Aug 3, 2023

Considérations sur le symbolisme des religions bantoues Luc de Heusch p. 167-189

 Avec Le Miroir et le Crâne dû à la plume de Julien Bonhomme, nous disposons d’une nouvelle et excellente description d’une religion actuellement en plein essor au Gabon, le Bwete Misoko. Ses thèses méritent de retenir l’attention du petit monde des anthropologues. En effet, l’étude de Julien Bonhomme s’inscrit « plus largement dans un projet de renouvellement et d’approfondissement de l’anthropologie du rituel » (p. 17). Il désire étudier le rituel initiatique du bwete misoko « en lui-même et pour lui-même » en reprenant une formule célèbre de Claude Lévi-Strauss, mais en s’écartant de sa conception du symbolisme.

2D’abord un peu d’histoire. Georges Balandier nous avait déjà fourni une première exploration de cette religion (sous la forme du bwiti) chez les Fang, au nord du pays (1954 : 218 sq.). Il avait situé, on le sait, le bwiti dans un contexte de crise généralisée, préparatoire à une prise de conscience de la situation coloniale. Il savait déjà que le culte bwiti s’était établi dans cette région septentrionale du Gabon au début
du xxe siècle ; cette hypothèse a été confirmée par des recherches plus récentes. Mais son origine demeurait problématique. Balandier ne semble pas faire de distinction entre le bwiti et le bwete ; il suggéra que l’origine de cette religion syncrétique dont les variétés n’étaient pas connues à l’époque devait être recherchée vers la côte atlantique. Selon lui, elle se serait formée au contact des négriers pratiquant la honteuse traite des esclaves. Cette hypothèse complémentaire n’a pas été confirmée depuis. Balandier a toutefois le mérite d’avoir établi que le bwiti avait connu une fortune remarquable chez les Fang entre 1920 et 1930, à une époque où ceux-ci traversaient une crise profonde : ils constituaient alors en effet un réservoir de main-d’œuvre pour les entreprise coloniales et le bwiti était pour eux un phénomène religieux nouveau.


3James W. Fernandez séjourna chez les Fang à la fin des années 1950 ; vingt ans plus tard, en 1982, il publia un important ouvrage sur le bwiti. Il établit l’origine de ce culte syncrétique comme une fusion du christianisme et du bwete pratiqué par les Mitsogo du sud gabonais. Les préoccupations religieuses des Fang patrilinéaires du nord du pays étaient semblables à celles des Mitsogo matrilinéaires du sud ; ils étaient soucieux de maintenir une communication harmonieuse avec les ancêtres. Or le culte traditionnel (bweri) était en train de disparaître chez les Fang alors que les Mitsogo pratiquaient un culte élaboré, quasi mystique, dit bwete disumba. Les Fang l’adoptèrent en le transformant sous la pression grandissante des missionnaires installés dans le pays depuis la seconde moitié du xixe siècle. Les disputes éclatèrent bientôt sur l’interprétation et l’utilisation des rites de ce nouveau mouvement religieux, le bwiti ; il allait prendre de nombreuses formes défendues par divers prophètes au courant des péripéties de la Bible. Ils s’efforcèrent notamment de mettre en accord l’existence de la Trinité avec les généalogies fang qui remontaient à des ancêtres semi-divinisés. La harpe, dont les performances excellaient à raconter de superbes épopées, fut introduite dans le temple du bwiti en tant que la voix de la sœur de Dieu. La prise de la plante hallucinogène eboga tint lieu de communion, Adam et Ève prirent possession du poteau central du temple qui permettait de communiquer dans le disumba avec les ancêtres ; le temple entier fut conçu comme l’image du corps humain, la partie droite fut réservée aux hommes, la partie gauche aux femmes : les initiés furent revêtus de la robe blanche rehaussée d’une cordelette rouge symbolisant aussi bien le chemin de la naissance et de la mort que la succession des cordons ombilicaux qui rattachent l’humanité par les ancêtres à la sœur de Dieu. L’entrée dansée des novices fut identifiée à la naissance dans le bwiti.

4C’est le bwete, origine du bwiti fang précisément, que Otto Gollnhofer et Roger Sillans analysèrent lors de leurs séjours chez les Mitsogo, au début des années 1960. Ils précisèrent que le bwete était à l’origine un rite de passage auquel étaient soumis tous les jeunes hommes au seuil de la puberté ; le rite principal était déjà la consommation d’une boisson extatique (l’eboga) qui leur permettait de voir le pays des ancêtres (Gollnhofer 1974 ; Sillans 1967 ; Gollnhofer & Sillans 1979, 1983 et 1985). Observons à ce propos qu’il est très rare qu’un rituel de puberté africain permette aux jeunes gens de communiquer directement avec leurs ancêtres par une vision extatique. En Afrique centrale, le plus souvent, ceux-ci apparaissent aux novices sous la forme du masque lors de la retraite initiatique qui accompagne la circoncision. Le secret initiatique consiste alors à ne jamais révéler aux femmes qu’un homme se cache sous ce déguisement, mais il s’agit d’un secret de Polichinelle.

5Une forme initiale, le bwete disumba, n’est plus guère pratiquée de nos jours. Elle fut suppléée par une transformation, le bwete ndea, tel qu’il apparaît aujourd’hui chez les Gabonais méridionaux, tandis que les Fang du nord du pays en s’emparant du bwete en firent une religion syncrétique mélangeant au culte des ancêtres des éléments chrétiens plus ou moins accusés (Gollnhofer 1974 : 4). Mais, chez les Mitsogo, sans être influencée par le christianisme ambiant, l’initiation au bwete était devenue un véritable microcosme traditionnel. Elle était réservée aux hommes, tout comme le bwete disumba qui l’avait précédée. En revanche, les variantes syncrétiques fang (bwiti) sont ouvertes aux deux sexes. Les Fang comme les Mitsogo présentent la consommation de l’eboga comme l’élément essentiel du rituel initiatique. Le culte ancien des ancêtres des Fang (le bieri, jadis associé à la présentation des crânes) était déjà lié à la consommation d’une plante hallucinogène d’une autre espèce : l’Alchornea foribunda (Fernandez 1982 : 37). C’est une Euphorbiacée, alors que l’eboga du bwiti ou du bwete, qui l’a supplantée partout, est une Apocynacée : Tabernanthe iboga (Gollnhofer 1974 : 5). André Mary conclut de ce rapprochement que « la tradition religieuse des Fang contenait donc des formes élémentaires d’une culture de la vision » (Mary 1999 : 408-409 ; Gollnhofer 1974 : 5).

6Julien Bonhomme est plus précis encore : il dresse l’arbre généalogique des cultes. Tenant compte de la diffusion du phénomène, il établit que le bwete à son tour se « ramifie en diverses branches et sous-branches » parmi lesquelles le bwete disumba doit être considéré comme la racine. Les Mitsogo, qui ont vraisemblablement inventé cette forme première du rituel bwete, appartiennent à la même culture que leurs voisins. Le ndua est un embranchement direct du bwete disumba ; on a vu que Otto Gollnhofer fait état du ndea (sic) chez les Mitsogo : le rituel qu’il décrit appartient vraisemblablement à ce rameau.

7Julien Bonhomme nous révèle – et l’information est de taille – que l’initiation, dans le bwete mitsoko auquel il réserve plus son attention, doit être considérée comme le premier degré dans la conquête du titre de nganga-a misoko, qui habilite un nombre restreint d’individus à occuper les fonctions de devins-thérapeutes. Otto Gollnhofer notait seulement que certains initiés étaient appelés nganga chez les Mitsogo (1974 : 132). Dans une thèse inédite, présentée en 1967 à l’École pratique des hautes études, il se contente de dire que les nganga, considérés à tort, selon l’auteur, comme de simples guérisseurs, constituent trois groupes initiatiques (Gollnhofer 1967 : 105). Il cite cependant les nganga-a misoko, comme formant une « corporation » spécifique. Julien Bonhomme nous livre peut-être la clé du problème dans une note : « L’essor du Disumba a ainsi pu constituer un pôle d’attraction pour les corporations de nganga préexistantes, donnant alors naissance au Bwete Misoko » (p. 14). Cela expliquerait que le thème de la sorcellerie y soit prévalant et que l’initiation y soit « individuelle et circonstancielle » (ibid.). Julien Bonhomme commence son exposé en déclarant que le bwete misoko, qu’il décrit en détail, est « singulièrement absent de la littérature ethnographique, alors qu’il est très présent en milieu urbain comme villageois et qu’il est en pleine expansion » (pp. 15-16). Il s’est élargi à l’ensemble du cosmos.

