À côté de ces grands types de préparation, d’une présence générale dans le bassin congolais, quelques spécificités régionales existent. J’en évoquerai ici trois, dont l’histoire reste encore à préciser.
La fariña
218La fariña est une préparation spécifique des Mpongwe, sous-groupe des Myènè, de l’estuaire du Gabon. Le nom est directement hérité du portugais farinha, comme l’indique Raponda-Walker dans son dictionnaire mpongwe :
Fariṉa (port. farinha). s. cl. V. Farine de blé. (…). — Manioc râpé et torréfié, farine de manioc. (…) pour faire de la « fariṉa » on râpe la racine de manioc, puis cette râpure est étendue a soleil, ensuite elle est grillée légèrement. (1995 : 152)
219Il explique sa convention phonétique, « ṉ est similaire à Gn (français) et ñ (espagnol) » (1995 : 641).
220Gaulme (2003), en se référant à ce dictionnaire, précise que cette pratique est propre aux Myènè : « Cette façon de préparer le manioc, râpé et torréfié, distingue très nettement ce groupe linguistique [B11] et culturel de ses voisins immédiats, alors que l’on rencontre aussi cette préparation très particulière en Amazonie. »
221Marc Delêtre dans sa thèse consacrée à la diversité génétique du manioc au Gabon, confirme que “the Myènè have a unique way of grinding and cooking manioc in the form of roasted flour, virtually unknown in the rest of the country” (2010 : 129), ce qu’il illustre avec une série de photographies (2010 : 136), en précisant que cette préparation “in ‘the Brazilian manner’ is most likely a direct transfer of technique from the Portuguese established in São Tomé to the Myènè with whom they were in close trade partnership”. Il mentionne en citant Raponda-Walker qu’au xixe siècle, les Orungu de la région de Port Gentil apportaient de la farine de manioc aux Mpongwe de l’estuaire. C’est également chez les Orungu que Delêtre a observé cette pratique (Figure 51).
Figure 51 : Préparation de la « fariña »au Gabon chez les Myènè-Orungu (Odimba, Ogooué Maritime, 9/2007)
A. Tamisage des tubercules râpés, B. Torréfaction de la « fariña »
Photographies M. Delêtre
Le gari
- 72 Il faut préciser que le gari reste en pâte, il n’y a pas de préparation d’une semoule cuite.
222Fréquent en Afrique occidentale, notamment au Nigeria et au Ghana, le gari est assez rare en Afrique centrale et présent presque uniquement sur la côte du Cameroun ; Favier et al. notent que ce sont les Bamileke les principaux consommateurs et producteurs de gari (1971 : 38). Pour cette préparation, les tubercules frais épluchés sont râpés. Cette pulpe est mise dans des sacs, qui sont empilés sous des pierres lourdes ; la sève toxique est ainsi exprimée. Le pressage se prolonge pendant plusieurs jours, ce qui en même temps fait fermenter la pulpe (Jones 1957 : 112, Hahn 1989 : 110). Le procédé a été modernisé avec des presses hydrauliques, entre des panneaux de bois. C’est donc la fermentation de la chair râpée qui fait la spécificité de cette préparation, qui est aussi directement imitée des procédés brésiliens. C’est aussi cette fermentation et le pressage qui distinguent le gari de la fariña que l’on vient de décrire72.
- 72 Il faut préciser que le gari reste en pâte, il n’y a pas de préparation d’une semoule cuite.
222Fréquent en Afrique occidentale, notamment au Nigeria et au Ghana, le gari est assez rare en Afrique centrale et présent presque uniquement sur la côte du Cameroun ; Favier et al. notent que ce sont les Bamileke les principaux consommateurs et producteurs de gari (1971 : 38). Pour cette préparation, les tubercules frais épluchés sont râpés. Cette pulpe est mise dans des sacs, qui sont empilés sous des pierres lourdes ; la sève toxique est ainsi exprimée. Le pressage se prolonge pendant plusieurs jours, ce qui en même temps fait fermenter la pulpe (Jones 1957 : 112, Hahn 1989 : 110). Le procédé a été modernisé avec des presses hydrauliques, entre des panneaux de bois. C’est donc la fermentation de la chair râpée qui fait la spécificité de cette préparation, qui est aussi directement imitée des procédés brésiliens. C’est aussi cette fermentation et le pressage qui distinguent le gari de la fariña que l’on vient de décrire72.
223On considère que ce procédé aurait été introduit au Ghana lorsque les esclaves libérés au Brésil ont été ramenés en Afrique de l’Ouest, après 1800 (Lancaster et al. 1982 : 28, citant Affran 1968 ; Jones 1959).
Les gâteaux besu
- 73 La province de Bengo « …abbonda di viueri, e principalmente della radice di Mandioca, di cui fannon (...)
- 74 « In vece di pane tuttoche potressimo mangiare polenta di Massa, costumiamo però per ordinario di m (...)
