Aug 6, 2023

Notes d'histoires



LE CONGO AU TEMPS DES GRANDES COMPAGNIES CONCESSIONNAIRES 1898-1930. TOME 1

A l’intrusion violente des forces administratives et commerciales européennes, les Africains répondirent par une attitude généralement curieuse et bienveillante au départ – mais qui devint souvent en brousse tantôt passive et tantôt révoltée. L’introduction de la capitation provoqua localement de vives réactions. Périodiquement, on signalait l’attaque et le pillage de factoreries isolées, dont les agents étaient blessés, tués, voire mangés par des villageois exaspérés auxquels un « sorcier » distribuait le médicament qui rendait invulnérable aux balles.

  • 1 Arrêtés du C.G., du 17 avr. 1899, établissant de nouvelles taxes de consommation, puis du 15 nov. (...)

2L’une des premières révoltes organisées fut, en 1901-1902 sur l’Ogooué, celle du chef fang Emane Tole – surnommé Assang-Méfa (« celui qui frappe à coups de coupe-coupe ») – qui résolut de fermer le fleuve à Ndjolé en représailles de l’augmentation du prix des marchandises décrétée par la S.H.O. pour pallier la crise survenue sur le caoutchouc et le relèvement des droits de douane1. Déjà, en février 1901, un traitant avait été tué entre Booué et Bikouala où un autre chef fang, Makouengay, excitait les riverains contre les Blancs. A Ndjolé, on assista à une action concertée : les pirogues furent arrêtées, les convois attaqués. De janvier à juillet, aucun ne put passer. Une seule embarcation atteignit le haut fleuve jusqu’à la fin septembre, tandis que le personnel de la concession était mis dans l’impossibilité de descendre en aval.

  • 2 Emane Tole y mourut en 1914. Son fils, Tole Emane, revint au Gabon mais, par prudence, il quitta N (...)

3A l’indignation de la S.H.O., le Commissaire général, ne prenant « même pas les précautions nécessaires pour défendre les concessionnaires et négociants », venait de licencier, à fin de compressions budgétaires, la plupart des gardes stationnés dans le pays. Aussi l’agent général de la Société prit-il sur lui d’engager une cinquantaine de miliciens. A leur tête, un de ses employés s’empara en septembre 1902, dans l’Otombi, d’Emane Tole et de son fils, dont la tête avait été mise à prix. Faits prisonniers « par ruse », ils furent remis à Ndjolé au Commissaire général en tournée. Les deux hommes, évoqués aujourd’hui encore à Ndjolé comme des héros de la résistance fang, furent déportés à Grand-Bassam en 19042. La crise prit fin sur le fleuve avec l’envoi à Booué de cinquante tirailleurs qui établirent en mars 1903 un poste en amont, à Dillo-Bikouala, pour protéger la factorerie voisine.

  • 3 L. Taverne, greffier-notaire de Brazzaville, Sarlat, 22 févr. 1905, Brazza 1905-II.
  • 4 Affaire Ourson et Sampic, directeur de la Haute-N’Gounié à M.C., Paris, 6 avr. 1905, G.C., XIX-4(b (...)

4L’année 1902 fut, un peu partout, marquée par des troubles graves. En basse Sangha, les agents de la Cie des Produits de la Sangha, Labbé et Miévil, furent attaqués dans leur factorerie de Noki (rive droite en aval d’Ouesso) ; Cazeneuve, agent de la Cie de la Sangha Ndaki, subit le même sort à Ikelemba (rive gauche, un peu plus bas), de même que Fortin en face, à Pembe (Société de l’Afrique Française) et Bourrieu à M’Boko (Cie Franco-Congolaise). De tels faits se reproduisirent à plusieurs reprises dans les années suivantes : en 1903, des Noirs furent arrêtés pour avoir tué et mangé un Blanc, Livry, agent de la Baniembé3. En Haute-Ngounié, les Ishogo et les Apinji attaquèrent plusieurs fois les factoreries, qui furent brûlées et pillées. Trois agents furent tués, deux autres gravement blessés4. La Cie de l’Ibenga faisait également état de plusieurs agents massacrés en septembre 1904 dans ses factoreries d’Ibenga, d’Enyella et de Bera N’Joco.