8André Mary (1999) avait repris la question du syncrétisme au Gabon dans sa diversité : le bwete et le bwiti ont plus d’un point commun, mais aussi d’importantes différences. L’auteur mettait en relief les particularités de la tradition symbolique fang, bien que la structure du bwiti fût empruntée au bwete misoko au début du xxe siècle. Selon les adeptes du bwiti fang rénové, les Pygmées en auraient été les premiers propriétaires du culte. C’est sous diverses formes que cette religion s’est répandue aujourd’hui un peu partout au Gabon. Elle s’affiche comme « une religion du cosmos à orientation mystique » (Ibid. : 217). La démarche d’André Mary complète celle de James Fernandez, limitée quant à elle aux Fang. Il admire l’œuvre ethnographique remarquable de celui-ci, mais il lui reproche d’avoir obscurci le symbolisme du bwiti en ressuscitant « la logique molle de la participation mystique » (Ibid. : 23), et d’avoir exagéré sa finalité supposée : obtenir le consensus harmonieux de tous, réunis dans une commune vision de l’homme et du monde. La « polysémie » du bwiti fang est un véritable défi. Cette religion syncrétique, née avec la situation coloniale, a pris la succession d’un culte des ancêtres réservé aux hommes, qu’il orthographie biery : «La harpe sacrée a pris dans le temple du bwiti réformé la place occupée par les statuettes et le reliquaire du byery » (Ibid. : 151). Le bwiti a instauré un nouvel ordre culturel qui ne constitue pas une contre-société. Il est ouvert aux deux sexes. Les querelles liturgiques ont causé son éparpillement en diverses branches indépendantes fondées par divers prophètes qui effectuent divers compromis avec les missions chrétiennes. Les variations d’interprétation, le flux des commentaires sont des caractéristiques majeures de ce phénomène. Les frères divisés constituent la famille d’eboga. André Mary discute savamment des rapports de la vision hallucinogène et de la transe. Nous aborderons cette dernière thèse suggestive dans la discussion théorique finale.

9Mais résumons d’abord la version détaillée du bwete misoko entreprise par Julien Bonhomme Cette religion initiatique a cessé d’être un rite de passage obligatoire pour tous ceux qui, au seuil de l’adolescence masculine, sont mis en relation avec les ancêtres ; le bwete misoko exclut généralement les femmes de l’initiation, comme le culte initiatique des ancêtres qui l’aurait précédé. Mais une brève note nous apprend que « certaines communautés du misoko maintiennent l’exclusion des femmes », tandis que d’autres admettent les deux sexes (p. 58). L’absorption du breuvage hallucinogène eboga (comportant les racines d’une plante arbustive, dont nous savons qu’elle était une Apocynacée) et la traversée du miroir, que cet acte solennel (strictement contrôlé) permet, révèle au candidat initié l’identité du sorcier qui lui a causé un mal quelconque. L’eboga le met en effet en contact avec l’univers des ancêtres et des sorciers : « C’est le malheur et la sorcellerie qui motivent l’initiation » au bwete misoko (p. 27). La répétition des malheurs est le signe de l’action présumée d’un sorcier qui est toujours ici un parent. Un nganga qui a suggéré au candidat de se faire initier à la confrérie est persuadé que les visions qu’aura son client sous l’influence de l’eboga, permettront de suppléer à son action : le néophyte livrera lui-même combat au sorcier dans l’univers invisible des ancêtres.

10L’initiation se déroule en deux phases et en deux endroits distincts. La phase diurne s’effectue en forêt où ont lieu divers rites préparatoires et les rites secrets. La veillée nocturne, au cours de laquelle le candidat est sous l’empire de l’eboga, se passe au village, dans un temple qui porte le nom de mbandja (« corps de garde »). Les femmes sont conviées à assister au spectacle qui est public. Le candidat est assis sur une natte, face à un miroir qu’il contemple fixement. On lui donne à boire à plusieurs reprises la décoction aux propriétés hallucinogènes, et on l’invite à voir le monde invisible. Il devient l’enfant d’une mère mythique appelée Disumba, nom que portait aussi le rituel ancien, aujourd’hui disparu. L’eboga est soigneusement dosé car il mettrait en péril la vie du candidat. La mort symbolique qu’il subit évoque, suivant d’autres auteurs, le sacrifice originel de Dinzona, la femme mythique du génie Soleil, chassée du ciel et transformée sur terre en arbre (Gollnhofer & Sillans 1979 : 169).

11Quelle explication Julien Bonhomme nous fournit-il en substance? Il insiste à plusieurs reprises sur le fait que le savoir secret n’en est pas un ; il ne fait que révéler la volonté de puissance des aînés. La transformation initiatique n’est pas un simple rite de passage, mais elle « mobilise toute une série de complications rituelles qui font progressivement de l’initié un “homme compliqué”, c’est-à-dire un sujet fabriqué par des relations » (p. 21). Le savoir initiatique, toujours selon Julien Bonhomme, n’existe donc pas ; il est prétendument dévoilé de manière progressive. Mais cette attente du « secret » est la seule réalité du savoir caché. Les diverses figures proposées aux postulants sont sujettes à des interprétations variables ; elles ne feraient que masquer la volonté de puissance des anciens en mettant en scène, en plusieurs étapes, ce que Dan Sperber appelle le savoir encyclopédique.

12L’ensemble du rituel évoque cependant de diverses manières redondantes la copulation. Il conserve ce caractère chez les Fang, mais le bwiti diffère radicalement du bwete misoko qu’il transforme profondément : « syncrétisme chrétien, orientation prophétique, condamnation des fétiches et des ossements humains » (pp. 15-16). Alors que les ethnographes qui l’ont précédé ont insisté sur la signification des symboles mis en jeu dans le rituel, Julien Bonhomme s’écarte de leur interprétation. Dans une note en bas de page, il rejoint ainsi « les critiques sémiotiques formulées par Sperber et Boyer » (p. 19). Pourtant, en même temps que Julien Bonhomme nous invite à découvrir les relations sociales en jeu, il nous livre de nombreuses notations symboliques. Mais il accorde plus d’attention aux premières, qui le préoccupent davantage. Il admet que l’union des deux sexes dans l’acte sexuel, la dialectique de la vie et de la mort, l’opposition entre les ancêtres bénéfiques et les sorciers maléfiques sont évoquées à diverses reprises sous des figures changeantes, comme s’il fallait convaincre les néophytes de l’importance primordiale de certains thèmes qui sont visualisés, donnés en oppositions complémentaires. Que celles-ci composent « une matrice » est évident ; il n’est pas certain par contre que l’analyse de cette matrice soit épuisée en constatant « une véritable logique relationnelle » s’exprimant par de « multiples interactions rituelles ».

13Le jeu rituel oppose visiblement les banzi détenteurs supposés d’un savoir caché » et d’un « secret » aux femmes et aux non-initiés, les anciens et les néophytes ; ces oppositions s’enracinent assurément dans la vie sociale. Mais n’est-ce pas adopter une nouvelle forme de fonctionnalisme et amoindrir la signification des symboles manipulés que de les réduire à des interactions, sous prétexte que le degré de compréhension des rites varie sensiblement d’un candidat à l’autre? L’absence de curiosité des novices est certes surprenante ; certains avouent que le bwete n’est qu’un « truc ». S’en tenir à ces déclarations qui renvoient à un signifiant flottant, c’est oublier l’existence de la mémoire collective et la leçon majeure que nous administre Julien Bonhomme lui-même, à savoir que l’initiation qui fait le banzi n’est que le premier degré d’un long processus initiatique conduisant certains, mais pas tous, à l’état de nganga. Celui-ci est thérapeute et devin pour lutter à armes égales contre l’ennemi numéro un de la structure sociale, le sorcier. Le couple sorcier/anti-sorcier domine la scène religieuse des Bantous ; le savoir de ces anti-sorciers par excellence que sont les nganga est, en partie au moins, secret car ils sont soupçonnés, pour être efficaces, de plonger dans la sorcellerie qu’ils combattent. Julien Bonhomme le constate chez les Gabonais : « Si le bwete est une lutte permanente contre la sorcellerie, le nganga est toutefois étonnamment proche du sorcier » (p. 154). Cette accusation pèse même parfois sur le bwete tout entier (p. 159). Sans doute le rituel est-il fait essentiellement de gestes. Mais il n’y a pas de raison de privilégier la « dynamique d’actions » sur les « croyances » qui se formulent par des paroles changeantes. Une note en bas de page semble en contradiction avec l’auteur lui-même : « Il ne faudrait donc pas croire que la perspective symbolique soit uniquement celle de l’observateur anthropologue ; tandis que les acteurs seraient condamnés à tout prendre au premier degré » (p. 159). Très souvent le rituel est éclairé par des bribes de commentaire ; mis bout à bout ils forment alors ce que Claude Lévi-Strauss appelle une mythologie implicite. Mais Julien Bonhomme se méfie de ces commentaires « dont on ignore le plus souvent s’ils font partie de la société ou ne sont qu’une élaboration secondaire largement factice » (p. 115). En l’occurrence, les renseignements que l’auteur nous donne ne sont pas des élaborations secondaires : ils sont pris dans le réseau rituel lui-même : ils appartiennent donc à la société ellemême, et sont irrécusables à ce titre. Je propose de les éclairer davantage en faisant appel aux significations que les sociétés voisines leur donnent. Car un rituel assurément ne correspond pas à une théologie rigide, le symbolisme varie d’une ethnie à l’autre ; s’il échappe le plus souvent à la conscience des banzi, sommesnous certains qu’il en va de même des nganga, réticents à confier leur savoir, source évidente de pouvoir? La longue initiation de ces derniers, certes, n’échappe pas à la loi universelle du changement. Il est vain aussi de chercher dans les variations du rituel ou de la mythologie (implicite ou explicite) une version authentique. Si limité qu’il soit, le savoir des nganga diffère de celui des simples croyants, fiers avant tout d’être distincts des femmes, ces non-initiées.

