102Je rappellerai ici que les ignames africaines ont été très tôt transportées sur le continent américain, comme l’atteste le nom de baptême Dioscorea cayenensis donné par Lamarck à cette espèce africaine, qu’il décrit en 1789 sur un échantillon provenant de Cayenne. On sait que ces espèces de l’Ancien monde ont été introduites pour servir de nourriture pendant la traversée de l’Atlantique par les navires négriers (Coursey 1976 : 72, Carney & Rosomoff 2009).
La patate douce (Ipomoea batatas (L.) Lam., Convolvulaceae)
103Le 3 avril 1493 « un an après qu’il en était parti », Christophe Colomb présente à la cour « les merveilles » qu’il a rapportées des Indes :
104On trouve dans le Journal du premier voyage de Christophe Colomb, à la date du dimanche 4 novembre 1492, une courte phrase mystérieuse, que H. Burkill avait remarquée (1938 : 92) : « Les terres sont très fertiles, elles donnent quantités de mames, sortes de carottes qui ont le goût de la châtaigne » (p. 163, éd. Estorach & Lequenne, 2002). Le nom employé est indéniablement lié aux Dioscorea (ce qui est le sujet de l’article de Burkill), mais eu égard à la date, la plante ne peut être que la patate douce Ipomoea batatas, terme (batata) qui n’est pas utilisé dans le journal.
105A. de Candolle est le premier à réunir les témoignages historiques pour étayer l’hypothèse de l’origine américaine de cette plante et reconstituer ses voyages (1883 : 42-46). La patate douce est donc une plante américaine, remarquée et appréciée par les Européens dès leur contact avec le Nouveau Monde, aux Antilles et au Brésil.
106Gonçalo Fernández de Oviedo y Valde (1478-1557), qui décrit les îles de la Caraïbes (en particulier Hispaniola), où il réside à partir de 1514, publie en 1526 un abrégé de ses observations, Sumario de la natural historia de las Indias, dans lequel il décrit les lianes alimentaires, ajes (des ignames) et batatas, qui ont des tubercules [maçorcas] souterrains comme « les navets ou les carottes » : « los ajes tiran a un color como entre morado azul y las batatas mas pardas : y assadas son excente y cordial fruta assi los ajes como las batatas : pero las batatas son mejores. » (xlii)
- 30 La publication de l’œuvre entière ne sera pas achevée du vivant de Oviedo y Valde.
- 31 [les feuilles] « se mangent bouillues, rosties, en potage, en conserve : et de quelque sorte qu’on (...)
107En 1535 est publiée une partie de l’œuvre entière, la Historia general y natural de las Indias, islas y tierra firme del mar océano30, qui est traduite en français en 1555, traduction que j’utilise ici. Oviedo consacre un chapitre aux batatas, « une sorte de plante… qui est de grande nourriture, & la plus exquise d’entre leurs viandes » (chapitre IIII, F° 106 R°/V°) : il la compare aux ignames (Ajes), « meilleures neantmoins de goust & saveur », et dont on consomme aussi les feuilles31. Il conclut son chapitre en précisant que les Batatas peuvent être transportées sur les navires jusqu’en Espagne, pour des brefs voyages, et que lui-même en a ramené d’Hispaniola à Avila :
- 32 Quando la batatas estan bien curadas se llevan hasta España muchas vezes/quando los navios aciertan (...)
« quand les Batatas sont bien acoustrees, elles se portent quelques fois iusques en Espagne, quand les navires ont l’adresse de faire brief voyage : si est ce que souvent elles se perdent & corrompent par la mer. De ma part i’en ay porté de ceste cité de santo Domingo de l’isle Espagnole, iusques en la cité de Avila. Et encore qu’elles n’arriverent telles qu’elles estoient pardeça, elles furent neantmoins estimees pour fruict singulier. »32 (1555 : F° 106 V°).
108C’est à partir de là que la patate douce va être transportée en Afrique centrale (Figure 28).
La patate douce en Afrique
109D’Espagne où elle se répand largement vers le sud, les navigateurs en chargent dans leurs navires comme provisions de voyage et dispersèrent la patate douce sur leurs routes vers l’Afrique et les Indes (cf. Schnell 1957, Blench 1998). Je donnerai trois témoignages de la présence de la patate douce sur les côtes africaines. En effet, les patates douces sont présentes dans tous les récits du xviie siècle, sous des noms variables (batates, battata, batatas, batatasses, Batasen en flamand, voire Pattasen et même patacte !).