  • 5 Cie Coloniale du Fernan-Vaz à M.C., Paris, 22 mars 1905, ibid.

5Les concessionnaires stigmatisèrent l’impéritie de l’Administration qui, non contente, faute de personnel, d’abandonner sans protection ses ressortissants, excitait la colère des Africains en exigeant un impôt impopulaire qu’elle faisait percevoir par des colonnes incontrôlées de « miliciens envoyés seuls faire des tournées qui sont de véritables rafles »5.

6L’Administration, pour sa part, soutint que l’impôt ne suffisait pas à expliquer ces explosions. La conclusion du rapport de la mission Brazza était à cet égard explicite :

  • 6 Rapport de la Commission d’enquête du Congo, Paris, 1907, p. 37.

« M. l’inspecteur Loisy conteste que cet impôt (une fois établi) soit une cause de troubles. Il cite comme exemple les régions de Brazzaville, de Loango, du Bas-Congo où [il] rentre facilement. Il en donne pour raison que c’est dans ces régions que notre occupation déjà ancienne est incontestablement admise par les indigènes. Il pense que si la perception de cet impôt a donné lieu à des troubles, comme l’affirment notamment les représentants des Sociétés de la Lobaye et de la Baniembé, c’est que des heurts se sont produits au premier contact avec les Européens, et que les exigences quelquefois excessives des agents des compagnies concessionnaires ont contribué à susciter l’hostilité des populations. »6

  • 7 30 fusils Gras et 2 000 cartouches à Ikelemba, autant de fusils et 3 000 cartouches à Pembé, 40 fu (...)

7L’Administration coloniale incrimina donc l’imprudence des concessionnaires qui laissaient seuls et sans défense leurs agents européens à la tête de quantité de marchandises, fusils à tir rapide, cartouches, etc. Les tribus riveraines, qui servaient jusqu’alors d’intermédiaires au commerce, avaient vu sans plaisir l’installation des Européens réduire leurs bénéfices. Elles auraient mis à profit le retrait dans la région, afin de réduire les frais généraux, de la majeure partie du personnel européen et africain pour s’emparer des stocks à leur portée7.

  • 8 L. Taverne (à propos de Livry et de la Baniembé), Sarlat, 22 févr. 1905, Brazza 1905-II.

8Les manifestations localisées de pillage et d’anthropophagie étaient, en général, des actes de vengeance, certains des agents exécutés « ayant – c’est triste à dire – mérité la mort non pas une fois, mais dix fois peut-être, chaque fois [qu’ils avaient eux-mêmes tué] pour le plaisir de créer de la souffrance »8.

9Il est à tout le moins troublant de noter la coïncidence entre les régions les plus troublées – Nyanga et Haute-Ngounié, Ibenga et Lobaye – et celles où les concessionnaires commirent des violences graves. En fait, les deux facteurs allaient de pair, puisque l’exploitation commerciale incontrôlée, tout comme les brutalités des tirailleurs, était redevable au sous-équipement général du pays. C’est bien aux excès du portage administratif, et non au régime concessionnaire, que l’on doit par exemple attribuer les révoltes du pays Mandja, de 1902 à 1905. Quant aux troubles des Baya, qui redoublèrent sous le régime de la C.C.C.C.F., ils remontaient aux origines de l’intervention des Européens dans la région, antérieurement à la création des Sociétés. Dans les zones où des populations relativement moins disséminées et parfois – comme chez les Ishogo – plus structurées qu’ailleurs étaient longtemps restées à l’écart de la pénétration, de véritables mouvements de résistance d’une ampleur parfois considérable succédèrent aux premières explosions de colère : la Ngounié, la moyenne Sangha et les pays Mandja résistèrent jusqu’en 1905, la Lobaye de 1902 à 1908, la Haute-Ngounié de 1903 à 1909. Sans qu’il fût toujours aisé de discerner les causes parfois complexes des soulèvements, ils constituaient incontestablement une réponse au bouleversement des valeurs traditionnelles qui se traduisit aussi par l’apparition de mouvements messianiques dont l’influence fut durable.