14Dans le système religieux occidental, l’évêque est l’héritier d’une longue tradition théologique et philosophique, ce qui n’est pas le cas du nganga africain. Aussi bien devons-nous tenir compte de ce qui sépare celui-ci des théologiens, et tout particulièrement de sa spécialisation thérapeutique (au sens le plus large). Les nganga ne sont pas des philosophes. Mais n’est-ce pas cette distance qui hante certains d’entre eux, et notamment les prophètes fang? Ne tentent-ils pas d’abolir cette distance vertigineuse en se présentant parfois comme des évêques devant les Européens, dans le vain espoir qu’ils les prennent au sérieux? Après tout, ne professent-ils pas une religion universaliste, eux qui admettent aussi bien les femmes que les hommes, quelle que soit leur ethnie?

15André Mary s’interroge sur le statut de « signifiant flottant » attribué parfois au « savoir » transmis par l’initiation. Il n’ignore rien de ses liaisons avec le pouvoir, énoncées déjà à juste titre par Jean Jamin dans son Essai sur la fonction sociale du secret (1977) ; mais André Mary reconnaît l’existence d’une matière symbolique collective, « jeu explicite d’associations soumis au principe de la contiguïté ou de la ressemblance » (Mary 1999 : 343). Cependant je ne suivrai pas ce brillant analyste lorsqu’il succombe à la « séduction de l’archétype jungien ou éliadien » bien que son commentaire du symbolisme du bwiti fang soit des plus intéressants (Ibid. : 344).

16L’infortune commande de manière aléatoire l’initiation au bwete misoko et non plus seulement l’acquisition automatique de la virilité comme cela était le cas dans le rite de passage ancien, initialement masculin. Le besoin de détecter un sorcier, auteur d’un malheur dans sa famille, rend compte de la transformation thérapeutique et religieuse d’un rite de puberté. La continuité historique du bwete misoko et du rite de passage qui l’a précédé est d’ailleurs attestée par les photographies prises par Julien Bonhomme : la plupart d’entre elles montrent l’initiation de très jeunes adolescents. La négation systématique par les Blancs (et par la puissance coloniale) de l’existence de l’envoûtement sorcellaire a provoqué en maintes régions de l’Afrique centrale l’apparition de sociétés fermées dont la fonction était de combattre la sorcellerie, même quand elles détruisaient les fétiches traditionnels, soupçonnés contradictoirement d’être les agents du crime. Le déni de la sorcellerie passait – et passe toujours – pour démontrer l’aveuglement des Blancs, incapables, aux yeux de nombreux Africains, de déchiffrer l’invisible des rapports humains. Qui s’étonnera de voir les Africains confondre la sorcellerie et le diable? Les missionnaires ne le leur ont-ils pas enseigné?

17La sorcellerie, ou son équivalent, se rencontre dans toutes les religions, y compris dans la nôtre, qui a cessé de brûler ceux que l’Inquisition considérait comme sorciers. Pour les Gabonais qui pratiquent le bwete misoko, c’est d’abord un problème relationnel : c’est toujours un proche parent qui est le sorcier responsable du malheur. Et c’est la vision provoquée par l’eboga qui permet, si l’on ose dire, d’y voir clair. À vrai dire, dans le bwete misoko cet état d’hallucination entraîne des visions très spécifiques soutenues par le son obsédant de l’arc musical. Julien Bonhomme résume leur contenu. Il n’y a pas de scénario invariable, mais l’auteur aperçoit certaines constances, qui constituent un stéréotype. Le futur banzi voit sa propre image déformée (gorille, Pygmée, vieillard) ; des scènes de la vie quotidienne alternent avec les manigances des sorciers. Le candidat détecte des objets maléfiques. Le voyage initiatique comporte aussi la rencontre de personnages bénéfiques (Pygmées, Blancs…). Le sorcier est finalement en position de proie et le néophyte change alors de posture. Exhorté par l’assistance, devenu un personnage actif de son propre théâtre, il se bat contre les sorciers, présumés appartenir à sa famille. Les initiés qui dirigent la scène, la commentent alors par ces termes : « Il a bien tapé le serpent » (p. 46). La cérémonie dure toute une nuit. On donne de temps en temps au néophyte de faibles quantités d’eboga, on le secoue lorsqu’il manque de tomber en catalepsie, on ne cesse de le questionner sur ses visions. Le néophyte déclare généralement qu’il va mieux après son initiation.

18Si l’on en croit les informateurs d’Otto Gollnhofer, décrivant vraisemblablement le bwete ndua, ces visions ressemblent davantage aux désordres de l’univers que Jérôme Bosch a peints. Les néophytes « voient des animaux dont les organes extérieurs peuvent être déformés […], ou des organes d’animaux d’espèces différentes ou de végétaux ; ces animaux peuvent parler par l’anus, produire du feu ou émettre des fumées par la bouche, lancer des éclairs par les yeux, marcher dans le vide, se disloquer et se reconstituer en d’autres bêtes à corps mi-poisson mi-crabe, par exemple, ou perdre leur chair jusqu’à se réduire à l’état de squelette. Ce qui frappe les néophytes, c’est aussi les multiples transformations et déformations (mikuku) que subissent, avec une très grande rapidité, les éléments de la perception. C’est ainsi qu’une poule peut pondre un énorme rocher, le crabe un serpent, lequel se transforme à son tour en un autre être ou un objet, etc. » (Gollnhofer 1974 : 63-64). La plupart de ces êtres ou objets posent la question « Que viens-tu faire ici? » À quoi le néophyte répond : « Je cherche le bwete ». Otto Gollnhofer attire l’attention sur le point culminant de la vision : au moment où le récipiendaire dialogue avec les ancêtres, le soleil et la lune, ceux-ci répondent : « le Bwete, c’est nous » (Ibid. : 66). Dans cette « voie », la vision des ancêtres et des astres est décisive : ceux qui rapportent ces paroles aux anciens sont admis dans l’Ordre (Ibid.). Ils deviennent « mères des banzi » ; ils sont désormais habilités à initier d’autres néophytes, à surveiller le dosage de l’eboga. Il n’est pas question ici d’un second degré initiatique qui accorderait au banzi le grade de nganga. Otto Gollnhofer se borne à écrire que les initiés approfondiront leur connaissance « au fil des ans » (Ibid. : 31), ce qui ne peut être vrai que de quelques esprit curieux.

19Les visions survenues dans le cadre du bwiti fang sous l’effet de la même drogue, recueillies par James Fernandez, sont tantôt ordinaires tantôt extraordinaires. Elles font apparaître quelquefois le fantôme du père ou de la mère, apparemment pas les ancêtres plus éloignés (Fernandez 1982 : 478-480). L’un des candidats a mangé l’eboga à plusieurs reprises, en vain : « il ne vit rien » (Ibid.: 477). La vision n° 6 met en scène divers personnages dans un paysage fantastique. Le néophyte arrive à une rivière où il voit trois femmes pêchant des ossements ; il nage et aperçoit sur l’autre rive trois rivières : la première est argentée, la seconde dorée, la troisième rouge. Au centre de la scène, il voit son père (peutêtre son parrain initiatique) qui lui dit : « Eh bien, voyons où tu es arrivé grâce au pouvoir de l’eboga ». Le candidat passe entre ses jambes et parvient à une route faite d’or qui devient de plus en plus large. Arrivé à un carrefour, la poule qui avait été sacrifiée pour lui lorsqu’il avait commencé à manger de l’eboga est vivante. Plus loin, un homme éclaire une croix. Il le reconnaît. Il poursuit la route jusqu’à une maison de verre au sommet d’une montagne. À l’intérieur se tient son frère. Tel un secrétaire, il était en train d’écrire son histoire et son nom initiatique ; deux hommes habillés de blanc se tiennent à chaque bout d’une table. C’est alors que son père d’eboga (le parrain) l’appelle car il ne doit pas aller plus loin (Ibid. : 48).

