été publiés.

12Une autre explication est possible si l’on envisage l’idée qu’à l’origine, “Ndebele”, ne désignait pas un groupe mais serait le nom du tout premier chef fondateur de cette petite communauté du Natal, bien avant son départ pour le Transvaal. Cette hypothèse s’appuie notamment sur les résultats d’enquêtes effectuées de 1984 à 1987 par Philemon Skosana4, ancien responsable des Affaires Culturelles du KwaNdebele. Ce dernier a pu recueillir des traditions généalogiques plus anciennes que celles de H. C. M. Fourie (1921) et de N. J. Van Warmelo (1930)5. De plus, il s’agit là d’une idée qui n’a rien d’une révélation ; elle entre en effet dans un des schémas classiques de formation des appellations de groupes humains en Afrique australe, selon lequel le nom du premier ancêtre fondateur sert à désigner tous ses descendants (ex. des Zulu, Xhosa, Shangaan…). Chez les populations de langue nguni, il s’agit d’un processus relativement courant, alors que chez celles de langue sotho-tswana le nom d’un groupe se forme généralement à partir d’un “totem” ou d’un élément sacré. L’histoire des Ndebele est faite d’une alternance de périodes de déclin et de renouveau. Elle est jalonnée de nombreuses scissions et d’une multitude de migrations au cours desquelles il n’est pas impossible qu’un nom ait été oublié ou substitué à un autre, volontairement ou non.

13Après le départ définitif des Matabele pour le Zimbabwe actuel, en 1837, la plupart des groupes culturels qui avaient été chassés de leurs territoires, se reconstituèrent tant bien que mal et revinrent même s’installer sur leurs anciens lieux d’occupation. Les Ndebele de la branche Ndzundza se réorganisèrent et entrèrent dans une nouvelle phase de prospérité.

La confrontation avec les colons boers

14En une décennie, les Ndzundza, réunis sous l’égide de Mabogo, qui accède au pouvoir à partir de 1839, parvinrent à retrouver une stabilité et un certain prestige, grâce à l’accroissement de leur bétail, principale source de richesse de la région. Mabogo établit sa capitale, KoNomtjharhelo, à l’endroit le plus escarpé des montagnes Steelpoort surplombant la rivière du même nom, près de l’actuel Roossenekal (fig. 3), Le site comprenait en outre tout un réseau de grottes profondes difficiles d’accès. Le choix de créer une capitale sur une hauteur rocheuse était assez courant en Afrique du Sud, notamment chez les peuples de langue sotho-tswana. De tels sites avaient fait leurs preuves chez les Pedi, ainsi que chez les Basutos, qui, retranchés à Thaba Bosiu, avaient réussi à tenir tête non seulement aux invasions des divers groupes nguni, mais aussi aux Boers. L’établissement d’une forteresse sur des collines escarpées s’inscrivait donc dans une certaine logique, tout en démontrant que les idées, les stratégies et les modes de pensée circulaient très facilement.

Figure 3 – L’ancien site fortifié des Ndzunza, KoNomtjharhelo, près de Roossenekal

Figure 3 – L’ancien site fortifié des Ndzunza, KoNomtjharhelo, près de Roossenekal

Le 19 décembre de chaque année, cet endroit est le théâtre de la principale fête commémorative des Ndebele, qui est en même temps un moment de réaffirmation identitaire. L’intérieur des grottes est revisité, les anciens racontent leurs souvenirs aux plus jeunes. Les cérémonies sont accompagnées de consommation de bière artisanale

© M. Valentin

15À partir des années 1850, les familles boers furent plus nombreuses à s’installer dans le Transvaal. Elles avaient établi des contacts étroits avec les Pedi, une communauté voisine des Ndebele également puissante, et avaient pris possession de vastes territoires, entre l’Olifant et le Steelpoort, pour y installer des fermes. Les Ndzundza furent identifiés comme le peuple de Mapoch ou « Mapoch Tribe », par déformation du nom du chef Mabogo. Les relations entre les colons boers et les Ndzundza se détériorèrent progressivement, souvent à cause de vols de bétail, mais plus profondément pour des raisons politiques et économiques liées au contexte de la consolidation de la République du Transvaal (Zuid Afrikaanische Republiek), fondée en 1852. Les Afrikaners percevaient le « royaume de Mapoch » comme une menace potentielle susceptible de nuire à la viabilité et à l’image de leur République. Les Ndzundza refusaient de travailler sur leurs fermes, n’attachaient aucune valeur à l’idée que leur territoire faisait partie de leur République, et n’avaient aucun respect pour l’impôt sur les huttes que ce gouvernement avait institué.

