Paulette Roulon-Doko
CHEMILLIER, Marc, 2007, Les mathématiques naturelles, Paris, Odile Jacob, 238 p.
Texte intégral
1L'auteur se propose d'illustrer avec des exemples variés "le développement des mathématiques hors du contexte de l'écriture" (p. 18). Cette activité mathématique qu'il désigne par le terme "mathématiques naturelles" est commune à tous les hommes et il propose en particulier d'allier pour son étude, analyse mathématique et enquête de terrain.
2Dans un premier chapitre intitulé Mathématiques sans écriture l'auteur distingue tout d'abord les mathématiques analytiques qui utilisent des symboles et une formalisation, et les mathématiques analogiques qui sont, elles, pratiquées dans toutes les cultures. Il illustre le développement d'une pensée mathématique sans écriture avec la démonstration visuelle du théorème de Pythagore proposée par Gilles Godefroy (p. 21) puis montre que les intuitions à la base de toute mathématique sont toujours à démontrer précisant que "lorsqu'une propriété mathématique est 'démontrée' c'est toujours relativement à une axiomatique donnée" (p. 24). Il s'intéresse ensuite à la notion de représentation en psychologie où elle a une valeur individuelle, puis en anthropologie, où elle est collective et fonde "les représentations culturelles" (p. 26). Il souligne cependant que dans certains domaines, différents niveaux de représentation peuvent exister (pour la musique par ex, ceux qui jouent, ceux qui la créent et ceux qui sont capables d'en parler). Enfin toute représentation n'est pas verbalisable - ainsi "la grammaire d'une langue est un exemple de représentation intégrée" dont la structuration n'est pas verbalisée (p. 28). Il convient alors de distinguer entre ce que l'ethnomusicologue Rouget appelle savoir explicite / savoir implicite (p. 29) où l'enquête de terrain joue un rôle fondamental. Dans le cas d'un concept verbalisé comme celui de la voix fusionnelle dite quintina des mélodies sardes étudiées par Lortat-Jacob, l'auteur présente l'exemple d'un retour sur le terrain de la modélisation qu'il a pu en faire en "reconstituant" cette voix à l'ordinateur et en la faisant entendre aux chanteurs qui l'ont alors commenté.
3Le chapitre 2 traite des Arts visuels. Ayant présenté une classification des symétries ornementales l'auteur s'attache à l'exemple de dessins dans le sable (tortue de mer) sur l'île Vanuatu en Océanie. Il souligne l'aspect éphémère de cette production et fait apparaître "la règle de la ligne continue" (p. 46 sq.) qu'il confronte au raisonnement des mathématiciens concernant la théorie des graphes et en particulier le théorème d'Euler. Il prend ensuite l'exemple de peintures sur bois où à la contrainte de la ligne continue s'ajoute celle de la monolinéarité qu'il développe ensuite avec l'exemple des figures sur le sable des Tchokwe d'Angola.
4Le chapitre 3 sur les Jeux de stratégies est illustré par l'exemple de l'awélé. S'interrogeant sur le rôle respectif de l'algorithme et du schème hypotético-déductif dans les sociétés à traditions orales, il propose une approche comparative entre les configurations étudiées par les joueurs et celles analysées par les mathématiciens afin de "dégager les traits généraux que ces deux types de raisonnements peuvent avoir en commun" (p. 71) et pouvoir conclure sur comment "caractériser l'ethnomathématique de l'awélé" (p. 109).
5Les deux chapitres suivants sont consacrés à la Musique. Le chapitre 3 traite des rythmes asymétriques où la situation est plus complexe que celle des arts visuels "en l'absence de traces laissées par les productions musicales" (p. 112). Les exemples présentés concernent des populations d'Afrique centrale -Ngbaka, Gbaya, Nzakara, Zandé et pygmées Aka - étudiées par Simha Arom qui montre qu'elles ont une propriété commune nommée "imparité rythmique" (p. 117). L'auteur développe l'analyse et la modulation de ces structures pour parvenir à les construire mathématiquement. Le chapitre 4 est consacré aux formules de harpes en canon des Nzakara. Il s'agit d'une structure musicale qui se métamorphose et peut donc "être analysée selon deux constructions différentes mais logiquement équivalentes" (p. 131). L'auteur va chercher à trouver laquelle de ces deux structures - forme en canon, construction en escalier - est "la plus pertinente pour les musiciens autochtones".
6Les deux derniers chapitres sont consacrés à la Divination. S'inscrivant dans une réflexion sur la "place de la pensée rationnelle dans les savoirs des sociétés à tradition orale", l'auteur va plus précisément chercher à comprendre "quelle forme de rationalité gouverne les connaissances et les actions du devin" (p. 159). Il rappelle qu'avant de juger une attitude irrationnelle, il convient de chercher à comprendre sa motivation c2omme l'illustre l'exemple de la préférence des paysans pour l'acre (5200 m2) plutôt que pour l'hectare (10 000 m2), du fait que le premier correspondait à "la surface qu'un équipage de bœufs pouvaient labourer en un jour" (p. 160). Le chapitre 6 intitulé "règles de la géomancie" décrit en détail la divination malgache sikidy - probablement d'origine arabe et introduite avec l'islam - et présente les variantes entre les côtes ouest et est pour ce qui est de la classification des figures en points cardinaux. Le chapitre 7 intitulé "cognition" développe ce même exemple selon une approche pluridisciplinaire associant l'anthropologie, la psychologie cognitive et l'intelligence artificielle afin d'élaborer des hypothèses quant aux modes de pensée des devins. Sont ainsi traité la distinction pair / impair ainsi que deux cas de figures remarquables. L'auteur insiste sur l'importance de "l'enquête de terrain [qui] apporte un complément indispensable aux analyses formelles, en permettant d'associer, dans une certaine mesure, une base cognitive réelle aux propriétés abstraites" (p. 206).
7Une conclusion dense reprend le parcours proposé dans le livre pour définir, pas à pas, l'ethnomathématique comme une extension du champ d'investigation des mathématiques à des traditions non écrites afin de "dresser un état des lieux aussi fidèle et exhaustif que possible des mathématiques pratiquées par l'humanité dans son ensemble" (p. 222). L'auteur propose de plus d'orienter l'enquête de terrain dont il a systématiquement montré l'importance sur la voie de l'expérimentation (p. 220) conduisant les détenteurs de ces savoirs traditionnels à participer ainsi directement à la réflexion : le défi de l'ethnomathématique étant de parvenir à "relier les constructions élaborées par les ethnomathématiciens aux processus mentaux réellement mis en œuvre par les experts indigènes". (p. 222).
8Le livre comporte de nombreux dessins, schémas et images qui illustrent avec bonheur le texte et est accompagné d'un index fort utile. Par contre, la présentation des notes en fin d'ouvrage rend leur consultation peu aisée.
9Je conseille donc vivement la lecture de ce livre captivant qui nous introduit en termes simples au cœur de la réflexion actuelle sur le fonctionnement de la pensée.
Pour citer cet article
Référence papier
Paulette Roulon-Doko, « Marc Chemillier, Les mathématiques naturelles », Journal des africanistes, 78-1/2 | 2008, 333-335.
Référence électronique
Paulette Roulon-Doko, « Marc Chemillier, Les mathématiques naturelles », Journal des africanistes [En ligne], 78-1/2 | 2008, mis en ligne le 01 mars 2012, consulté le 05 août 2023. URL : http://journals.openedition.org/africanistes/2757 ; DOI : https://doi.org/10.4000/africanistes.2757
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