20La vision n° 8 rapportée par Fernandez est basée sur ces changements d’état qu’évoquait Otto Gollnhofer : le candidat est un homme jeune, un chrétien qui ne trouvait pas de vérité à la religion qu’il avait embrassée. Son « père » apparaît sous la forme d’un oiseau et lui donne son nom d’eboga, ce qui lui permet de voler au-dessus d’une barrière de fer qu’il ne parvenait pas à franchir ; il suit l’oiseau, qui de noir devient blanc, en commençant par le plumage de la queue. Ils arrivent à une rivière couleur de sang au milieu de laquelle se tient un grand serpent bleu, noir et rouge. L’animal ferme la bouche, qu’il tenait grande ouverte ; ainsi ils peuvent franchir la rivière et arriver sur l’autre rive sur laquelle se tient une foule habillée de blanc. Ils parviennent à une autre rivière, également blanche ; ils la traversent grâce à une chaîne géante en or. Ils arrivent enfin auprès d’un homme dont les cheveux sont relevés pour former un couvre-chef d’évêque, et en s’approchant de lui le candidat aperçoit une étoile sur sa poitrine ; s’approchant davantage il découvre que c’est le cœur de l’homme qui bat (Ibid. : 481).

21Reprenons le fil de la description de Julien Bonhomme. Voilà donc le banzi engagé dans la voie de la guérison, dans la voie qui mènera certains de ses congénères à être des devins et guérisseurs accomplis. Le second degré initiatique dans le bwete misoko est l’acquisition du titre de nganga-a misoko. Il a lieu après l’accomplissement de deux rites qui ont visiblement pour but de préparer à cet état. Il en est ainsi du rite edika qui « est conçu comme l’acquisition d’un véritable auxiliaire spirituel qui alerte son propriétaire en cas d’agressions sorcières » (p. 71). Il consiste en un sacrifice de coq assimilé à une personne ; jadis un être humain était sacrifié en tant qu’« auxiliaire de la parole du bwete » (p. 69). Ensuite, deux officiants préparent le paquet protecteur rituel composé des restes de l’animal sacrifié et d’autres viandes ; ces éléments sont enfermés dans des feuilles de bananier que l’on ficelle à l’aide d’une corde qui symbolise le python mbomo (on le retrouvera comme élément majeur dans le bwete comme dans diverses cosmogonies bantoues) ; dans cette opération, on procède de dos c’est « une façon de se soustraire à l’action des sorciers » (p. 70).

22Le second rite est encore plus éloquent. Il met en jeu le silure motoba. Le banzi s’y soumet après la confection du paquet ficelé qui fait appel au python. Le candidat avale divers ingrédients « pour qu’il [le poisson] glisse bien dans la gorge du banzi et circule bien dans son organisme afin de lui envoyer des signaux corporels ». Le silure, qu’il absorbe tout vivant, véhicule en effet la parole divinatoire.

23Avec l’intervention du python et du silure, le banzi est devenu un nganga. La seconde partie de l’ouvrage de Julien Bonhomme est consacrée à l’exercice de la séance divinatoire qu’il est désormais capable d’assumer. Elle se déroule durant une longue veillée. « Une nuit de danses effrénées était en effet nécessaire aux devins pour réactiver leurs pouvoirs et se mettre en relation avec les esprits mikuku qui inspirent leurs révélations » (p. 89). Julien Bonhomme énumère les symboles qui entrent en jeu dans cette danse qui mime la copulation ; la torche enflammée brandie par les nganga représente le pénis, comme la queue de genette qui pend entre leurs jambes ; la grosse torche posée au sol « représente le sexe féminin ouvert » ; le saut brusque des danseurs symbolise l’éjaculation et leur essoufflement « correspond à la fécondation ; l’insémination du sperme est l’insufflation d’un esprit » (pp. 139-140). « La veillée rituelle évoque également l’accouchement et la naissance. Les appels de la corne getsika tout au long de la cérémonie annoncent la rupture de la poche des eaux et la naissance imminente d’un enfant […]. La plupart des significations rituelles associées aux mabundi [voir plus loin] connotent la naissance des jumeaux, comble de la fécondité » (p. 140). Si la vie est évoquée, la mort (les ancêtres dont dépend la fécondité et que réjouit une veillée bien conduite) n’est pas oubliée. Pas plus que les Pygmées, valorisés rituellement : ils sont censés avoir montré aux Noirs les plantes de la forêt qui guérissent et l’arbuste dont on extrait l’eboga.

24Libre à l’auteur d’estimer dans sa propre interprétation anthropologique que ces thèmes, comme ceux qui sont évoqués lors de l’initiation du banzi, sont des « relations abstraites » (p. 19). Certes la reproduction qui est le thème essentiel du symbolisme du bwete n’est « pas un discours très original » (p. 139) : cependant, il reflète fidèlement une partie importante des préoccupations de l’ensemble des habitants de la planète, quel que soit leur degré de sophistication liturgique ou philosophique. Elles sont partagées par le Vatican qui, bien qu’il n’ait pas le même avis sur la chair, rejoint le souci des Africains de multiplier notre espèce, que celle-ci soit à l’image de Dieu ou des ancêtres…

25Examinons le problème général posé par la sorcellerie, que les fidèles du bwete misoko placent au premier plan du rituel avec la sexualité, objet même de l’œuvre de Freud comme de Darwin. J’ai tenté de montrer dans La Transe et ses entours que la sorcellerie constitue souvent la face négative, l’envers nocturne du chamanisme, dont les nganga esquissent en Afrique bantoue la face positive en combattant la sorcellerie (De Heusch 2006). Cette attitude positive se manifeste par la quasi-transe qui s’exprime dans la danse effrénée des nganga, qui ravive leurs pouvoirs d’écoute lors des séances divinatoires du bwete misoko. C’est le moment d’interroger le statut du voyage mystique que les banzi entreprennent de l’autre côté du miroir, lors de leur initiation.

26André Mary a raison d’engager la discussion : il estime que l’état dans lequel plongent les candidats banzi lors de la consommation de l’eboga a souvent été assimilé à tort à une transe de possession. J’ai exprimé à plusieurs reprises les raisons qui me font penser que la possession et le chamanisme, dont la plus haute expression commune est la transe, relèvent de deux idéologies inverses : tout sépare le voyage du chaman qui va vers les dieux, de l’état de possession qui est toujours identificatoire. En effet, un dieu s’empare du corps et de l’esprit du possédé qui, en principe, cesse d’être lui-même. Le chamanisme et la possession sont certes capables de constituer un même système de pensée (tout en restant deux phénomènes distincts) ou de se mélanger en constituant deux étapes successives du même parcours ; dans le dernier cas s’instaure un état intermédiaire, qu’illustre la mystique chrétienne ou musulmane dont je me suis risqué à examiner le statut anthropologique. Dans la mystique proprement dite (celle de saint Jean de la Croix ou de sainte Thérèse d’Avila) la démarche, ascensionnelle, chamanique dans un premier temps, est couronnée par une possession de l’âme par Dieu.

27La possession est réalisée, de manière distincte du bwete chez les Mitsogo, par les femmes initiées au culte obunda (Mary 1999 : 407 et 412). André Mary épouse la thèse de Gilbert Rouget : il réserve la notion d’extase (silencieuse, contrairement à l’agitation de la transe de possession) à la mystique chrétienne, pratique individuelle qui ne s’accompagne jamais de la frénésie de la danse comme dans la possession ; l’attitude du corps est elle-même silencieuse lorsque Dieu s’empare brusquement de l’âme dans la mystique chrétienne. Faisant un pas de plus, André Mary incorpore dans la même catégorie mystique l’extase des novices du bwete après l’absorption de l’eboga. Il y a lieu cependant de distinguer la situation extatique des mystiques espagnols du XVIe siècle et l’extase des banzi gabonais. Celle-ci s’apparente plus directement encore au chamanisme pur et simple, qui est intimement lié dans la plupart des cas connus (et d’une manière ou de l’autre, principalement lors de l’initiation à l’état magico-religieux de chaman) à la consommation d’une drogue hallucinogène, ce qui n’est pas le cas, bien entendu, de l’expérience mystique occidentale. Parmi les figures signalées par Julien Bonhomme, on retiendra particulièrement le thème du combat avec le sorcier, qui révèle amplement le caractère chamanistique de la vision propre au banzi dans le bwete misoko. Il arrive souvent que le chaman sibérien, paradigme de cette catégorie magico-religieuse, ait à lutter contre l’esprit malveillant, auquel il tente d’arracher l’âme de son patient. Ce parallèle avec le chamanisme sibérien n’est pas fortuit car, lors des rites ultérieurs (edika et l’absorption du génie silure), le banzi qui désire progresser dans la voie du nganga se voit nanti de deux protecteurs spirituels obtenus par un sacrifice ; le premier de ces protecteurs de la parole divinatoire est une « personne » à part entière. On ne manquera pas de souligner la ressemblance avec l’esprit auxiliaire (généralement un animal) qui aide le chaman sibérien lors de sa quête dans l’au-delà. De caractère chamanique est d’ailleurs la « danse effrénée » que le nganga-a misoko exécute lorsqu’il apparaît comme contre-sorcier confirmé. À chaque étape de son parcours initiatique il reste conscient, capable de formuler son voyage, tel saint Jean de la Croix qui recherche un contact direct avec Dieu, au prix d’un combat contre les démons. À l’inverse du possédé (qui se trouve dans un état intellectuel complètement passif quand bien même il s’exprimerait par la danse), l’initié (banzi) est capable de formuler son expérience après coup, par le souvenir, tel un chaman. Ce caractère commun rapproche de la vision provoquée par l’eboga et la vision mystique ; il situe les deux phénomènes à bonne distance de la possession (comme l’avait bien vu André Mary) en les rapprochant l’un et l’autre, mais différemment, de l’idéologie du chamanisme : un chamanisme sans transe dans les deux cas.