16La tension s’aggrava avec l’arrivée au pouvoir de Nyabela, farouche défenseur des traditions et des intérêts de son peuple. En 1882, sa capitale était devenue une véritable forteresse habitée par près de 8000 personnes et, après avoir résisté à plusieurs attaques, elle était considérée comme imprenable. L’événement qui précipita le déclin et la perte du royaume ndzundza eut lieu en août de cette même année, lorsque Nyabela donna asile à Mampuru, un chef fugitif pedi qui avait comploté dans le but d’usurper le trône et fait assassiner le chef suprême des Pedi, Sekhukhune, lequel avait la faveur des Boers. Ces derniers le réclamèrent, appuyés par une majorité de Pedi, et, bien sûr, Nyabela refusa, au nom du respect des règles d’hospitalité. Le refus de remettre Mampuru sonna comme une atteinte inadmissible à l’autorité et à la souveraineté de la Zuid Afrikaanse Republiek. Il fut décidé d’en finir avec la puissance des Ndebele.

De la soumission à la reconquête d’une identité

17La guerre entre les Boers et les Ndebele de Nyabela est assez bien connue, tant par les recueils de tradition orale que par les archives du Transvaal. En 1882, environ deux mille Boers, appuyés par un large contingent de Pedi, s’avancèrent et tentèrent à plusieurs reprises de prendre la forteresse, mais les Ndebele retranchés dans les grottes et les éboulis rocheux résistèrent à tous les assauts. Le commandement afrikaner fit usage de dynamite et instaura un siège qui dura près de neuf mois, au terme desquels les Ndebele se rendirent. Cet épisode est l’un des plus célèbres de l’histoire des Ndebele. Il est raconté de génération en génération et donne lieu tous les ans à une cérémonie commémorative sur le site tragique. Mampuru fut exécuté par pendaison et Nyabela, sa famille et ses plus proches conseillers se virent condamnés à la prison à vie. Les autorités de la Zuid Afrikaanse Republiek confisquèrent toutes leurs terres et les partagèrent entre les Boers qui avaient participé au conflit. La communauté ndzundza, condamnée à travailler sans compensation pendant cinq ans sur les fermes blanches, se trouva dispersée un peu partout. Une longue période creuse commença alors, sur laquelle on sait peu de choses. Néanmoins elle est déterminante pour comprendre les processus de reconquête identitaire et l’émergence d’une esthétique particulière (Delius, 1989). De son côté, la fraction Manala, non impliquée dans ce conflit, s’était installée depuis 1873 à Wallmannsthal, à environ 30 km au nord de Pretoria, auprès de la mission protestante de Berlin. Son rôle dans l’émergence de l’esthétique ndebele contemporaine reste difficile à déterminer, mais c’est parmi elle que N. J. Van Warmelo (1930) effectua ses enquêtes ethnographiques. Les clichés qu’il prit attestent de l’usage de nombreux accessoires de perles blanches (Lévy 1989) ainsi que du port d’une couverture à larges bandes de couleurs, caractéristique du vêtement traditionnel que portent encore les femmes ndebele aujourd’hui (fig. 4).

Figure 4 – Groupe de femmes en costume traditionnel ndebele (1990), Wolwekraal

Figure 4 – Groupe de femmes en costume traditionnel ndebele (1990), Wolwekraal

L’ensemble du costume est porté à l’occasion d’événements sociaux importants (mariage, funérailles, fête de retour d’initié…). Il est également arboré à l’intention des visiteurs extérieurs, ou encore dans le cadre de musée de plein air comme à KwaMsiza ou à Botshabelo

© M. Valentin

18Après les cinq années de travaux forcés, les Ndebele de la fraction ndzundza continuèrent en majorité à travailler et à vivre sur les fermes blanches. Une loi de 1887 sur les “Squatters” leur interdisait de s’installer en grand nombre sur un territoire inoccupé si bien qu’au début du XXe siècle, aucune réserve ne fut prévue pour eux. Longtemps, les Afrikaners gardèrent une attitude hostile envers les Ndebele, probablement pour deux raisons essentielles. D’une part, ils voulaient éviter de courir le risque de les voir recréer une nouvelle puissance et, surtout, les fermiers voyaient d’un mauvais oeil le départ de cette main-d’œuvre qu’ils avaient pris l’habitude d’exploiter à bon compte.