110Le capitaine de navire Pieter de Marees (P. D. M.) séjourne en 1601 sur la côte de l’Or en Guinée :
« Du Batate. Les Batates sont ung petit plus roussattes mais de facon sont ils semblables a l’Iinamos & de goust aussi a la chastaigne. Ces deux fruicts cy sont icy fort abondans, on les mange la pluspart rostis ou auecq de la chair bouillis en lieu de naveaux ou chervis. » (P.D.M. 1605 : 68)
111Jean-François de Rome (1649), qui est au Kongo de 1645 à 1648 :
« la meilleure [racine] est, la Patacte, qu’ils cuisent sur la braize, ou dans l’eau ; elle a le goust de chastaigne, encor la trouve-ie plus savoureuse, i’en ay veu en quelques cartiers d’Espagne, où ils en font grand estat » (1649 : 112)
112Ce qui témoigne aussi du succès en Espagne de la patate douce venue d’Hispaniola, et également en Afrique centrale.
- 33 I Portoghesi chiamano BATTATA una sorte du Rape proprie di cotesto, e le radici, à guisa di Gramign (...)
- 34 Piantano di più alcune sorti di radici, che dicono, Batatas, e cotte à rosto, si gusta da chi li ma (...)
113Plus tard, le père capucin Cavazzi réside au Congo de 1654 à 1668 ; il décrit ainsi la patate douce dans son récit de 1687 : les Portugais nomment Battata une sorte de rave qui leur est propre, avec des racines comme du chiendent. Elle produit en abondance, les tubercules sont rouges, tortueux, qui grossissent jusqu’à dépasser le bras d’un homme. La peau est de la couleur d’une orange mûre. On les cuit sous la braise ; d’un goût médiocre les familles s’en servent cependant quotidiennement (traduction résumée libre)33 (Figure 29). En 1692 encore, le père Merolla apprécie au Kongo les Batatas, qui « rôties, plaisent à qui les mange, avec la saveur de châtaignes grillées. »34
En Afrique centrale
114En dépit de sa longue présence sur les côtes du bassin congolais, il semble que la patate douce diffusa vers l’intérieur mais n’y rencontra pas un réel succès, car elle ne prend pas d’importance en zone forestière. Elle y reste une nourriture d’appoint, qui pousse assez librement autour des maisons dans les villages, et assez peu dans les essarts. Son importance alimentaire est très secondaire, ou saisonnière.
115Au Gabon, l’abbé Walker rapporte (1952 : 282) :
« Bien que connue dans tout le Gabon, la Patate douce y est en somme très peu cultivée. Là où on la trouve, elle paraît pousser à l’état sauvage et en petite quantité aux abords des cases où elle arrête l’envahissement des mauvaises herbes. On n’en rencontre jamais de vastes champs proprement dits. » … « Les Noirs n’apprécient guère cet aliment. Pour eux, les bases de l’alimentation sont surtout le manioc et les bananes, et dans une moindre mesure, les taros et les ignames. »
116De même en Oubangui forestier, elle est « peu ou pas cultivée chez les Ngbaka » (Thomas 1960 : 25). Mouton & Sillans (1954 : 73) tempèrent cependant : « La patate douce est le type des plantes de semi-culture, non couvertes par la propriété privée. Elle a une grande importance vivrière : tout d’abord c’est la nourriture du pauvre. Ensuite c’est presque le seul féculent de la saison des pluies. ». Au Moyen Congo et au Gabon, Baudon témoigne de la vanité des efforts de l’administration coloniale : « Des essais d’introduction de Patates n’ont donné aucun résultat. En exécution des ordres donnés, les indigènes en ont planté à proximité de tous les villages, mais ils s’en sont désintéressés et n’ont jamais récoltés les tubercules. » (Baudon 1925 : 764)
117Au Gabon, Raponda-Walker & Sillans en comptent de nombreuses variétés dans l’ensemble du pays, avec des tubercules de trois couleurs, rouges, jaunes ou violets. Outre les tubercules, les jeunes feuilles sont appréciées comme épinards (1961 :135).
118Dans la région de la Lobaye en RCA, « toutes les patates douces ont été introduites les unes, depuis fort longtemps, les autres, dont une sélection allemande à tubercule blanc, à la suite de la conquête du Cameroun en 1914-18. » (Mouton & Sillans 1954 : 73). Une autre variété a été introduite par les Français au début du xxe siècle, c’est celle qui domine actuellement (Thomas : 25, citant Tisserant).
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