28Examinons le rôle de la musique dans l’ensemble de ces états. On sait que Gilbert Rouget, dans sa thèse magistrale sur la transe, a établi que le possédé était musiqué, tandis que le chaman était musiquant (1980). Or le candidat mbanzi est guidé par « les mélodies obsédantes » de l’arc musical qui sont censées guider son voyage dans l’au-delà (p. 38). Si je comprends bien ce passage descriptif, le banzi est musiqué, alors qu’on s’attendrait à le trouver musiquant, le chemin qu’il emprunte sous l’effet de la plante hallucinogène étant une voie chamanistique. Il faut sans doute tenir compte ici du caractère de fragilité dans lequel le banzi se trouve encore dans son combat contre le sorcier présumé ; Julien Bonhomme insiste sur son « extrême vulnérabilité » (p. 45). Il ne faut pas oublier que le banzi, loin de guérir les autres en tant que magicien confirmé, cherche à se guérir du mal dont un sorcier l’a accablé. Les néophytes avouent généralement l’amélioration de leur état après le combat initiatique « tout en reconnaissant que les tourments qui les ont conduits à manger l’eboga n’ont pas disparu pour autant » (p. 47). Julien Bonhomme conclut : « L’initiation est l’occasion unique d’une autoconsultation » (p. 49). Cette singularité du culte bwete est remarquable et exceptionnelle : elle n’abolit d’ailleurs pas l’intervention ultérieure du nganga en tant que thérapeute des autres, comme nous allons le voir.

29Dans diverses circonstances, la corne getsika appelle les esprits et chacun des initiés « pousse à tour de rôle un long murmure interrompu d’un coup de glotte » (p. 61). L’officiant lance un appel aux ancêtres pour venir au secours des participants au culte, le temps de la veillée dans le temple. Au milieu de la nuit, « le rythme effréné des tambours » salue l’entrée au mbandja des initiés, qui viennent s’asseoir sur le banc qui leur est destiné à l’intérieur (p. 64). Nous avons vu que les femmes sont admises à l’initiation dans quelques confréries du bwete misoko. Dans ce cas, certaines d’entre elles, habillées et maquillées, assistent les nganga à titre de mabundi. Ils et elles sont « métamorphosés en véritables esprits mikuku ». On remarquera que le statut de ceux-ci est mal défini. Julien Bonhomme nous éclaire très brièvement sur le statut particulier des femmes qui ont l’honneur de participer activement à cette scène. Les mabundi sont membres du nyembe, association féminine qui groupe toutes les jeunes filles ; elle est largement répandue dans le sud gabonais. Sa caractéristique essentielle est d’être basée sur la vision, comme le bwete ; à cet égard, elle diffère de la société féminine obunda qui pratique la possession (p. 184 ). Un mythe nous apprend aussi que la première femme à porter ce titre était l’épouse du nganga qui avait accompli le rite edika en brousse (p. 74). Il nous enseigne que c’est elle l’objet du sacrifice originel ; les initiés ont mangé sa chair. La tradition orale rapporte que la force du rituel était détenue jadis par les femmes ; un jour, les hommes leur ont ravie. Ce thème est fréquent en Afrique noire. Il est à la fois une explication phallique de la supériorité affichée des hommes et l’aveu implicite que celle-ci appartient aux femmes, le sexe qui détient seul le privilège exorbitant de mettre au monde l’espèce entière. Julien Bonhomme consacre d’ailleurs un chapitre entier à l’appropriation rituelle par les hommes du pouvoir des femmes. Le mythe d’origine du bwete justifie la présence des femmes dans quelques sectes misoko, avec un rôle mineur : elles restent exclues cependant du secret qui entoure le sacrifice de la première mabundi, leur aînée mythique. Julien Bonhomme dévoile l’ambivalence du sexe féminin. Le poteau central du temple du bwete est orné d’une peinture de la vulve ; elle « expose à la vue de tous des menstruations polluantes » (p. 181). Mais, « tout se passe comme si nganga et mabundi constituaient les deux moitiés complémentaires du bwete » (p. 185). Les mabundi jouissent cependant d’une certaine indépendance : elles constituent « un sous-groupe initiatique féminin séparé des nganga » (p. 188). Julien Bonhomme nous informe qu’il s’agit sans doute d’une innovation récente.

30Ce serait faire fausse route que d’identifier purement et simplement ces nganga et madundi, qui dansent ainsi parés lors des veillées, à des esprits ancestraux et de considérer leur danse comme une forme de possession. Après les différentes étapes de l’initiation, les nganga se manifestent en tant que chamans anti-sorciers lucides. Les ancêtres bienfaisants réveillent en eux, même s’ils ne sont pas en transe, la parole divinatoire que le génie silure leur a donnée pour que leur personnalité transformée soit capable de combattre la sorcellerie. Ces acteurs participent d’ailleurs à la musique, si l’on croit cette indication relative aux mabandi, qui accompagnent les nganga : elles brandissent un hochet pendant la danse. Les nganga et leurs compagnes sont donc bien des chamans musiquants. Le lendemain matin ils officieront comme devins, ils recevront leurs clients à titre privé. Ils diagnostiqueront leur maladie ou formuleront des prédictions. Il soigneront aussi les malades.

31Julien Bonhomme estime que cette consultation divinatoire et thérapeutique apparaît finalement comme une performance « rusée et bien calibrée » (p. 97). C’est là un jugement de valeur que l’on acceptera ou non. Je soupçonne qu’il est inspiré à l’auteur par sa propre conception anthropologique qui vise à réduire tout rituel à un aspect du pouvoir, assumé au nom du secret du savoir. Ce point de vue passe sous silence l’aspect cosmogonique. Variable d’une ethnie à l’autre, celui-ci comporte néanmoins des constantes régionales que je tenterai de définir ; les nganga partagent sans doute ces croyances avec d’autres confrères du monde bantou. Fort attentif au moindre geste, Julien Bonhomme ne commente guère les figures qui ornent le temple. Il se borne à rappeler que celui-ci est censé figurer abstraitement le corps humain (p. 132). Il évoque cependant à quelques reprises une figure majeure des systèmes symboliques bantous, le python, qui intervient dans l’initiation des nganga dans le bwete misoko.

32Consultons Otto Gollnhofer et Roger Sillans pour en savoir plus (1984). Rappelons que leur description du bwete concerne les Mitsogo proprement dits, et que ces observations datent des années 1960. Les initiés représentent volontiers le soleil et la lune, surmontés de l’arc-en-ciel, au fond du temple. Or Otto Gollnhofer considère la vision du soleil et de la lune, avec celle des ancêtres, comme le moment important du rite d’initiation, ce qui ne semble pas le cas des récipiendaires du bwete misoko (voir p. 173). Sillans et Gollnhofer nous disent que le disque solaire, tracé en rouge, connote le ciel, la vie, tandis que le signe de la lune, tracé en blanc, représente la nuit et la mort. Mais ces astres représentent aussi les deux sexes ; l’homme est symbolisé par le soleil, la femme par la lune. L’attribution respective du blanc et du rouge au couple soleil/lune est confirmée par Julien Bonhomme dans le bwete misoko (p. 131). Il ajoute que ces couleurs sont associées deux à deux, mais jamais rouge versus noir. On trouve aussi dans la description de Otto Gollnhofer des « motifs géométriques aux couleurs alternées représentant le sang de l’homme vivant (rouge) et mort (noir), et le sperme (blanc) » (Gollnhofer 1974 : 20). La dualité des sexes se prolonge dans le banc latéral gauche, réservé aux hommes accomplis que sont les initiés (banzi), et le côté gauche (femelle) aux néophytes tant qu’ils n’ont pas eu la vision requise (Ibid.). Le poteau central est orné d’une statuette d’ancêtre ou d’une figure géométrique ; parfois torsadée, elle semble évoquer un serpent ; elle n’est pas commentée par Otto Gollnhofer (Ibid. : fig. 13, 14 et 16).