19Malgré ces contraintes, les Nzundza parvinrent à rétablir des réseaux et à maintenir de façon plus ou moins clandestine une unité. Jusqu’en 1898, date à laquelle sa sentence fut suspendue, « Nyabela continua à promouvoir l’indépendance de sa communauté, envoyant des émissaires dont la tâche était d’encourager son peuple à sauvegarder sa langue » (Courtney-Clarke 1986 :18).

20C’est ainsi que le frère de Nyabela, Matsitsi, qui parvint, semble-t-il, à s’échapper de prison, informa les divers groupes ndzundza qu’il avait été investi des pouvoirs royaux par Nyabela lui-même. Matsitsi réactiva certaines institutions fondamentales, notamment les wela ou écoles d’initiation qui avaient lieu tous les quatre ans, et institua un pèlerinage annuel sur le lieu de la défaite des Ndzundza (Delius 1989). Ces deux manifestations, que l’on peut qualifier de “culturelles”, jouèrent un très grand rôle dans la régénération d’un sentiment identitaire commun. Après le retour de Nyabela, relâché en 1903, la famille royale tenta plusieurs fois d’acquérir une ferme pour établir une petite base mais ce n’est qu’en 1922 que ses efforts aboutirent, se concrétisant par l’achat d’une ferme à Weltevreden (fig. 5).

Figure 5 – Carte des anciens homelands et localisation des sites mentionnés

Figure 5 – Carte des anciens homelands et localisation des sites mentionnés

(réalisée à partir de M. Courtney-Clarke 1986)

21Lorsque se mirent en place les homelands, dans les années 1950, les chefs traditionnels tentèrent de négocier la création d’un bantoustan pour les Ndebele, mais sans résultat. Les Ndebele résidant dans les townships de la banlieue de Pretoria se manifestèrent à leur tour. En effet, dès le début des années 1960, certains s’indignèrent de l’absence de l’isiNdebele dans les émissions radiophoniques réservées aux communautés de langue bantoue. En 1965, ce mouvement de protestation prit corps avec la création du « Ndebele Ethnic Group » qui tint régulièrement des assemblées à Atteridgeville, dans la banlieue de Pretoria (Shabangu & Swanepoel 1989 : xv). Cette association s’agrandit très vite. Elle se restructura deux ans plus tard et fut rebaptisée « Transvaal National Ndebele Organisation » (TNNO). Ses leaders affichèrent explicitement leur désir de créer une nation ndebele séparée. Pour Pretoria, néanmoins, les Ndebele étaient destinés à se fondre dans les homelands officiellement créés. Déjà, quelques chefferies traditionnelles, comme celle des Manala, s’étaient placées sous la tutelle du Bophuthatswana (fig. 5), une réserve « ethnique » constituée de morceaux multiples, attribués en théorie aux Tswana. À la fin des années 1960, les conférences organisées par la TNNO rassemblaient plusieurs milliers de personnes, exigeant sans détour le droit à une existence séparée et réclamant un homeland. La situation était doublement paradoxale car, à ce moment, la politique du développement séparée était dénoncée dans le monde entier. Face à cela, les Ndebele faisaient figure de cas unique en représentant la seule communauté noire d’Afrique du Sud qui semblait adhérer à cette politique, au point de contredire l’opinion internationale. Or, Pretoria restait sourde à leurs revendications. En 1967, la chefferie ndzundza fut ainsi obligée de se placer sous l’autorité administrative du Lebowa, un bantoustan censé regrouper diverses populations de langue sotho comme celle des Pedi.

Émergence et développement du style Ndebele

22À la lumière de tous ces événements se révèle un aspect essentiel et spécifique de l’histoire récente des Ndebele : la domination exclusive des Afrikaners sur leur devenir. Par rapport aux autres populations sud-africaines comme les Zulu, les Basuto ou les Pedi, les Ndebele n’eurent que peu de contacts avec les Britanniques. Dès la seconde moitié du XIXe siècle, ils furent en quelque sorte absorbés par les nombreuses fermes blanches, propriétés des Boers et ainsi véritablement isolés du reste du monde. Les premiers auteurs à s’être intéressés à la langue et à la culture des Ndebele étaient afrikaners. La plupart d’entre eux, comme H. C. M. Fourie (1921) et P. Becker (1979), vécurent sur des fermes qui employaient des Ndebele, ce qui leur a permis d’apprendre l’isiNdebele et de nouer des relations privilégiées avec eux. De même, on attribue à Meiring, un universitaire et architecte afrikaner, les premiers clichés de peintures murales de style ndebele moderne, qu’il prit en 1945, dans des habitations situées sur la ferme d’Hartebeesfontein (fig. 5), propriété d’un Afrikaner. Ce lieu est important car c’est là que se réfugia l’héritier du trône, Fene Mahlangu, peu avant la défaite des Ndzundza en 1883. Il y préserva ainsi la continuité de l’autorité royale et, à partir de 1888, date de fin de la peine des cinq ans de servitude, les familles ndebele qui le pouvaient s’installèrent sur ce site. Lorsqu’en 1923, le nouveau chef souverain, David Mabusa, déménagea à Weltevreden (fig. 5), la famille qui resta à Hartebeestfontein se trouva marginalisée. C’est à partir de ce moment que les femmes de cette famille, connue sous le nom de Msiza, expérimentèrent un nouveau style de peinture pour se distinguer des communautés environnantes, et développèrent par la suite le recours aux couleurs vives des premières peintures industrielles, au fur et à mesure de leur accessibilité.