I. LA RÉPONSE AUX ABUS

10Nous ne nous appesantirons pas sur les incidents de la Lobaye et de la Ngounié, aisément expliqués par les pratiques coloniales que nous avons précédemment évoquées :

  • 9 Administrateur Marsault au délégué spécial du C.G., Bakola, 3 juil. 1904, Brazza 1905-III.

« Je vous ai donné l’origine du soulèvement [de la Lobaye], mon Dieu, il revient à ceci : les concessionnaires veulent du caoutchouc, je le comprends, et les indigènes ne veulent pas travailler, de là palabres, difficultés, fuite, puis situation troublée. »9

  • 10 Comptes rendus annuels de la Société, 1902 à 1909, Arch. Crédit Lyonnais.
  • 11 Comptes rendus annuels de la Société, 1905 à 1908, Arch. Crédit Lyonnais.

11Aux attaques de factoreries succédèrent les répressions conduites contre les villages responsables. Dans la Haute-Ngounié, en pays Ishogo, l’incendie de deux factoreries avait fermé le pays au commerce en 1904. Faute de disposer des contingents nécessaires, la colonie chargea seulement soixante hommes, l’année suivante, de s’emparer du chef Bombi. Leur échec provoqua à nouveau, en 1906, l’envoi d’une colonne de 150 tirailleurs vers Mouilla. Mais, malgré les fortifications du poste, ils durent l’évacuer et la factorerie ferma. La région du Labo fut réoccupée en 1909 seulement10. Dans la Nyanga, sur le territoire de la C.F.C.O., les troubles avaient débuté en mai 1905 dans le Mocabe par l’assassinat d’un traitant sénégalais. L’administrateur organisa une première répression. Deux ans plus tard (mai 1907), le pillage de la factorerie de Kouméramba entraînait la liquidation de tous les comptoirs du haut fleuve. La dernière factorerie de l’arrière pays, Mongo-Nyanga, à douze kilomètres de la côte, était à nouveau incendiée et pillée. Un corps de 150 tirailleurs fut envoyé en juin 1909 mais, en ce pays de forêt favorable aux embuscades, il ne « put infliger aux rebelles une leçon profitable ». En 1909, la Société se plaignait encore de l’insuffisance des forces militaires « dirigées sur un autre point où la sécurité était, paraît-il, plus gravement menacée encore »11. Au nord, dans la Ngoko et l’Ivindo, où l’hostilité des Bakouli avait provoqué, en 1907, l’installation sur le Djoua du poste de Viel, l’insurrection ouverte éclata en mai 1908. La factorerie de Massinegala fut incendiée, neuf travailleurs y furent tués. Les autres établissements commerciaux furent bloqués. Le poste de Viel fut cerné. Cent tirailleurs et une vingtaine de gardes régionaux réussirent tout juste à dégager le magasin de Madjingo. Mais en septembre les populations, exaspérées par la présence des troupes, attaquèrent les factoreries d’Etoumbi, Godébé, Maza, Bodo, Moasi, Manyélé et Manyolo.

  • 12 Par le capitaine Curault, envoyé de Brazzaville en janvier 1909 pour prendre la direction de la zo (...)

12Un agent de la Ngoko-Sangha tomba dans un guet-apens entre Souanké et Sembé et son cadavre fut découpé en morceaux. Toutes les communications furent interrompues et l’insécurité gagna, à l’est, le bassin de la Koudou et de la Sembé, affluents de la Ngoko. L’insurrection fut matée seulement l’année suivante12.

  • 13 « La zone soumise s’étend aujourd’hui sur le quart inférieur de la rivière Mpoko, sur la basse et (...)
  • 14 Début 1908, les travailleurs de la factorerie de la Cie Française du Congo à Djekenabotolo se révo (...)

13A la même époque, une compagnie de tirailleurs stationnait en permanence en Lobaye dont la « pacification » se prolongea par une série d’opérations échelonnées de septembre 1907 à novembre 190813. En basse Sangha, des troubles sporadiques ne cessaient d’éclater14.