33Julien Bonhomme est plus prolixe dans sa présentation du rituel. Le python est aussi avec le léopard et l’aigle un emblème du pouvoir, en tant que « prédateurs redoutables et incontestés dans leur niche écologique » (p. 155). Mais le python (mbomo) est plus qu’un emblème. Le dieu python (Mbumba) est symbolisé métaphoriquement par la corde qui lie le fétiche protecteur dans l’edika (p. 70). Son nom même garantit la protection du génie Mbumba ; celui-ci est évoqué aussi à la page 95 où il est qualifié de « serpent invisible » : il bloque cette fois sous la forme d’un ver le foie du patient, indiquant que le fantôme d’un parent décédé bloque la « machine économique ». Mbumba est donc en cause dans tous les cas d’infortune où la prospérité est menacée. À la page 99, à propos du symbolisme de la corde, il est question de soigner un malade « pris par Mbumba » ; le nganga doit effectuer la « coupure de la corde ». La photographie qui illustre cette procédure montre une « malade ligotée par le Mbumba ». La veille les initiés ont fabriqué un fétiche portant ce nom et figurant un serpent. Son corps « se présente sous la forme d’une corde de liane d’une dizaine de mètres à l’extrémité de laquelle se trouve sa tête sous la forme d’un petit paquet de pagne noir » (Ibid.) ; il renferme entre autres l’écaille et la dent d’un python. Le paquet noir est « maquillé de kaolin rouge et surmonté d’une plume de perroquet » (Ibid.). L’expression « kaolin rouge » est peut-être due à une erreur de traduction ; en effet le kaolin est généralement le produit d’une terre argilosablonneuse de couleur blanche. L’auteur lui-même ne nous apprend-il pas que le noir et le rouge ne sont jamais associés (voir p. 173)? En fait le rouge se trouve effectivement dans cette représentation du python Mbumba, mais sous la forme d’une plume de perroquet fichée dans la tête noire du serpent ; or celle-ci est toujours rouge comme la langue : elle signifie le sang, c’est-à-dire la vie, comme la parole humaine (p. 131). Si notre hypothèse concernant le kaolin blanc est exacte Mbumba se trouverait doté au Gabon des trois couleurs fondamentales d’Afrique noire : le blanc, le noir et le rouge. Cela est confirmé par un rite rapporté par Otto Gollnhofer qui atteste la toute puissance de Mbumba : les trois couleurs sont présentes ensemble lors de l’initiation du banzi. Après avoir subi une mort symbolique, il renaît à une nouvelle existence dès qu’il a eu la vision requise par les Mitsogo. Alors, il est amené hors du temple au pied d’un piquet. Trois traits, respectivement rouge, noir et blanc, sont tracés au sol : ils symbolisent le python et aussi le cordon ombilical du candidat. Il ne reste plus à l’initiateur qu’à « couper » le cordon ombilical de son candidat, en effectuant symboliquement cette opération sur ces traits colorés (Gollnhofer 1974 : 13). Risquons l’hypothèse que les trois couleurs fondamentales représentent ici, lorsqu’elles sont données ensemble, comme c’est le cas chez les Mitsogo, la totalité des morts et des vivants.

34La corde obéit à la même dialectique dans le bwete misoko : « Au cours de la veillée, le malade est fermement ligoté des épaules à la taille tandis que l’on chante “nous nous renforçons par des liens serrés” et “le python (mbomo) s’est déroulé” » (p. 99). Julien Bonhomme explique en partie ces métaphores ambiguës : en coupant à l’aide d’une machette la corde libère le malade « de l’emprise maléfique du Mbumba ». Mais, d’autre part, les officiants construisent un autre python, de sexe opposé à celui du patient, et le déroulement de l’animal « revient à marier ensemble les deux serpents ». Ce commentaire qui met en scène deux Mbumba, nous éclaire sur la nature bisexuée du génie.

35Julien Bonhomme nous fournit une explication sociologique, ingénieuse mais insuffisante du rite : « Le serpent conjoint constitue donc une sorte de leurre ou d’appât qui détourne le mbumba maléfique de sa victime pour attirer dans le traquenard des nganga qui les guettent machette en main. Une coupure de corde revient finalement à construire un piège pour attirer dans le visible une entité invisible » (p. 100). En fait les deux sexes de Mbumba (la corde et le python invisible) symbolisent une fois de plus une copulation. Dans le raisonnement de Julien Bonhomme, la corde est « l’adjuvant visible opérant véritablement comme un charme à l’égard du véritable destinataire invisible » (Ibid.). Mais n’est-ce pas traiter trop cavalièrement Mbumba, être éminemment ambivalent? L’hostie serait-elle Dieu ou simplement un charme pour les chrétiens? Et Mbumba, le Diable? Considérer comme un « leurre » le rite du bwete, c’est introduire dans l’histoire des religions deux poids et deux mesures selon qu’on a affaire au polythéisme ou au monothéisme ; c’est oublier qu’on a affaire, à tort ou à raison, dans les deux cas à une croyance. Personnellement, je ne crois pas plus que la corde soit l’image du génie Python qu’au dogme de la transsubstantiation. Mais je crois que d’autres croient en l’existence de Dieu ou de Mbumba, et qu’ils croient les uns et les autres en la sorcellerie. La seule différence notable c’est que les fidèles du bwete croient en l’efficacité magique du nganga et les chrétiens au pouvoir de la prière et des sacrements, moyen commode de distinguer la magie de la religion. Croire que « tout le monde sait que cette corde a été fabriquée par les nganga qui ne peuvent donc prétendre combattre ce qu’ils viennent eux-mêmes de confectionner », comme Julien Bonhomme le laisse entendre (p. 100), c’est ignorer que les catholiques pratiquants savent pertinemment bien que l’hostie est fabriquée avec de la farine travaillée par un boulanger spécialisé, et qu’ils la mangent cependant précautionneusement car pour eux, elle est le corps même de Jésus-Christ. Qu’on me permette d’évoquer ici un souvenir : les religieuses pétrissaient la pâte du Seigneur dans la cuisine de leur mission au Congo (alors belge) ; en m’avançant vers elles, je leur dis innocemment, croyant leur faire plaisir : « Ça sent bon vos gâteaux, mes sœurs ! » Elles me répondirent sèchement : « Ce sont des hosties, monsieur… »

36Au Gabon, de nos jours encore, un serpent mythique se cache sous la corde « qui tient la vie et ses multiples harmoniques (le cordon ombilical, la corde qui descend le cadavre dans la tombe, les fils de la toile de l’araignée céleste, l’arc-en-ciel s’élevant sur l’océan originel ou sur l’eau du déluge, les cordes de la harpe, etc. ». Ces figures sont, chez les Fang, la base de l’imaginaire prophétique dans le bwiti (Mary 1999 : 161). André Mary conclut son enquête sur le bricolage des dieux du bwiti par ces mots : les innovations introduites par les prophètes « paraissent relever d’un jeu de variantes minimales à partir d’une matrice qui n’est pas remise en cause » (Ibid.).

37Il y a peu d’indications sur Mbumba dans le livre de Julien Bonhomme ; seule l’ethnographie comparée révèle les variations de l’ambivalence de cette créature étrange sur une vaste aire culturelle. Ce génie dominait la scène mythique jadis plus au sud, chez les Yombe du Bas-Congo où il présidait au début du xxe siècle les rites féminins qui assurent la fertilité de la femme ; il présidait aussi aux rites de passage des hommes. Il est le Python arc-en-ciel. Un mythe yombe montre que Mbumba quitta un jour son trou d’eau pour le Ciel. Là-haut, Nzazi la Foudre l’accueillit favorablement ; il voulut lui confier la garde du village qu’ils avaient construit ensemble. Mais Mbumba refusa et regagna Terre où il s’établit dans les eaux. Après un incident de pêche qui l’opposa aux femmes, il regagna le Ciel au moment où Nzazi l’avait quitté pour tuer six hommes sur terre. Puis Nzazi, le maître du Ciel, rejoignit son domaine. Mbumba reconnut le pouvoir de Nzazi. Celui-ci était violent. Alors Mbumba revint sur Terre et rencontra son ami Mpulu Bunzi qui le réconcilia avec Nzazi. Mpulu Bunzi quitta Mbumba un jour de pluie. Il s’enfonça dans les profondeurs de l’eau, où il se querella avec le Python arc-en-ciel et le décapita (De Heusch 1972 : 57 sq.).

38Il est aisé de montrer que ce mythe symbolise le combat de la saison des pluies (Pulu Bunzi) et de la saison sèche (Mbumba) par l’intermédiaire de la Foudre (Nzazi) maître du Ciel, qui fait des ravages sur Terre (De Heusch 1972). Mbumba fait des allées et venues de la Terre au Ciel, tel l’arc-en-ciel ; il est médiateur entre ces deux mondes, comme dans les rites de passage.