23Hartebeestfontein est aujourd’hui considéré comme le lieu de naissance de la peinture murale moderne des Ndebele (Schneider 1985 ; Powell 1995 ; Bakker & Van Vuuren 2006). Quelque dix ans avant Meiring, Duggan Cronin, qui était passé dans la même région, n’avait rien photographié de semblable. Très vite Hartebeestfontein attira quelques chercheurs sud-africains ainsi que des touristes qui n’hésitaient pas à acheter des objets d’artisanat. Les prototypes de peinture murale furent adoptés par d’autres groupes ndebele à travers les réseaux féminins. L’exemple fut suivi par des familles qui connaissaient plus ou moins l’attrait exercé par les habitations peintes d’Hartebeestfontein sur les Blancs. Exécutées principalement pour fêter le retour d’initiation des jeunes hommes, les peintures murales devinrent très vite des marqueurs identitaires, perceptibles de loin dans le paysage, encourageant et consolidant l’unité culturelle des Ndebele, là où, pendant longtemps, les afrikaners les virent comme de simples décors pittoresques, sans signification précise.

24Après la publication de plusieurs articles (Schapera 1949) ainsi que celle des photos de A. L. Meiring en 1955, il y eut un intérêt grandissant de la part de Blancs. Meiring était un partisan du Parti National Afrikaner. Pour lui, l’art des Ndebele confirmait la théorie du développement séparé. À la mort du propriétaire de la ferme d’Hartebeestfontein, l’avenir du site fut menacé. A. L. Meiring, sous couvert de la « Government’s Tourist Authority », réussit à le faire transplanter, avec tous ses habitants, à environ trente kilomètres au nord-ouest de Pretoria, à Klipgat, au sein d’un territoire plus tard attribué au Bophuthatswana. Inauguré en 1953, le nouveau site fut appelé KwaMsiza (fig. 5), d’après le nom du chef de la communauté. Il devait fonctionner comme un village pour touristes et fut qualifié de « Traditional Ndebele Village ». Beaucoup de chercheurs y étudièrent les précieuses peintures, dont B. Spence et B. Bierman (1954).

25En 1971, un autre site consacré à l’art et à l’artisanat ndebele fut aménagé. Les services des musées provinciaux du Transvaal transformèrent l’ancienne mission allemande de Botshabelo (fig. 5), située à une dizaine de kilomètres au nord de Middleburg, en un village-musée traditionnel illustrant l’histoire de l’architecture peinte et exhibant les diverses productions artisanales des Ndebele. Des jeunes filles ndebele furent recrutées pour exécuter les peintures murales, dont Esther Mahlangu, qui y travailla jusqu’au milieu des années 2000. La dimension touristique était clairement exprimée et le musée servit de support à des publications destinées au grand public (Elliot 1989). La création du musée de Botshabelo ainsi que l’inauguration en 1970 du monument commémorant la guerre de 1882-1883 (fig. 6) marquèrent le changement de position du gouvernement de Pretoria vis-à-vis des Ndebele, essentiellement pour des raisons géopolitiques.

Figure 6 – Monument commémoratif du conflit de 1882-1883, entre la République du Transvaal et le royaume de Nyabela, inauguré en 1970, Roossenekal

Figure 6 – Monument commémoratif du conflit de 1882-1883, entre la République du Transvaal et le royaume de Nyabela, inauguré en 1970, Roossenekal

Le personnage représente le chef Nyabela dans un geste de combat qui exprime l’acte de résistance héroïque et l’unité du peuple ndebele