224En 1687, Cavazzi décrit des focaccie « nommées Besù », dans la province de Bengo73 (1687 : 19). En 1704 le frère Laurent de Lucques, à Soyo sur la côte du Congo, décrit le manioc, « une racine dont on fait de la farine quelquefois ; ou bien ils la grattent et en font quelques oublies qu’on appelle ‘bécus’ et qui ont très bon goût. » (Cuvelier 1953 : 77). Peu après en 1712, le père Zucchelli, au même endroit (le royaume de Soyo), rapporte comment, manquant de vivres, les missionnaires doivent se contenter de peu : « A la place de pain, tout ce que nous pouvions manger était de la polenta de maïs ; cependant nous nous sommes habitués à manger tous les jours des Besùs pétris avec de l’huile de noix et de la farine de manioc… » qu’ils assaisonnent avec de l’huile de palme74… (Zucchelli 1712 : 207).
- 73 La province de Bengo « …abbonda di viueri, e principalmente della radice di Mandioca, di cui fannon (...)
- 74 « In vece di pane tuttoche potressimo mangiare polenta di Massa, costumiamo però per ordinario di m (...)
224En 1687, Cavazzi décrit des focaccie « nommées Besù », dans la province de Bengo73 (1687 : 19). En 1704 le frère Laurent de Lucques, à Soyo sur la côte du Congo, décrit le manioc, « une racine dont on fait de la farine quelquefois ; ou bien ils la grattent et en font quelques oublies qu’on appelle ‘bécus’ et qui ont très bon goût. » (Cuvelier 1953 : 77). Peu après en 1712, le père Zucchelli, au même endroit (le royaume de Soyo), rapporte comment, manquant de vivres, les missionnaires doivent se contenter de peu : « A la place de pain, tout ce que nous pouvions manger était de la polenta de maïs ; cependant nous nous sommes habitués à manger tous les jours des Besùs pétris avec de l’huile de noix et de la farine de manioc… » qu’ils assaisonnent avec de l’huile de palme74… (Zucchelli 1712 : 207).
225Ce terme, besù, bécu, est rare. On remarque qu’aucun de ces rares textes n’explique quoi que ce soit sur le mode de préparation, sinon que ce sont des sortes de pâtisseries. F. Gaulme, en citant Cavazzi et Laurent de Lucques, fait le rapprochement avec le Brésil et remarque :
« il est facile de reconnaître dans ce mot le beiju du Brésil, variante du pain de cassave qui prend à l’occasion la forme d’une boule ou d’un disque dur, séché au soleil, et non torréfié au feu comme la farinha et qui se conserve plusieurs mois... » (2003 : 252).
226Jones avait signalé “One kind of manioc cake called beiju in Yoruba.” (Jones 1959 : 79, note 22).
227Ces besùs posent deux questions, la première c’est leur distribution au Congo ; les trois témoignages du xviie siècle dont nous disposons proviennent tous de la même région. En effet, Sogno ou Soyo est un territoire sur la rive gauche du Zaïre, à l’embouchure du fleuve, jouxtant le royaume du Congo. Au sud, limitrophe, Bengo (ou Benga) est la zone de la côte où se situe Loanda, un port, porte d’entrée du royaume de l’Angola. La deuxième question concerne la préparation de cet aliment. Le tubercule est râpé, réduit en une pâte qui est malaxée. Mais a-t-elle été trempée ou rouie, est-elle pressée, comme le suppose Gaulme en se référant à la farinha (d’une manière erronée, me semble-t-il) ?
228Qu’en est-il donc des beijus au Brésil ? Gândavo en 1576 explique :
- 76 « …é arrumada em forma de bolos e deixada ao sol para secar. Esses bolos, também chamados pães, ser (...)
- 77 Lancaster et al. considèrent beiju comme synonyme de cassave, « large flat circular cakes » (1982 : (...)
229S. Hue explique que la pâte de manioc, râpée et pressée, est mise en forme de boules, séchées au soleil. Ensuite, on les humidifie et on les toaste sur des plaques de terre ou de métal76. Les formes de ces beijus sont variées au Brésil actuel77, des oublies, des gaufres (filhos), des galettes fines, diversement aromatisées de sucre ou de miel, comme au Minas Gerais (2009 : 64-65). À Rio de Janeiro par exemple, les beijus sont des petites galettes faites de tapioca. Hue précise que cette préparation a pris beaucoup d’importance au xvie siècle auprès des Portugais, pour préparer les biscuits nécessaires à la traversée transatlantique ; et que cette nourriture locale a été en quelque sorte réinventée par les femmes des colons.
Professeur émérite MNHN, UMR éco-anthropologie UMR 7206 MNHN-CNRS-Université Paris-Cité, Département H&E, Musée de l’Homme, 17 place du Trocadéro, 75116 Paris serge.bahuchet@mnhn.fr
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