39Examinons plus attentivement la partie occidentale de l’Afrique centrale où le génie Python arc-en-ciel portait le nom de Mbumba jusqu’à une époque récente. Nous avons déjà aperçu ce génie dans le bwete au Gabon. On se souviendra qu’un silure doit être avalé tout cru par le candidat nganga au moment de l’edika, et que cet épisode prélude à l’intervention de Mbumba le Python. Or, un épisode du mythe yombe doit être rapproché du rite gabonais. Aux yeux des femmes, Mbumba apparaît associé au silure lors d’une partie de pêche. Elles avaient asséché le trou d’eau où il avait cherché refuge, vraisemblablement durant la saison sèche car c’est à cette époque que les eaux sont basses. Les femmes prennent Mbumba pour un gros silure rouge et il attaque les femmes qui tentent de l’assommer : il mord le doigt de l’une d’entre elles et la sœur de celle-ci s’évanouit. Il ne les tue cependant pas et remonte au ciel où il plaide la cause d’un esclave malmené du génie Foudre (Ibid. : 57-58). Ce génie est secourable aussi au Gabon malgré le fait qu’il arrive et qu’il « prenne » le foie d’un patient ; il ne ressemble donc nullement aux sorciers avec qui les nganga ont habituellement affaire. Il faut remarquer aussi que Mbumba, le génie Python arc-en-ciel yombe est la figure mythique centrale du rituel initiatique religieux que constitue le khimba. On peut légitimement le comparer au bwete misoko des Gabonais : il initiait les jeunes gens des deux sexes (mais les garçons étaient les plus nombreux) lorsque la sorcellerie prenait des proportions alarmantes dans toute une région (De Heusch 2000 : 259-260). Les candidats subissaient une mort symbolique et ressuscitaient le lendemain. Ceux-ci, entièrement rasés, étaient assimilés à des silures glabres. La statue en bois du génie Python arc-en-ciel appelée Mbumba, représentant deux personnages adossés au sommet d’une espèce de sceptre, était présentée lors du rite de sortie de la maison du khimba. Elle connotait la dualité de l’arc-en-ciel, dont l’extrémité supérieure s’élançait dans le ciel, et l’extrémité inférieure restait enracinée dans la terre. La statue était passée sur le corps des initiés qui juraient de garder le secret. Nous avons déjà noté que Mbumba était un être double dans le bwete misoko.

40Le khimba est la réplique du grand rituel initiatique kimpasi kongo, qui connaissait diverses variantes au sud des Yombe. Là encore, le silure entrait en jeu. Les candidats, qui subissaient une mort symbolique, devaient mimer l’avalement de ce poisson lors du retour à la vie. Les organisateurs étaient au bord d’un petit étang et ils y creusaient un fossé cruciforme, alimenté par un barrage. Ils écopaient ensuite le fossé. À l’intersection de la croix, ils aménageaient un petit bassin d’une profondeur de trente centimètres où ils lâchaient des silures vivants, capturés précédemment et percés d’une aiguille. On invitait les candidats agenouillés à prendre un silure par l’aiguille, comme s’ils étaient à la pêche. L’initiateur leur enfonçait la tête du poisson dans la bouche. Ils le recrachaient ensuite et prononçaient le grand serment du secret initiatique. En les rasant soigneusement ils étaient identifiés à des silures (Ibid. : 168-170). Les mœurs de ce poisson, capable de survivre dans les eaux boueuses en fait un signe particulièrement apte à signifier le changement, qu’il s’agisse des saisons ou des hommes.

41Dans un conte kongo, l’héroïne Nkenge rencontre dans l’eau un ban de silures qui lui révèlent le chemin à suivre pour rencontrer les esprits de l’eau (nkita). Cette tradition littéraire et le rite vécu dans le kimpasi (considéré comme « la mort-nkita ») nous apprennent que le silure est un terme médiateur entre les esprits de l’eau protecteurs et les hommes exposés à toutes sortes de maux (Ibid.: 99). Nkenge, image de l’initiée malheureuse, rencontre au lieu des nkita de dangereux sorciers après avoir rencontré des poissons (Ibid. : chap. XIII).

42Si l’initiation kimpasi était une institution supralignagère, comme le khimba yombe ou le bwete misoko gabonais, l’acquisition des fonctions thérapeutiques s’exerçait le plus souvent dans un cadre lignager chez les Kongo ; la vision de l’audelà qui prépare certains banzi à devenir nganga dans le bwete misoko était remplacée chez les Kongo par la quête chamanique des esprits nkita sous la houlette du nganga nkita ; en transe, les postulants à différents offices religieux lignagers se jetaient dans l’eau à la recherche de ces lointains ancêtres devenus des créatures aquatiques ; ils les capturaient sous forme de petites pierres (Ibid. : 181). D’autres nganga étaient choisis chez les Kongo septentrionaux en provoquant des troubles mentaux spécifiques, que nous pouvons interpréter comme une transe qui prélude à l’exercice de leur travail (Ibid. : 195). Mais d’une manière générale, le rôle de Mbumba était très effacé chez les Kongo.

43Chez les Yombe, en revanche, Mbumba présidait aux rites ; il était le génie médiateur dans plusieurs rites de passage en tant que symbole évident de l’alternance des saisons. Les Mpangu (division des Kongo) évoquaient mystérieusement « le puissant Mbumba » lorsqu’ils actionnaient leurs fétiches (nkisi) ; VanWing écrit à ce sujet : « Il semble que le nom de Mbumba serve ici de titre honorifique pour tous les esprits qui habitent ces nkisi » (in Ibid. : 259). On retrouve cet usage chez les Mitsogo : dans le bwete, décrit par Otto Gollnhofer, des fétiches particuliers sont dénommés Mbumba ; il s’agit des préparations rituelles contenues dans une étoffe noire qui détient « une charge bénéfique et prophylactique » (Gollnhofer 1974 : 24). Dans le bwete misoko, observé par Julien Bonhomme, les adeptes font de la corde qui enserre le fétiche majeur de l’initiation le symbole même de Mbumba en tant que python. Il arrive aussi qu’ils appellent mbumba a bwete le puissant fétiche que possède chaque père initiateur : il est « disposé dans une corbeille surmontée d’une statuette de bois ou d’une coiffe de plumes (et) contient le crâne d’un de ses parents » (p. 191). Les Kongo septentrionaux tiennent Mbumba comme responsable de la formation du fœtus, tandis que les Yombe faisaient du même génie serpentin le responsable des rites de puberté des jeunes filles, au seuil du mariage ; mais le gonflement du ventre (caricature de la grossesse) était le châtiment de ceux que Mbumba poursuivait de sa vindicte (De Heusch 2000 : 262). Tout se passe donc comme si dans cette région la figure du Python arc-en-ciel avait éclaté dans des domaines symboliques connexes, faisant fonctionner à plein rendement les métaphores suggérant qu’il est la source de la vie et de la mort.

44Chez les Vili, qui jadis appartenaient au royaume du Loango situé au nord du royaume de Kongo et des chefferies yombe, on retrouve la croyance selon laquelle Mbumba contrôlait les grossesses et infligeait une enflure générale à ceux qui avaient enfreint ses interdits. Mais nous apprenons aussi qu’il était l’une des divinités les plus importantes et qu’il était un esprit double : Mbuma si («de la terre ») protège contre l’action de la sorcellerie, Mbum masi (« de l’eau ») accorde la fécondité aux femmes. Mais, affirme Hagenbucher, « ce sont deux modalités d’une seule et même entité originelle » (in Ibid. : 263). Selon le même auteur, Mbumba ne peut être invoqué que par une catégorie particulière de nganga, dont l’auxiliaire rituel est le python. Selon Dunia Hersak, la dualité de Mbumba, identifié à l’arc-en-ciel, était exprimée en termes sexuels ophidiens : il se compose d’un dangereux serpent mâle (nlimba-) qui provoque le tonnerre et d’un serpent femelle bienveillant (nduma) qui prévient la pluie et les inondations.

45Les missionnaires ont imposé le nom de Nzambi pour désigner l’Être suprême dans cette aire culturelle. Mais les Yombe ont gardé le souvenir de la dualité originelle en distinguant un Nzambi du Ciel d’un Nzambi de la Terre ; or un témoignage ancien du Père Bitremieux déclare expressément que Mbumba est la Terre (Ibid. : 265). Il est infiniment probable qu’autrefois, avant l’influence des missionnaires chrétiens, cette dualité était celle de Mbumba et Bunzi, que le mythe cosmogonique yombe évoquant l’alternance des saisons présente clairement comme les Maîtres respectifs de la Terre et du Ciel (connu ici sous le nom de Mpulu Bunzi). La figure dédoublée du dieu suprême se retrouve dans la tradition fang, Nzame est le Dieu d’en haut et le Dieu d’en bas (Mary 1999 : 195).