© M. Valentin

26Des tractations s’établirent entre Pretoria et la TNNO. La création du KwaNdebele se fit par l’addition progressive de morceaux de territoires que le gouvernement acheta, à partir de 1974, autour de la ferme de Weltevreden (fig. 5). Les chefferies ndebele qui dépendaient des bantoustans voisins changèrent de statut. Celle des Ndzundza, libérée de la tutelle administrative du Lebowa, reçut le statut d’autorité régionale, à la tête de laquelle fut désigné S.S. Skosana, principal leader du TNNO. Le KwaNdebele fut proclamée officiellement en 1977. Deux ans plus tard, il était doté d’une assemblée législative et, en 1981, Pretoria accorda au KwaNdebele le statut de territoire autonome. Mais l’évolution s’avéra trop rapide. Pretoria et les autorités du KwaNdebele prévoyaient l’indépendance de ce territoire pour 1985. Le processus n’alla pas jusqu’à ce terme, en raison de son rejet par une grande partie de la population. Le projet sera finalement abandonné au prix de violents événements qui défrayèrent l’actualité (Riechken 1989).

Un art de synthèse et d’innovations

27Durant les décennies de mobilisation en faveur de leur reconnaissance identitaire, les Ndebele ont construit une image originale d’eux-mêmes. C’est un processus dans lequel les productions matérielles et artistiques ont joué un rôle majeur, en tant que marqueurs culturels. Dans le contexte particulier de l’apartheid, elles se sont révélées d’une efficacité sans doute plus importante que la langue. Face au refus de dialogue par Pretoria, la démonstration par l’image s’avéra être la stratégie la mieux adaptée pour affirmer les revendications identitaires. Les peintures murales et les travaux de perlage aux couleurs vives et contrastées ont largement contribué à donner l’impression que les Ndebele étaient radicalement différents des autres et que leurs « traditions » étaient si distinctes qu’elles prouvaient l’existence d’une culture à part entière qui méritait d’être sauvegardée et protégée.

28Les femmes ndebele ont sans doute compris que leur survie dépendrait de leurs capacités d’adaptation, et celle-ci s’est traduite en terme de surenchérissement de certaines pratiques qui existaient déjà, au sein de leur communauté même, ou chez les autres sociétés d’Afrique du Sud. Il a été maintes fois souligné que l’ancienneté des techniques de peinture murale relevait davantage des communautés de langue sotho-tswana, tandis que les techniques de perlage, à base de petites perles en pâte de verre d’importation occidentale, semblaient avoir été tôt maîtrisées et exploitées par les sociétés de langue nguni. En ce sens, on peut dire que l’art des Ndebele constitue une forme de synthèse de ces deux mondes culturels. En même temps, cette vision serait réductrice car elle occulte des aspects novateurs, propres aux Ndebele. Si l’on sait que dans le cas des sites de Msiza et de Botshabelo, la peinture était fournie par le gouvernement, peu de renseignements existent sur l’origine et la nature exacte des premières peintures industrielles utilisées par les femmes ndebele, notamment à Hartebeestfontein. Tous les auteurs évoquent par la suite l’utilisation de peintures modernes et « acryliques » sans donner davantage de précision. Or, la peinture acrylique ayant été inventée et commercialisée aux États-Unis dans les années 1930, les femmes ndebele auraient fait preuve d’une très grande réceptivité par rapport à ce nouveau médium, qui n’a, par exemple en France, été commercialisé à grande échelle qu’à partir des années 1960. De plus, elles firent acte de pionnières en faisant de cette peinture de bâtiment un moyen d’expression artistique. De nouvelles recherches sur la nature et l’usage de ces peintures contribueraient également à nuancer l’idée que les femmes ndebele ne peignirent que dans un but décoratif supposé plaire au touriste.

29La mise en place du style ndebele fut précédée d’une longue pratique de peinture à la main et d’enduits à base d’ocres, de bouse de vache et de charbon. Ces substances étaient appliquées sur le sol, les murets et les parois des huttes rondes, par la suite remplacées par des habitations rectangulaires. Or, il apparaît que l’époque du passage de l’ocre à l’acrylique a plutôt été une période d’exploration et d’expérimentation de ces deux types de matériau qu’un changement brutal. Les ocres n’ont pas disparu. Ils ont été intégrés et valorisés de manière subtile grâce au recours à l’acrylique. L’ouvrage de M. Courtney-Clarke (1986) ainsi que d’autres témoignages ultérieurs (Elliot 1989 ; Pöhlmann 1991) mentionnent diverses pratiques d’enduit et de mélange de peinture incluant l’usage de charbon, de craie, de bouse de vache, de bouillie de mil et d’œufs. Il serait intéressant de montrer que chacun de ces ingrédients a une pertinence pragmatique et symbolique qui trouve une résonance dans l’univers conceptuel des Ndebele. Des recherches plus récentes (Bakker et van Vuuren 2006) montrent que les femmes ndebele distinguaient parfaitement dans leurs productions ce qui était destiné à l’extérieur de ce qui relevait de la sphère authentiquement ndebele.