  • 15 Rapport de Toqué et Pujol, administrateurs en mission, Fort-Sibut, 26 févr. 1904, Brazza 1905-I.
  • 16 Traduit par un interprète, ibid.

14Lorsque le fauteur de troubles était non pas le concessionnaire mais l’Administration, comme dans le haut Chari, les ennemis du « Blanc Commandant » eurent tendance à lier partie avec les « Blancs factoreries ». Un des chefs principaux de la rébellion mandja, en 1903-1904, Mvélé, s’en fut à la factorerie « voir d’où venait le vent ». Fort bien accueilli par des cadeaux d’étoffes, il retourna en brousse chargé d’expliquer qu’il y avait deux sortes de Blancs. En revanche, contre l’Administration, la lutte fut inexpiable. Le mouvement se propagea entre mai et décembre 1903, après la récolte définitive du mil, dans un pays exaspéré par les exactions des miliciens chefs de poste restés incontrôlés d’octobre 1901 à avril 190315. Le prétexte avait été fourni par une répression particulièrement sévère entreprise en septembre 1902 sous la conduite de deux gardes chefs de colonne. L’un d’eux avait exécuté le chef Serifinda bien que celui-ci, très écouté des siens dans toute la moyenne Koumi, fût partisan de la « temporisation » et conseillât aux Mandja de travailler en attendant les jours meilleurs que leur promettaient les Blancs. Ainsi fut répandu le mot d’ordre : « Quand les hommes ne font rien, les Blancs ne leur disent rien ; quand ils font bon service on les tue ; les Mandja n’ont pas besoin de travailler pour les Blancs. »16

15Ce qui frappait dans ce pays habituellement si morcelé, c’était l’ensemble du mouvement : tous les villages, sans exception, établis le long de la Koumi et de ses affluents, s’enfuirent dans la brousse – le cakou, les kassa – où ils se sentaient à l’abri. Les fourrés impénétrables, les fondrières de la Bakouma, les ravins abrupts de la Koumi leur offraient des retranchements qui leur permirent de mener de véritables attaques contre leurs adversaires. Les Mandja manifestèrent l’intention de résister par tous les moyens et jusqu’au bout. Ils abandonnèrent les plantations qui n’étaient pas encore mûres. Dans le souci de rassembler toutes leurs forces vives, ils sacrifièrent les inutiles, femmes et enfants laissés dans les villages désertés :

  • 17 Témoignage de prisonnières, 29 janv. 1904, ibid.

« Les Mandjas nous ont dit : tu ne pourras pas te battre contre les Blancs ; il n’y a pas assez de place dans le Bakou pour tout le monde, nous allons te laisser ici ; peut-être les hommes des Blancs te verront et te tueront [...]. Mon mari m’a dit : il faut que tout le monde se batte contre le Blanc, les femmes solides et les enfants, il m’a mis ce gri-gri dans les cheveux en me disant que personne ne pourrait me toucher. »17

16On comprend dès lors l’épisode des 119 femmes découvertes par Brazza, qui concluait une répression particulièrement violente.

  • 18 Village de Keba, Région de Bangui, C.G. à M.C., Libreville, 30 déc. 1902, G.C., IV-19 (Dossier « R (...)
  • 19 A. Dessort, directeur de l’Ibenga, à M.C., 7 janv. 1905, Brazza 1905-II. A. Lamarque, directeur de (...)

17Un peu partout avait donc lieu des escarmouches égrenées, année après année, par les rapports des administrateurs locaux. La plupart du temps, elles restaient peu meurtrières : tel village surprenait ses « gardes pavillon » qu’il chassait après avoir volé leurs armes18, tel autre se volatilisait en brousse sans avoir payé son impôt. Mais elles faisaient régner dans le pays un climat général d’insécurité. Les Sociétés arrêtèrent leurs activités et ne manquèrent pas d’en arguer pour demander à l’État l’exonération de leur redevance annuelle, voire une indemnité pour les pertes subies19.Lire plus

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