46Ce dualisme est toujours présent dans la cosmologie des Kuba, au centre de la République démocratique du Congo. On y retrouve Mbumba (sous la forme Mboom) associé à Ngaan dans un mythe d’origine. D’abord étroitement unis, ils se séparèrent après une querelle : Ngaan établit sa demeure dans les eaux terrestres et Mboom partit pour le Ciel. Pour se venger, Ngaan inventa les animaux nuisibles ; son culte a disparu, mais le peuple a gardé une vénération irraisonnée pour les serpents, crocodiles et tortues, tandis que Mboom introduisit de l’ordre dans les affaires humaines. À la cour des Kuba, le ritualiste principal était jadis tenu d’offrir des offrandes à Ngaan au bord d’une rivière ou d’un lac. Il est probable aussi que le double du roi, le Muyum, qui éloigné de la cour régnait sur un seul village, était le représentant de Ngaan (De Heusch 1982 : 348).

47Si les personnages sont différents, la structure de ce mythe kuba est la même que celle du mythe yombe qui voit se quereller et se séparer Mbumba et Bunzi. Les Vili transforment la dualité que dessinent ces deux héros, en un serpent mâle, allié de la foudre, et un serpent femelle qui empêche la pluie de tomber (De Heusch 1972 : 155). Dans cet ancien royaume (le Loango), Bunzi change de sexe : devenue femme et divinité prestigieuse éclipsant Mbumba, elle était responsable de la fécondité (et notamment de la pluie) ; son grand prêtre, vivant dans un royaume étranger, était séparé du roi sacré bien qu’il fût à l’origine de la dynastie du Loango ; le principal ministre était au Loango le Mamboma, maître de l’arc-en-ciel ; la forme animale de ce génie était le python et, à ce titre, il était censé protéger le royaume entier (Ibid. : 268).

48Mbumba est devenu Bumba en Haïti, dans le vodou, religion populaire importée d’Afrique par la tragique traite des esclaves. Le vodou se divise en deux rituels, rada et petro. Le premier, originaire de l’ancien royaume de Dahomey, est d’inspiration fon. Le second est d’origine bantoue ; il plonge dans la magie noire et blanche. Bumba protège une reconstruction bricolée de l’ancien royaume de Kongo dans le sanctuaire de Nansoukry. L’escouade Bumba fait aussi partie du rituel petro, introduit probablement à partir du port négrier du Loango, aux mains des Français (De Heusch 2000 : chap. XII).

49Le python est généralement associé dans la cosmogonie yombe aux eaux terrestres et il combat la pluie, ou plus exactement l’abus des eaux célestes (les Yombe, que l’on retrouve dans l’ancien royaume de Loango, se situent près de l’équateur, où les pluies sont quasi constantes) ; inversement, il facilite la pluie dans les régions où elle se fait plus rare, comme chez les Venda d’Afrique australe. Le python, maître des eaux terrestres et célestes, est alors distinct de l’arc-en-ciel. Il appartient à l’univers bantou commun. Les langues bantoues couvrent un territoire très étendu. La source de ce vaste groupe, dont la relative unité linguistique est remarquable, se trouve quelque part le long de la frontière actuelle séparant le Nigeria du Cameroun. On trouve peut-être un fragment du mythe commun – perdu en général – aux deux extrémités du domaine bantou, chez les Kuba d’Afrique centrale d’une part, chez les Venda d’Afrique australe d’autre part. Il est question dans le mythe d’origine d’un formidable python créateur du monde : associé aux ténèbres et aux eaux originelles, il est appelé Mboom par les Kuba qui l’associent étroitement à Ngaan avant la querelle qui dissout cette unité primordiale. Cet Être originel est parfois conçu par les Kuba comme un couple de jumeaux siamois. Mboom est, dans un autre mythe kuba, un énorme personnage blanc qui vomit d’abord neuf animaux et une quantité d’hommes ; l’aigrette à son tour vomit tous les autres oiseaux sauf le milan ; le crocodile (animal par excellence de Ngaan) vomit toutes les créatures serpentines, le petit oiseau yo (non identifié) vomit les autres poissons, le scarabée, tous les insectes et, la chèvre toutes les bêtes à cornes. Les fils de Mboom participèrent à cet effort créateur : le premier vomit les fourmis blanches et mourut de cet effort, elles l’ensevelirent ; le second vomit une plante, origine de tous les végétaux ; le troisième ne réussit qu’à vomir le milan. Alors l’animal Foudre se mit à faire des dégâts sur Terre et Mboom le chassa au Ciel, mais il fut autorisé à revenir de temps en temps sur Terre. C’est ainsi qu’il frappa le palmier raphia et les hommes purent récupérer le feu céleste à partir de l’amadou (De Heusch 1972 : 156-157).

50Le mythe d’origine venda est malheureusement connu sous une forme elliptique. Toute la création était contenue dans le ventre du python qui vomit neuf créatures ; elles sortirent de l’eau et parcoururent la terre plongée dans les ténèbres. Elles laissèrent leurs empreintes sur les rochers alors humides et mous. Dans des circonstances que nous ignorons, ils devinrent des esprits célestes : le soleil, la lune et les sept planètes (sic). Le soleil et sa sœur lune furent les premiers souverains ; ils donnèrent naissance à des jumeaux qui se marièrent et devinrent les ancêtres incestueux de l’humanité (De Heusch 1982 : 307). Les différences des deux récits appartiennent évidemment à deux traditions divergentes. Mais la distance s’amoindrit si l’on envisage d’autres mythes kuba. Woot, l’ancêtre de la dynastie est le fils de Mboom ; il est aussi le soleil, tandis que sa sœur incestueuse Mweej est la lune. En fait le couple Woot/Mweel est la réplique de Mboom/Ngaan. On comprend mieux la hantise du corps gémellaire du roi sacré des Kuba, qui réunit à la cour tous les jumeaux. La gémellité (symbole de la reproduction triomphante) domine la construction politique des Kuba : les principaux dignitaires sont symboliquement les jumeaux du souverain. On notera aussi que Woot comme Mboom eut neuf fils et laissa son empreinte sur le sol avant de disparaître avec le soleil vers l’ouest (De Heusch 1972 : chap. III et IV).

51Tous les peuples bantous n’ont évidemment pas suivi le même chemin dans leur immense dispersion en Afrique centrale et australe. Les uns ont pénétré dans la grande forêt et entretiennent des rapports pragmatiques et rituels avec leurs premiers habitants, les chasseurs Pygmées. Ceux-ci ont laissé des traces dans les mythes. C’est le cas du mythe d’origine de l’eboga chez les Fang du Gabon. Le bwiti aurait été initialement la propriété d’une femme Pygmée (Mary 1999 : 271-272). Un Pygmée est intimement associé à la royauté sacrée des Kuba et des Rwanda (De Heusch 1972 : 12-122 ; 1982 : 161-162). D’autres peuples ont contourné la forêt, ou après l’avoir traversée se sont trouvés dans la savane méridionale qui s’étend jusqu’au cap de Bonne-Espérance. Certains d’entre eux ont fondé des royaumes, soit à l’est dans la région montagneuse des Grand-Lacs, soit dans la savane méridionale, aux abords de la grande forêt, ou encore en Afrique australe. Les courants historiques les plus divers les parcourent avant la colonisation. Les linguistes ont pu reconstituer la langue proto-bantoue initiale, mais il est probable que le monde bantou élabora bientôt plusieurs systèmes de pensée qui se sont eux-mêmes transformés, mélangés, pour former une histoire que j’appellerais volontiers tiède, si l’on reprend une métaphore thermodynamique chère à Claude Lévi-Strauss. Le système rituel axé sur la personnalité mythique de Mbumba nous laisse entrevoir une vaste aire culturelle atlantique englobant la partie occidentale des ethnies matrilinéaires et comprenant les anciens royaumes de Kongo et de Loango ; le centre de gravité de ce système semble être les chefferies yombe ; le chef des guerriers originaires de l’une d’entre elles imposa sa dynastie au royaume de Kongo. Je ne me hasarderai pas ici à faire le périlleux exercice d’entreprendre la détection des autres aires cultuelles de l’immense groupe linguistique bantou.

* * *

52Le livre de Julien Bonhomme m’a permis de résumer des spéculations antérieures, dont je ne me dissimule pas le caractère problématique étant donné les incertitudes voire le silence des sources. Julien Bonhomme n’aborde évidemment pas ce cadre historique complémentaire. Ces réflexions n’ont d’autre but que d’attirer l’attention sur l’importance de sa contribution à l’ethnographie bantoue. Elles me fournissent aussi l’occasion de plaider en faveur de la réconciliation de l’anthropologie et de l’histoire par les moyens de l’ethnologie comparée classique, dont la tâche est loin d’être épuisée. Elle me semble toujours indispensable pour réveiller de la torpeur qui semble envahir l’étude de l’imaginaire africain. Pour être ouvert au syncrétisme, cet imaginaire n’en a pas moins su conserver, sous les coups de butoir des religions monothéistes – comme tous les systèmes de pensée –, le parfum âcre de ses symboles fondamentaux, tantôt bénéfiques, tantôt maléfiques.

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POUR CITER CE DOCUMENT

Référence papier

Luc de Heusch« Considérations sur le symbolisme des religions bantoues »L’Homme, 184 | 2007, 167-189.

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