30Une autre forme d’innovation et d’expérimentation inhérente à l’art ndebele réside dans l’absence de barrière entre les diverses catégories matérielles. Les techniques de perlage, par exemple, sont omniprésentes, que ce soit dans les vêtements, les accessoires de vêtement (fig. 7), ou les objets utilitaires du quotidien, du bâton de danse au manche à balai, en passant par la calebasse (fig. 8) ou le poste de radio. La propension à perler tout objet matériel contribue à donner l’impression d’une cohérence et d’une grande unité stylistique. Elle est encore plus évidente avec la peinture murale.

Figure 7 – Tablier de femme mariée, appelé mapoto, en toile de coton épaisse cousue de perles en pâte de verre

Figure 7 – Tablier de femme mariée, appelé mapoto, en toile de coton épaisse cousue de perles en pâte de verre

Les tabliers féminins forment sans doute les pièces les plus réputées. Les plus anciens perlages ndebele connus remontent à la fin du XIXe siècle. Le blanc est la couleur dominante. Les autres couleurs n’ont été introduites de façon visible qu’à partir du début des années 1950. Coll. Profiles of Africa, Cape Town

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Figure 8 – Calebasse destinée à contenir du pap (ou mielie-meal, sorte de bouillie plus ou moins épaisse à base de grains de maïs concassés servant de nourriture de base), avec son grattoir (à droite), et boîte à priser

Figure 8 – Calebasse destinée à contenir du pap (ou mielie-meal, sorte de bouillie plus ou moins épaisse à base de grains de maïs concassés servant de nourriture de base), avec son grattoir (à droite), et boîte à priser

En Afrique du Sud, les perles polychromes en pâte de verre d’importation ont été largement sollicitées dans les expressions esthétiques des populations locales. De par leur géométrie particulière et la palette restreinte de couleurs proche de celle des peintures d’habitation, les perlages ndebele, reconnaissables au premier coup d’œil, se sont imposés à côté des productions plus anciennement connues des Zoulou et des Xhosa. Coll. Particulière

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31Très rapidement, au gré des demandes exprimées par l’extérieur, les techniques de peinture de style ndebele se sont élargies à la peinture de chevalet, puis à d’autres supports comme les poteries ou encore les œufs d’autruche. Les femmes qui sont sollicitées n’hésitent pas à relever toutes sortes de défis. Ainsi, Francina Ndimande, aidée de ses filles, peignit l’église de Weltevreden (fig. 9), tandis que dans les années 1990 Esther Mahlangu se lança, à la demande d’une célèbre marque allemande d’automobiles, dans la peinture de voitures, à des fins publicitaires. Répondant à toutes les sollicitations, ces deux femmes ont fini par acquérir une parfaite maîtrise de leur art et sont devenues deux figures majeures sur la scène artistique mondiale.

Figure 9 – Église de Weltevreden, peinte par Francina Ndimande, aidée de son mari et de sa fille, en 1987

Figure 9 – Église de Weltevreden, peinte par Francina Ndimande, aidée de son mari et de sa fille, en 1987

Ce travail lui fut demandé par le prêtre catholique de cette église, qui faisait ainsi acte de pionnier dans la reconnaissance de l’art ndebele. Le résultat est très intéressant car les motifs géométriques en aplats de couleurs donnent l’illusion de vitraux peints à l’extérieur des murs, inversant ainsi les rapports de lumière intérieure/extérieure

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32Aujourd’hui d’un âge très avancé, Francina Ndimande continue à peindre sur une multitude de supports et vend ses productions par site internet interposé. Quant à Esther Mahlangu, elle continue d’être sollicitée pour diverses manifestations culturelles. On l’invita notamment, en 2009, à participer à un festival de mode, ou « Fashion Week », à Sao Paulo, où fut présenté un modèle de chaussure portant un motif de style ndebele. L’ensemble de ces productions, qu’elles soient à visée touristique, commerciale ou événementielle peut être interprété comme le reflet d’une instrumentalisation ou d’un avilissement conduisant à une dégénérescence déplorée depuis longtemps par bon nombre d’observateurs (Pöhlmann 1991 : 11). En réalité, elles font ressortir l’innovation majeure des femmes artistes ndebele, qui est celle d’avoir conçu un style « ethnique » exportable, que l’on pourrait comparer, en quelque sorte, à une marque de fabrique ou à un logo. Les objets qui en sont porteurs acquièrent une valeur culturelle ajoutée.

33La nature de ces productions conduit à s’interroger sur le statut même de ces deux créatrices, dans la mesure où elles rompent la distinction entre art traditionnel et beaux-arts. Francina Ndimande et Esther Mahlangu sont-elles des artistes au sens occidental du terme ? Elles pratiquent un art et usent d’un style qu’elles n’ont pas inventé et qu’elles partagent avec d’autres femmes artistes ndebele. Si elles sont considérées à juste titre comme des artistes contemporaines d’Afrique (Busca 2000 ; Domino et Magnin 2005), outre la maîtrise parfaite de leur technique, quelle est alors la nature de leur apport artistique respectif ? Il est d’ailleurs bien difficile, y compris pour un œil averti, de distinguer les travaux de l’une et de l’autre. Loin de minimiser l’importance et le génie créatif de ces deux artistes, ces quelques interrogations montrent, au contraire, que l’art ndebele, en s’ouvrant sur l’extérieur, a bousculé les barrières conventionnelles de la création artistique africaine.

Cet article procède d’une intervention effectuée au CRA (Centre de Recherches Africaines, Université de Paris I), à la demande de Manuel Gutierrez, que je remercie vivement. Elle fut l’occasion de me replonger dans une étude sur l’art des Ndebele d’Afrique du Sud, effectuée sous la direction du très regretté Professeur Jean Boulègue, et qui avait donné lieu a un mémoire de DEA d’Histoire de l’Afrique soutenu en 1992. Ce texte s’en inspire en grande partie en actualisant certaines données. Il a en outre bénéficié des conseils rédactionnels de Sylvie Amblard-Pison, que je remercie également.
En quelques années seulement, en pleine période de boycott culturel international contre l’apartheid, les Ndebele d’Afrique du Sud sont parvenus à faire reconnaître leur culture grâce à leurs techniques de peinture murale et à leur production d’ouvrages perlés. La géométrisation des motifs et les contrastes de couleurs en aplats ont séduit tant les chercheurs blancs sud-africains que les média et les touristes étrangers. L’émergence de cette « esthétique traditionnelle récente » s’inscrit dans une stratégie de reconnaissance identitaire qui prend sa source dans l’histoire même de la formation du peuple ndebele. Depuis la fin de l’apartheid se pose la question du devenir de ce style et du statut artistique acquis par ses deux principales représentantes.

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Bibliographie

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Notes

1 Le terme « ethno-esthétique » fait exclusivement référence aux productions artisanales et artistiques issues des bantoustans ou « réserves ethniques ». Dans le contexte de l’apartheid, ces productions étaient encouragées par Pretoria car elles devaient servir à affirmer les particularités culturelles des populations noires sud-africaines entre elles, et démontrer la pertinence du « développement séparé ».

2 Voir également Kuper (1976)

3 Les dates se situeraient entre 1485, selon H. C. M. Fourie (1921), et 1630-1670, d’après N. J. Van Warmelo (1930). L’analyse des généalogies royales des groupes Ndzundza et Manala, en particulier, conduit à placer cet événement au cours de la seconde moitié du XVIe siècle.

4 Communication personnelle 1990.

5 À ce jour, ces travaux ne semblent pas avoir été publiés.

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Table des illustrations

URLhttp://journals.openedition.org/aaa/docannexe/image/609/img-1.jpg
Fichierimage/jpeg, 564k
TitreFigure 1 – Habitation peinte (1993), Wolwekraal, KwaNdebele
LégendeLe poteau, au premier plan, porte un drapeau blanc qui signale qu’un des enfants est à l’école d’initiation. Les mères de famille rapportent qu’elles repeignent leur maison dans l’attente de célébrer le retour de leur fils, lequel est alors susceptible de trouver une épouse
Crédits© M. Valentin
URLhttp://journals.openedition.org/aaa/docannexe/image/609/img-2.jpg
Fichierimage/jpeg, 1,9M
TitreFigure 2 – Artisanat ndebele : vente de maquettes de maison peintes (1993), Weltevreden
LégendeLe succès des peintures murales a suscité très tôt un artisanat florissant. Les touristes anglophones de la mégapole Johannesburg-Pretoria étaient particulièrement demandeurs de « souvenirs » d’art ndebele
Crédits© M. Valentin
URLhttp://journals.openedition.org/aaa/docannexe/image/609/img-3.jpg
Fichierimage/jpeg, 1,8M
TitreFigure 3 – L’ancien site fortifié des Ndzunza, KoNomtjharhelo, près de Roossenekal
LégendeLe 19 décembre de chaque année, cet endroit est le théâtre de la principale fête commémorative des Ndebele, qui est en même temps un moment de réaffirmation identitaire. L’intérieur des grottes est revisité, les anciens racontent leurs souvenirs aux plus jeunes. Les cérémonies sont accompagnées de consommation de bière artisanale
Crédits© M. Valentin
URLhttp://journals.openedition.org/aaa/docannexe/image/609/img-4.jpg
Fichierimage/jpeg, 1,8M
TitreFigure 4 – Groupe de femmes en costume traditionnel ndebele (1990), Wolwekraal
LégendeL’ensemble du costume est porté à l’occasion d’événements sociaux importants (mariage, funérailles, fête de retour d’initié…). Il est également arboré à l’intention des visiteurs extérieurs, ou encore dans le cadre de musée de plein air comme à KwaMsiza ou à Botshabelo
Crédits© M. Valentin
URLhttp://journals.openedition.org/aaa/docannexe/image/609/img-5.jpg
Fichierimage/jpeg, 1,7M
TitreFigure 5 – Carte des anciens homelands et localisation des sites mentionnés
Légende(réalisée à partir de M. Courtney-Clarke 1986)
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Fichierimage/png, 233k
TitreFigure 6 – Monument commémoratif du conflit de 1882-1883, entre la République du Transvaal et le royaume de Nyabela, inauguré en 1970, Roossenekal
LégendeLe personnage représente le chef Nyabela dans un geste de combat qui exprime l’acte de résistance héroïque et l’unité du peuple ndebele
Crédits© M. Valentin
URLhttp://journals.openedition.org/aaa/docannexe/image/609/img-7.jpg
Fichierimage/jpeg, 1,1M
TitreFigure 7 – Tablier de femme mariée, appelé mapoto, en toile de coton épaisse cousue de perles en pâte de verre
LégendeLes tabliers féminins forment sans doute les pièces les plus réputées. Les plus anciens perlages ndebele connus remontent à la fin du XIXe siècle. Le blanc est la couleur dominante. Les autres couleurs n’ont été introduites de façon visible qu’à partir du début des années 1950. Coll. Profiles of Africa, Cape Town
Crédits© M. Valentin
URLhttp://journals.openedition.org/aaa/docannexe/image/609/img-8.jpg
Fichierimage/jpeg, 1,5M
TitreFigure 8 – Calebasse destinée à contenir du pap (ou mielie-meal, sorte de bouillie plus ou moins épaisse à base de grains de maïs concassés servant de nourriture de base), avec son grattoir (à droite), et boîte à priser
LégendeEn Afrique du Sud, les perles polychromes en pâte de verre d’importation ont été largement sollicitées dans les expressions esthétiques des populations locales. De par leur géométrie particulière et la palette restreinte de couleurs proche de celle des peintures d’habitation, les perlages ndebele, reconnaissables au premier coup d’œil, se sont imposés à côté des productions plus anciennement connues des Zoulou et des Xhosa. Coll. Particulière
Crédits© M. Valentin
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Fichierimage/jpeg, 1,9M
TitreFigure 9 – Église de Weltevreden, peinte par Francina Ndimande, aidée de son mari et de sa fille, en 1987
LégendeCe travail lui fut demandé par le prêtre catholique de cette église, qui faisait ainsi acte de pionnier dans la reconnaissance de l’art ndebele. Le résultat est très intéressant car les motifs géométriques en aplats de couleurs donnent l’illusion de vitraux peints à l’extérieur des murs, inversant ainsi les rapports de lumière intérieure/extérieure
Crédits© M. Valentin
URLhttp://journals.openedition.org/aaa/docannexe/image/609/img-10.jpg
Fichierimage/jpeg, 1,7M
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Pour citer cet article

Référence papier

Manuel Valentin« Ndebele d’Afrique du Sud »Afrique : Archéologie & Arts, 7 | 2011, 41-54.

Référence électronique

Manuel Valentin« Ndebele d’Afrique du Sud »Afrique : Archéologie & Arts [En ligne], 7 | 2011, mis en ligne le 01 novembre 2015, consulté le 04 août 2023URL : http://journals.openedition.org/aaa/609 ; DOI : https://doi.org/10.4000/aaa.609

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Auteur

Manuel Valentin

UMR 208 « Patrimoines locaux » (IRD/MNHN), Musée de l’Homme, Département Hommes, Natures et Sociétés, 17 place du Trocadéro, F-75116 Paris, valentin@mnhn.fr

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